“André Gide l’inquiéteur”

Justine Legrand

En octobre 2012 a paru le tome II de la biographie d’André Gide écrite par Frank Lestringant. Cette biographie, intitulée André Gide l’inquiéteur, a été publiée par les Éditions Flammarion, dans la collection « Grandes biographies ».

Cet ouvrage, qui compte 1522 pages, retrace la vie de l’auteur de l’année 1919 jusqu’à l’année de sa mort, 1951. Quatre parties, et 20 chapitres, composent cette biographie qui, comme nous allons le voir, propose à de nombreux égards une plongée fouillée dans la vie littéraire et artistique du XXe siècle. En effet, évoquer la vie et l’œuvre de Gide, c’est également prendre le parti de s’intéresser à l’univers qui était le sien : univers fait de littérateurs, ainsi que de rencontres réalisées dans le cadre de ses multiples voyages : rencontres intellectuelles, amicales, sexuelles ou encore politiques.

Celui que l’on surnomme le nomade demeure avant tout un homme de son temps, même s’il incarne aussi l’image d’un visionnaire qui comprit dès ses premières heures toute la puissance de l’écrit.

Si cette biographie est rédigée de manière chronologique, comme nous le verrons, Frank Lestringant offre parfois des retours en arrière devant permettre aux lecteurs de mieux saisir la complexité de certaines positions artistiques et politiques adoptées par André Gide. En nous conviant à cette immersion en terres gidiennes, l’auteur nous invite donc à découvrir l’intime de Gide, tout en prenant la mesure de son rôle dans la société du XXe siècle.

Après la sortie du premier tome (André Gide l’inquiéteur. I, Le Ciel sur la terre ou L’Inquiétude partagée, 1869-1918) il y a un an, Frank Lestringant complète et termine aujourd’hui la biographie d’André Gide, de celui qu’il choisit de qualifier dès son titre d’inquiéteur (reprenant ainsi une des célèbres phrases de Gide : « Inquiéter, tel est mon rôle ») en proposant un second tome : André Gide l’inquiéteur. II, Le Sel sur la terre ou L’Inquiétude assumée, 1919-1951. Cette immersion dans l’œuvre et la vie d’André Gide est un élément nécessaire pour qui souhaite étudier l’écrivain. Précisons dès à présent que ce travail prend une place particulière dans les études critiques gidiennes, et vient combler un manque, puisqu’aucun volume consacré à la seconde moitié de la vie de Gide n’avait encore vu le jour. Pour qui connaît un peu la vie et l’œuvre d’André Gide, la complexité de la nature du message gidien, notamment à travers la place de la sexualité et de l’homosexualité, ainsi que son style à certains égards archaïsant, font qu’il n’est pas facile de témoigner le plus fidèlement de la personnalité de l’œuvre de Gide sans tomber dans les travers d’une certaine forme de moralisme. De ce point de vue, Frank Lestringant a su parfaitement se libérer de toute contingence et de tout jugement formé à la hâte afin d’offrir aux lecteurs l’essence même de l’écrivain, le cœur de l’œuvre avec force détails et loin de toute caricature judéo-chrétienne.

Dans l’ouverture de l’ouvrage, Frank Lestringant aborde ce qu’il appelle l’« œuvre-vêtement » (13-14) et qui s’applique à l’œuvre gidienne. Il s’agit d’une œuvre qui, comme je l’avais démontré dans ma thèse (André Gide : de la perversion au genre sexuel), connaît « une pointe d’exhibitionnisme » définissant, selon l’auteur, à la fois l’œuvre et l’homme. Puis Frank Lestringant revient sur des termes comme la complexité et le scandale, des termes qui sont régulièrement employés à propos de l’auteur et de ses écrits. À propos du scandale, soulignons que c’est André Gide lui-même qui, citant la Bible, utilise ce mot, notamment dans une lettre à Madeleine, son épouse, celle dont il veut faire « un objet de scandale ». Très justement et très judicieusement, Frank Lestringant relève que nous avons besoin de Gide : « Gide est peut-être l’écrivain dont on a le plus besoin en cette aube désolante du XXIe siècle, où s’attardent et s’appesantissent les ténèbres d’un moralisme étroit, allié, comme il se doit, à une monumentale hypocrisie » (16). En effet, comme cela est justement rappelé dans ce livre, André Gide mérite très largement le titre de « contemporain capital » qui lui a été attribué, tant à la fois en raison du message de son œuvre que de la manière dont il autorise la liberté à prendre toute sa place dans la vie de chacun.

La première partie, intitulée « Le “contemporain capital” », compte environ 230 pages et est subdivisée en cinq chapitres. Si cette partie n’est pas la plus abondante, elle nous paraît à certains égards comme la plus essentielle, puisqu’elle vient greffer les élans littéraires et moraux dont Gide va s’emparer pour la suite de son œuvre.

Le premier chapitre, « Les années Lafcadio », s’intéresse particulièrement aux années 1919 et 1920. Dès les premières pages de ce chapitre, nous sommes face un Gide qui se veut futuriste : « J’habite peu ma génération, l’avenir seul m’intéresse. » C’est cependant sur les faits contemporains à l’époque de Gide que Frank Lestringant va se pencher, soulignant la rupture évitée de justesse avec la NRF, et surtout revenant sur de multiples anecdotes et rencontres dont plusieurs ont partie liée avec la pédérastie gidienne. Dans ce chapitre, comme dans le reste de cette biographie, Frank Lestringant mélange l’œuvre publique, la fiction et la vie privée, et revient à de nombreuses reprises sur les liens entretenus par Gide avec ses contemporains tels que Breton ou Soupault.

Néanmoins, c’est une autre relation qui va mobiliser la plume de l’auteur, relation qui se déroule et se déforme sous nos yeux, suivant en cela les aléas de l’Histoire au sens politique du terme : celle de Gide avec Louis Aragon. Cette amitié particulièrement complexe sera présente tout au long de la biographie, à la manière du fil d’Ariane et qu’il ne nous faudrait pas perdre.

Le deuxième chapitre, « Les nuits de Marcel Proust (1921) », et le troisième chapitre, « Bientôt père (1922) » posent la question du rapport de Gide avec l’homosexualité. En effet, dans le deuxième chapitre, Frank Lestringant explique les raisons qui ont creusé la distance prise par les deux hommes, Gide et Proust. Malgré une brève période durant laquelle les deux hommes renouent, souligne Lestringant, ils s’accuseront mutuellement, Gide relevant « dans Sodome et Gomorrhe I une expression malheureuse, Proust ayant parlé de l’homosexualité comme d’une “maladie inguérissable” » (81). Cette prise de position proustienne viendrait infirmer le combat mené par Gide et largement développé dans Corydon. Ainsi, il était évident que Gide ne pourrait cautionner ces dires. Au rang des nombreux malentendus qui ont marqué la vie et l’œuvre de Gide, celle de l’homosexualité apparaît comme la moins tenable, à tel point que par exemple, « pour Massis, il est clair que Gide est un pervers, cela s’entend, et de surcroît un manipulateur » (107), un jugement trop souvent mis en avant au détriment du message de l’œuvre gidienne elle-même. Dans le chapitre III, l’accent porté sur la paternité de Gide s’ouvre avec toujours cette même question de Proust et de l’homosexualité : « Certes chez Gide la peinture de l’homosexualité est à tout prendre moins crue que chez Proust, par exemple dans la première partie de Sodome et Gomorrhe. […] Il entend démontrer qu’homosexualité et virilité ne sont pas incompatibles » (118). Et si pour Lestringant, Si le grain ne meurt demeure « sans doute le plus important et le plus complexe » (120), l’auteur choisit néanmoins dans ce chapitre de poser la question de la paternité notamment au travers de Saül, pièce de théâtre emblématique de la relation père-fils dans l’œuvre de Gide, riche de ses tourments et de non-dits. 

Les chapitres IV et V qui viennent clore cette première partie dressent le portrait d’un écrivain pour lequel le cercle littéraire constitue une véritable seconde famille, une famille complémentaire à celle incarnée par le couple Gide – Madeleine Rondeaux. Soulignons d’ailleurs que, selon Lestringant, on ne peut voir en Madeleine une épouse comme un simple substitut maternel. Il y aurait donc chez Gide deux hommes. La lecture du biographe, soucieux de l’authenticité des faits évoqués, et pour laquelle nous ne pouvons que lui rendre grâce, n’épargne pas au passage d’autres ouvrages comme celui de Sarah Ausseil auquel il fait ce reproche : « Pour gonfler et pimenter son récit, Sarah Ausseil n’hésite pas à bouleverser l’ordre des faits : elle imagine, au mépris de toute vraisemblance, la lecture du courrier le soir » après dîner », une fuite nocturne, la nuit passée à la belle étoile et le retour de Madeleine au petit jour, escortée par les deux fermiers, » la tenant chacun par un bras » ». Ce goût du romanesque critiqué par l’auteur lui sert néanmoins à la fin du chapitre IV, où Gide nous est présenté comme un suicidaire : « Gide, en réalité, désespérait de son suicide – un suicide minutieusement préparé, et qu’il craignait de rater, pour avoir trop attendu » (209). Une véritable mise en scène dont Gide lui-même aurait pu tirer profit, notamment lorsque l’on connaît son goût pour la comédie. Le chapitre V est l’occasion de revenir sur une des œuvres majeures, la plus « serviceable » de Gide : Corydon, qui pourtant a semblé passer inaperçue comme s’en est indigné Gide qui « s’irritait d’un silence qui n’était pas même réprobateur » (215). Plus loin dans ce chapitre, Frank Lestringant emploie une nouvelle fois le terme de « contemporain capital », titre décerné par Rouveyre, mais à propos duquel il paraît surtout « bien fait pour susciter les jalousies et les malentendus » (243). En effet, pour Rouveyre, il s’agit plus du « pouvoir de nuire » que porte Gide que de son rayonnement littéraire. Un nouveau malentendu, peut-être ? Une critique faite à celui qu’il qualifie de « déraciné moral », certainement ! Un pouvoir de nuisance donc pour celui qui propage la parole homosexuelle jusque dans son œuvre de fiction où, dans Les Faux-monnayeurs, « le roman met en scène précisément deux écrivains homosexuels, Édouard, un pédéraste, le double de Gide, et le comte Robert de Passavant, un “inverti” suivant la classification gidienne, dont le modèle principal est Jean Cocteau ». 

La deuxième partie de cette biographie, intitulée « Citoyen du monde », retrace les années 1925 à 1932, et porte l’accent non seulement sur le nomadisme gidien, mais également sur les liens maritaux et amicaux de Gide avec de nombreuses figures clefs de ce XXe siècle.

Le point de départ du chapitre VI sur l’Afrique noire n’est pas l’Afrique, mais en réalité l’amitié : celle avec Valéry, puis celle avec Rivière dont la mort affecta particulièrement Gide. Les voyages au Congo et au Tchad sont l’occasion pour Frank Lestringant d’établir un sous-chapitre sur « La bêtise des blancs », mettant en avant l’amour de Gide pour l’Afrique.

« Le retour d’Afrique (1926-1927) », titre du chapitre VII, est aussi celui de la décevante réception des Faux-monnayeurs, et du lien toujours fort quoique atypique qui unit Gide à Madeleine, un lien appelé « commerce fait de silences autant que de paroles » (356). La mort de Théo Van Rysselberghe ne représente pas une perte seulement pour Gide, mais surtout pour la Petite Dame ; et ce tragique événement est une nouvelle fois l’occasion pour Frank Lestringant de revenir sur la naissance de Catherine Gide. Puis, c’est dans un style se voulant au plus proche du lecteur que l’auteur ose l’interjection « Tiens ! » pour souligner le retour de Rouart dans l’entourage gidien. Et Frank Lestringant de s’arrêter plus loin sur les termes de moralisme et de perversion sans toutefois dépasser la lecture typique du scandale faisant que « le propos de Gide est celui d’un moraliste, soucieux d’étendre l’expérience humaine à tout l’éventail des possibles, sans reculer devant ce que d’autres nommeraient déviance, folie ou perversion ». Mais cette biographie ne se veut pas le lieu de pareil débat, même si la notion de « gidisation » resurgit avec l’évocation de Martin du Gard.

Les chapitres VIII et IX plongent le lecteur au cœur des influences qui ont marqué Gide et son œuvre. Celui que Frank Lestringant désigne, en titre de son huitième chapitre, « l’humaniste », est depuis toujours inspiré par Montaigne : « La lecture quotidienne de Montaigne relève d’abord de l’hygiène mentale » (450). Gide souhaite assumer son désir homosexuel, contrairement à Green qualifié de « homosexuel longtemps honteux et hanté par le péché » (460). Dans le chapitre IX, « De l’écrivain au témoin », c’est un Gide intime sur lequel Frank Lestringant lève le voile, mais un intime au cœur même de l’actualité du littéraire, et plus largement au carrefour du monde.

De ce monde même, le biographe fait le siège de sa troisième partie, « La cause des peuples (1932-1940) », où l’accent est mis sur la complexité que représentent pour Gide les questions de religion et de politique. Ainsi, le premier chapitre de cette partie, « La perte du croyant ou la tentation communiste » et le chapitre suivant, « Le » compagnon de route » » marquent le rapport de Gide au soviétisme des années 1932 et 1933. Toutefois, le rôle du communisme dans la vie et l’œuvre de Gide n’est pas le seul fait politique marquant. Le chapitre XII vient rappeler la force des liens de Gide avec Malraux, de leurs visions politiques du monde, notamment dans le cadre de leur séjour à Berlin en 1934. Puis Frank Lestringant joue le jeu de l’intime en retraçant diverses anecdotes avec Madeleine, ou encore les Drouin. Le Retour d’URSS, et les retouches du Retour sont l’objet du chapitre XIII, « Aller-retour pour l’URSS », où c’est toute la complexité du politique qui est mise en exergue. N’oublions pas que toutes les amitiés n’ont toutefois pas été parfaites, et certaines querelles vont venir entacher les relations de Gide avec quelques proches, comme ce fut le cas avec Herbart (809), ou encore avec d’illustres noms de la littérature comme Aragon ou Céline (816). Nous sommes alors en 1938, et c’est la mort de Madeleine qui conclut ce quatorzième chapitre.

La quatrième et dernière partie, « La vieillesse de Thésée », retrace les dernières années de Gide, de 1939 à 1951. Des six chapitres qui composent cette partie, pas un seul n’échappe à ce regard croisé qui vaut pour l’ensemble du livre, et qui permet à la biographie de conjuguer non seulement toutes les facettes de l’écrivain, mais aussi d’apporter une forme de témoignage de ce qui avait cours à l’époque de Gide. Durant cette période, un des changements majeurs remarqué par Frank Lestringant se trouve dans les propos tenus par Gide qui « à présent, ne recule pas devant les propos qui choquent, ou qui veulent choquer ». À vrai dire, l’obscène était déjà employé sous la plume de Gide dans Si le grain ne meurt, mais d’une manière à provoquer le dégoût du lecteur, un dégoût ressenti par Gide lui-même. Or, dans le contexte actuel, Gide prend le parti de dire ce qui est, et met en avant le « naturel », et non le vulgaire. C’est à peu près à cette même époque que paraît le Journal, une publication « qui désola ou révolta plus d’un ami, laissa Gide insatisfait » (867). Malgré tout, le grand œuvre de Gide est là ! Ces années sont aussi les années Giono et Sartre, des années d’amitié avec l’un et parfois de défiance avec l’autre. Des années permettant à l’auteur de briser une « légende », comme il le dit, et où l’on peut découvrir que Gide ne vit désormais « plus de ses rentes, mais de ses droits d’auteur » (905). 

Les chapitres XVI et XVII sont des chapitres consacrés essentiellement à la guerre, à Hitler, et au retour retardé de Gide quittant la Tunisie, avec au milieu le fantasme de Frank Lestringant de voir Gide à Los Angeles. 

« L’apothéose », comme la qualifie l’auteur en titre du dix-huitième chapitre, dure deux années (mai 1945 à décembre 1947), et voit la consécration de Gide dont le retour après six années d’absence « fut publié à la une des journaux ». Consécration donc, pour celui qui connut l’adaptation au cinéma d’un de ses récits, La Symphonie pastorale, et fut « invité à Oxford pour y être reçu docteur honoris causa » (1133), avant de recevoir le 13 novembre 1947 le prix Nobel de littérature.

Mais la consécration ne peut rien contre le temps qui passe, et c’est un Gide fatigué qui nous est présenté dans l’avant-dernier chapitre intitulé « Les Adieux ». Cette fin de vie est l’occasion de revenir sur l’une des grandes passions gidiennes : la musique, et plus particulièrement le piano et Chopin. Selon Frank Lestringant, « Gide n’éprouvait aucune peur de la mort » (1184), un point de vue que tous les lecteurs ne partageront peut-être pas, notamment si l’on songe à ses angoisses d’enfant, et à sa quête de jeunesse perpétuelle. Quoi qu’il en soit, quels que soient les points de vue, si la matière corporelle est une chose avec laquelle l’écrivain prend ses distances, soulignons que l’intellect lui demeure essentiel, ce dont témoignent ses Entretiens avec Jean Amrouche. 

Le dernier chapitre, « L’échappatoire », qui vient clore cette biographie, est également celui de la fin de vie d’André Gide qui s’éteint le 19 février 1951 au Vaneau. S’en suivent quelques anecdotes sur la mort de Gide, et son enterrement… puis l’avant-dernier paragraphe, « Gide vivant », vient rappeler que malgré la disparition physique, Gide demeure toujours parmi nous, car « certes l’écrivain ne faisait pas l’unanimité, mais c’était là justement le secret de son universalité » (1275).

Au travers de cette biographie, Frank Lestringant a souhaité faire preuve du plus large angle d’approche possible, ne se limitant jamais à de simples anecdotes, et ne dissociant pas l’être des lettres. Il arrive cependant que certains détails puissent perdre parfois le lecteur, notamment lorsque le jeu des dates fait osciller le temps présent et le passé. S’il en est pour qui Gide n’apparaît plus à divers moments que comme une occasion de dire, d’écrire — pensons par exemple au passage détaillant l’état d’esprit de Schiffrin aux USA — ce sont aussi ces précisions qui font la grande richesse de cette biographie. En effet, plus qu’un regard naïf sur Gide, sa vie et son œuvre, Frank Lestringant va au cœur du cercle littéraire, intellectuel, politique et intime de l’univers gidien.