Le métier d'archiver
La Fondation Catherine Gide a confié à l'éditrice et plasticienne Juliette Solvès la patiente et exigeante mission de relire, corriger et préciser le répertoire de ses archives photographiques. Elle conclut aujourd'hui ce travail par un petit texte.
Mon vœu d’adolescente était de devenir archéologue, psychiatre ou archiviste. Je m’aperçus un peu plus tard qu’il s’agissait de trois facettes d’une seule et même activité : fouiller (dans) le passé. Si j’échouais au concours d’archiviste-paléographe, j’eus cette grande chance de voir tout de même les archives venir jusqu’à moi.
Alain Batifoulier, scénographe de théâtre et d’expositions, m’offrit le premier de classer et d’ordonner les documents liés à ses projets. Puis l’édition me conduisit à l’exploration des archives de l’université de Vincennes (ancêtre de celle de Saint-Denis) puis celles de France Culture. Mon travail actuel me permet de naviguer dans le fonds sans fond de l’artiste Maurice Denis, qui garda tout ce qu’il était possible de garder. Ses descendants firent de même, au risque d’être étouffés par la tâche d’inventaire que cela représente.
Un peu avant, j’avais « rencontré » André Gide, par le biais de Catherine Gide, sa fille, et Peter Schnyder. La fondation créée par eux pour promouvoir l’œuvre de l’écrivain n’avait pas, à l’origine, vocation à diffuser un fonds photographique qui semblait secondaire ; seuls les documents manuscrits auraient dû retenir son attention. Je loue ici la clairvoyance des archivistes Maud Chatin et David Naegel qui ont rapidement décelé la richesse de cet ensemble et su défendre celui-ci auprès de Catherine Gide ; grâce à eux, elle a décidé de le conserver et, disent-ils, a pris un immense plaisir à le classer à leurs côtés.
Cinq mille photos, ce n’est pas rien. Cinq mille photos que les archivistes ont patiemment indexées et rangées en trente-six dossiers[1]. Cinq mille photos qu’à mon tour j’ai attentivement regardées depuis plusieurs mois, et parmi lesquelles je chemine depuis plusieurs années.
C’est un fonds émouvant par son aspect privé, intime : au même titre que la correspondance entre André Gide et Maria Van Rysselberghe où nous nous retrouvons quelquefois au cœur d’histoires très personnelles, il contient principalement des témoignages de vie comme ceux que nous nous fabriquons tous lors de nos voyages ou de nos réunions de famille. Aujourd’hui, son inventaire étant achevé, il est voué à être entièrement disponible en ligne sur le site web de la fondation. Nous y sommes presque.
Bien sûr, il y a d’abord et avant tout André Gide : Gide en Afrique, Gide à Weimar, Gide en URSS, Gide au Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, Gide à Pontigny, Gide portraituré à tous les âges. Tout ce qui est lié de près ou de loin au contemporain capital se retrouve ici : des photographies familiales en tous genres, allant de ses ancêtres, Juliette Gide en tête, à sa chère femme Madeleine, sa fille Catherine bien entendu, ses amis, écrivains ou non, ses relations. Une masse de documents iconographiques plus ou moins connus, inédits quelquefois. Des images privées et évidemment publiques, officielles, avec une galerie de portraits de l’écrivain réalisés par de grands noms de la photographie et déjà largement diffusés (Laure Albin-Guillot, Henri Martinie, Gisèle Freund, Yvonne Chevalier, André Ostier, Charles Liérens, Frida Riess, etc.). Gide sous toutes les coutures, dirons-nous. Le fonds comporte une quantité non négligeable de ces portraits posés, de studio : par exemple ceux de Philippe Halsman, photographiant Gide bien sûr, mais aussi Pierre Herbart, Élisabeth Van Rysselberghe, sa mère Maria et sa fille Catherine (à deux âges différents, comme son père).
Catherine Gide est, on le sait, issue d’une autre famille, celle des Van Rysselberghe, Théo et Maria, qui amènent avec eux une cohorte d’images liées entre autres à la Belgique, à leurs familles respectives, aux intellectuels et artistes qu’ils ont côtoyés (Émile Verhaeren, Marie Closset, dite Jean Dominique, Augustine de Rothmaler, les couples Madeleine et Octave Maus, Georges et Laure Flé, etc.), puis à leur vie en France à partir de 1899. Images de vacances à Cavalière en 1905 avec l’ami peintre Henri-Edmond Cross, à Jersey en 1907 avec les Copeau et leurs enfants, ou le grand tour d’Italie effectué pendant six mois en 1908-1909 – tout cela réuni dans des albums familiaux. Y apparaît souvent la grande amie de Maria Van Rysselberghe, Aline Mayrisch, rencontrée au tournant du siècle et qui vit au Luxembourg – mais aussi sa fille Andrée, amie d’Élisabeth. Nous croisons régulièrement la famille de Berthe et Georges Weber (cousin d’Émile Mayrisch), à laquelle Maria est très attachée, représentée surtout par les trois sœurs Marie-Anne (qui épousera l’homme de théâtre Jules Delacre), Daisy et Cécile.
Et il y a des surprises : un lot important de portraits de Lucie Delarue-Mardrus, « pour la beauté (et l'esprit) de qui Gide éprouvait une fascination presque… amoureuse », nous dit Claude Martin[2] ; un portrait de Louis II de Bavière, un autre de Camille Corot, ou encore plusieurs images liées à Robert Louis Stevenson, sans que nous sachions à qui les rattacher.
Ce qui se fait jour dans ce fonds, c’est la représentation des femmes, qui en constituent un important chapitre. Car il y a la masse des photographies liées d’abord à la mère de Catherine Gide, Élisabeth Van Rysselberghe (sa volonté de discrétion est de fait anéantie). Comme sa propre mère Maria Van Rysselberghe dont on connaît la personnalité très indépendante, Élisabeth mène une vie qui ne ressemble guère à celle des femmes de son époque : son émancipation se juxtapose à celle plus globale qui se produisit avec la Première Guerre mondiale. Elle trouve sa voie en décidant de suivre des études d’horticulture, bien éloignées de son milieu d’origine, à Swanley, en Angleterre, où elle part peu avant la guerre. De nombreuses photographies documentent ce travail aux champs et à la ferme, qui plus est dans une école d’horticulture spécifique puisqu’elle était exclusivement féminine.
À ses côtés, d’autres jeunes personnes sont visibles : Ethel Whitehorn – bientôt accompagnée d’Enid McLeod – et Marie-Thérèse Franck, qui elles aussi manient la fourche à Swanley. Autant de jeunes filles en fleur qui se rendent régulièrement en villégiature chez les Van Rysselberghe à Saint-Clair (commune du Lavandou, dans le Var) et, plus tard, chez Élisabeth (la Bastide Franco, Le Pin, Les Audides). Leur présence récurrente est la simple manifestation des amitiés d’une vie, comme chacun d’entre nous.
Le dossier consacré à Catherine Gide est lui aussi, logiquement, très copieux : Élisabeth et Maria ont abondamment photographié – pour elles, peut-être/sans doute pour Gide aussi – « l’enfant Catherine », que nous voyons par exemple grandir de sa naissance à ses quinze ans dans trois albums constitués par sa grand-mère. Dossier qui sera mis en ligne dans sa totalité un peu plus tard, faute de temps pour le dépouiller entièrement.
Dans un autre registre, Maria Van Rysselberghe fut une inconditionnelle des décades de Pontigny. Sa présence régulière à l’abbaye autour des Desjardins se reflète dans le fonds et bon nombre de clichés informent sur le groupe d’intellectuels qui se réunissait là-bas. Outre Gide, moins assidu qu’elle, on croise Jacques Copeau, Roger Martin du Gard, Jacques Schiffrin, François Mauriac ou Marcel de Coppet, mais aussi Hope Mirrlees, Jane Harrison, Ramon Fernandez, Jean Fayard, etc.
À côté des portraits de personnes, figurent des portraits de lieux : la villa de Théo Van Rysselberghe à Ixelles, construite par son frère l’architecte Octave Van Rysselberghe[3] ; l’atelier-maison conçue pour Théo toujours par Auguste Perret ; la villa (du bas) de Saint-Clair, remodelée par son frère également ; la villa Robinson du couple Flé, à Ambleteuse, œuvre de l’architecte Louis Bonnier – celle de Gide, la villa Montmorency, reste malheureusement presque invisible du temps où l’écrivain y habitait ; celle des Cross à Saint-Clair ; l’immense domaine des Weber à Dommeldange (Luxembourg) ; la maison des Van de Velde à Weimar ; sans oublier le célèbre Vaneau.
La collection pourrait bien enfin intéresser les ethnologues : un ensemble de photographies inédites des voyages de Gide en Algérie en 1893-1895 témoigne incontestablement de cette partie de l’Afrique à cette époque. D’autant plus qu’elles furent très probablement prises par l’écrivain lui-même. Le 1er février 1894, Gide écrivait à sa mère : « Nous sommes en pleines fêtes, ici. Les courses sont très belles, paraît-il, mais le vent est trop fort pour que je puisse y assister. Il est fâcheux que les costumes ne soient pas comme ceux de Tunis ; lors des affluences et des déploiements de richesses, on le regrette. J’ai tiré quelques photographies qui ont épaté le praticien à qui j’avais confié les plaques. Je vous en enverrai probablement d'ici peu quelques-unes. » Plusieurs clichés sont en effet de belles réussites esthétiques.
Loin de l’Afrique, certaines images constituent aussi des sources historiques à la fois précises et précieuses, des ressources iconographiques qui documentent la période. C’est ainsi que l’on peut voir Le Lavandou et ses environs au début du siècle, lorsqu’ils n’étaient pas construits comme aujourd’hui[4] – et la Côte-d’Azur de façon générale ; des vues de Hollande en 1913, montrant des gens en habits traditionnels, des marchés aux fromages, des ports ; ou encore une ribambelle de photographies de villes d’Italie et de leurs monuments, durant le « grand tour » qu’en fit la famille Van Rysselberghe, héritière des voyages d’artistes et d’écrivains des deux siècles précédents dans la péninsule. Si Albert Kahn a volontairement documenté la planète[5], ce fonds peut prétendre y aider à son niveau.
Point n’est besoin d’exagérer son importance. Mais sa richesse de contenu, bien qu’elle ne soit pas absolument évidente, est réelle – je pense par exemple à une photographie d’un tableau de l’artiste Constantin Meunier, dont le musée qui porte son nom ne connaissait pas l’existence. Je vous conterai une autre fois deux histoires liées à certaines images : l’une sur le photographe arménien Alban, l’autre sur le peintre belge Emmanuel Viérin, qui se trouve être l’auteur d’un des très rares portraits de Gide lors de ses premiers séjours en Afrique du Nord (1895).
Il reste encore des identifications à faire, de personne, de date, de localisation. Le hasard des recherches et les enquêtes menées tout exprès nous fourniront peu à peu les solutions. Rien ne remplace leur saveur.
Pour mener à bien cette mission, j’ai posé beaucoup de questions à beaucoup de gens aux quatre coins de France mais aussi du monde ; j’ai ainsi beaucoup voyagé sans quitter mon fauteuil (j’aurais préféré me déplacer mais l’Australie, c’est loin).
J’aimerais ici remercier pour leur aide toutes ces personnes interrogées, qui m’ont répondu la plupart du temps avec enthousiasme et précision : Hélène Baty-Delalande (maîtresse de conférences en littérature française du xxe siècle, France), Roger Benjamin (professeur d’histoire de l’art, université de Sidney, Australie), Jane Block (historienne de l’art, USA), Jennifer Bouiller (Maison Jacques Copeau, France), Saskia Bursens (Archives et Musée de la littérature, Belgique), Bart Coppein (historien du droit, Belgique), Alexandra Dardenay (maîtresse de conférences en histoire de l’art antique et archéologie, France), Patricia De Zwaef (historienne de l’art, Luxembourg), Samuel Dégardin (historien de l’art, auteur et plasticien, France), Davy Depelchin (conservateur du musée Constantin Meunier, Belgique), Charlotte Doyen (musée de la Photographie de Charleroi, Belgique), Jacqueline Duno et Nelly Sanchez (association des amis de Lucie Delarue-Mardrus, France), Ronald Feltkamp (historien de l’art), Nadine Férey-Pfalzgraf (BnF-Bibliothèque de l’Arsenal, France), Oliver Halsman Rosenberg (descendant de Philippe Halsman, USA), Rik Hemmerijckx (conservateur du musée Émile Verhaeren, Belgique), Étienne Jardin (directeur de la recherche et des publications du Palazzetto Bru Zane, Italie), Catherine Lavoie (Archives nationales du Québec, Québec), Christine Le Hesran (chercheuse sur le fonds Frédéric Mégret, France), Vanessa Lecomte (chargée de la collection du Mudam, Luxembourg), Françoise Levie (réalisatrice et productrice de documentaires, Belgique), Valérie Massignon (descendante de Louis Massignon, France), Bertrand Maus de Rolley (descendant d’Octave Maus, Belgique), Olivier Monoyez (Fondation des Treilles, France), Judith Palmer (Poetry Society, Royaume-Uni), Claire Paulhan (éditrice, France), Mélanie Petetin (bibliothèque-musée de la Comédie-Française, France), Nam Pham (Centre des littératures en Suisse romande – Université de Lausanne, Suisse), Massimo Saidel (Institut français de Naples, Italie), Fabienne Stahl (musée départemental Maurice Denis, France), Nicole Tamburini (historienne de l’art, France), Michel Trousson (Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique), Bernard Viérin (descendant d’Emmanuel Viérin, Belgique), Camille Viéville (historienne de l’art, France), Martin White (RLS Club Committee, Royaume-Uni), le FOMU-musée de la photographie d’Anvers (Belgique) et l’association des Amis de Charles-Louis Philippe (France).
[1] Je renvoie à leur texte.
[2] p. X de la préface à la Correspondance générale d'André Gide : 1921-1930 (1984).
[3] Elle m’a valu un petit pèlerinage à Bruxelles très récemment, pour procéder à une comparaison de façades.
[4] Les archivistes me soufflent également à l’oreille que Théo, dans une de ses lettres, se plaignait déjà que la côte était trop construite, voire défigurée. Comme Maurice Denis, qui, à la même époque, pestait contre l’afflux de touristes (dont il faisait tout de même partie) à Perros-Guirec, en Bretagne, où il passait la plupart de ses étés.
[5] À ce sujet je renvoie à cette somme passionnante : Les Archives de la Planète, sous la direction de Valérie Perlès, avec la collaboration de Manon Demurger, Paris, Lienart/Musée départemental Albert-Kahn, 2019.