Rencontre avec Paola Codazzi, chercheuse gidienne

FCG

L’Institut de recherche en langues et littératures européennes (ILLE EA 4363) a crée en 2018 un support de post-doctorant (2018-2020), « André Gide et l’interculturalité ». Ce support a été co-financé par l’Université de Haute-Alsace, le Centre de compétences transfrontalières, NovaTris, de l’UHA, et la Fondation Catherine Gide. Il s’est ajouté à la création d’un groupe de recherche et de valorisation de l’œuvre et de la personnalité d’André Gide et de son temps, “Gide Remix”.
C’est Paola Codazzi, docteure ès lettres avec un doctorat DESE (Doctorat d’études supérieures européennes) sur Gide et l’esprit européen, qui a occupé ce poste. Elle revient pour nous sur son parcours.

Quand as-tu commencé à t’intéresser à Gide ?

Tout a commencé avec Les Caves du Vatican... Un texte que j’ai adoré de la première à la dernière page et qui m’a incitée à écrire un mémoire de Master 2 autour du personnage de l’écrivain dans l’œuvre d’André Gide. J’ai ensuite pris la décision de quitter l’Université de Pavie pour l’Université de Bologne où, pendant trois ans, j’ai eu l’occasion de continuer mes recherches sur Gide dans le cadre du DESE. Avec le même auteur, j’ai abordé un sujet complètement différent. 

Quel était le sujet de ta thèse ?

Ma thèse, élaborée en cotutelle avec l’Université de Haute-Alsace, porte sur le rôle joué par la Grande Guerre dans l’itinéraire idéologique et littéraire de l’écrivain. Plus que le déclenchement des hostilités, c’est leur fin tant souhaitée qui le marque en profondeur : l’effondrement du Vieux Monde — rendu visible par l’impossibilité, la paix venue, de renouer avec la vie d’autrefois — sollicite l’émergence d’un sentiment, d’une émotion, puis d’une idée, jusqu’alors restée inaperçue : celle de l’Europe. Dans mon travail, j’ai interrogé les frontières d’un espace que Gide traverse tout au long de sa vie, et j’ai considéré — avec profit — d’autres intellectuels, proposant dans leur réflexion sur l’Europe le même mélange original de cosmopolitisme et de patriotisme. Ceci m’a permis de comprendre la manière dont sa pensée s’est définie et enrichie au fil du dialogue avec ses contemporains, d’un bout à l’autre du continent. Un aspect qui ne cesse de me fasciner...

Plus précisément, comment s’installe et se prend forme ce dialogue avec ses contemporains ?

J’insiste sur la dimension internationale de mes recherches, car elle caractérise profondément mon travail passé et présent. Depuis quelques mois, j’ai commencé à m’intéresser à la correspondance — d’abord d’un point de vue théorique, ensuite d’un point de vue plus pratique —, grâce aux lectures que j’ai pu faire pour préparer ma communication pour les « Entretiens de la Fondation des Treilles »,qui ont eu lieu début juin. Pourquoi la correspondance ? Plus de trente mille lettres échangées avec deux mille destinataires, répartis un peu partout en Europe... Il y a au moins deux raisons de se pencher sur l’écriture épistolaire gidienne. La première raison tient à son rôle de plaque tournante de la communication, facteur essentiel d’une précoce mise en réseau du continent européen après la fin de la guerre. Ce sont les coulisses de l’action qui se donnent à voir à travers les lettres de Gide, une action qui parfois ne voit jamais le jour : par son caractère transitoire, non définitif, la lettre permet à son auteur de révoquer à tout moment ce qu’il y a affirmé, et de passer outre. La deuxième raison qui incite à revenir aujourd’hui à la correspondance — P. Masson prépare pour 2019 une anthologie dans la collection « Folio » — est qu’elle se fait, pour Gide, un laboratoire où il forge son rôle d’écrivain et d’intellectuel en temps de « crise » (Paul Valéry). En raison de sa valeur historique, culturelle et politique, la lettre contribue de manière décisive à l’élaboration d’une conscience nouvelle, ouverte sur l’avenir. Au même titre que les Mémoires et le Journal — et parfois en concurrence avec ceux-ci —, l’écriture épistolaire permet de formuler un discours sur le présent et le futur du continent, et parallèlement, elle s’affirme comme le lieu où Gide se crée, au lendemain de la guerre, une nouvelle posture, celle d’« Européen », appelée à subir les métamorphoses du temps. 

L’image que Gide veut donner, ou donne, est-elle avant tout celle d’un auteur européen ?

Que Gide aime se construire une image, voire des images d’auteur, et qu’il s’amuse à jouer avec celles-ci, c’est quelque chose que les études gidiennes ont très tôt remarqué. Et que toute « image d’auteur » soit fondamentalement double relève de l’évidence, ainsi que Ruth Amossy — citée par Stéphanie Bertrand dans un article récent (2018) — a bien démontré : il y a l’image de soi, que projette l’écrivain dans le discours littéraire, et l’image d’auteur produite aux alentours de l’œuvre, construite par « AUTRUI » (Les Nourritures terrestres). Gide se dit à la fois « poète » — au sens mallarméen — et « inquiéteur », ou encore « petit garçon qui s’amuse – doublé d’un pasteur protestant qui l’ennuie ». Mais Gide est aussi le « contemporain capital » (André Rouveyre), l’« enchaîné dévoré par l’aigle de sa conscience » (Maurice Marsalet), l’« insaisissable Protée » (Germaine Brée). 

Autant de portraits de l’écrivain qu’il s’agit aujourd’hui de reconsidérer à la lumière du présent : comment, de son vivant, Gide est-il parvenu à s’imposer comme l’un des représentants majeurs de la culture et de l’intelligentsia européennes, tout en ayant écrit très peu, spécifiquement, sur l’Europe ? Gide, « grand Européen » en son temps — sous le regard de Klaus Mann —, l’est-il encore pour le nôtre ? Quelles métamorphoses subit cette image — du vivant de Gide et aujourd’hui — dans les différents contextes culturels ? Ces préoccupations animent mes recherches, et il me semble d’autant plus important d’y revenir en ce moment historique, où l’Europe essaie de faire face à la crise qu’elle traverse en renouant avec ses valeurs fondatrices. D’ailleurs, elle le fait par une devise — In varietate concordia —, qui reprend un principe bien gidien : « C’est en étant le plus particulier qu’on sert le mieux l’intérêt le plus général. »

Comment Gide s’insère-t-il aujourd’hui dans l’actualité universitaire, et plus précisément sous quelle forme envisages-tu de l’intégrer à ton travail et à une vision plus globale de la recherche littéraire ?

Dans le cadre de mon contrat de Post-Doc, en continuité avec les objectifs développés par le groupe de recherche « Gide remix » coordonné par Martina Della Casa, mon objectif serait d’ouvrir deux pistes. La première concerne la manière dont Gide a pensé l’Europe et s’est engagé — en dehors des pétitions et des manifestes — pour sa construction. Dans cette perspective, la correspondance s’avère particulièrement intéressante. Les échanges épistolaires attestent admirablement de l’évolution de la pensée, et de la personnalité de l’écrivain face aux grands bouleversements des années vingt et trente. La seconde a trait à la réception de son œuvre dans l’espace du Vieux Continent et aux images de l’écrivain qui en émergent, en son temps et en notre temps, au-delà des frontières (géographiques, linguistiques, culturelles et artistiques). Avant l’entrée de l’auteur dans le domaine public — qui va marquer le début d’une nouvelle phase des études gidiennes — le moment me semble venu pour penser à formuler une « critique de la critique », à partir de Léon-Pierre Quint et Ramon Fernandez jusqu’à nos jours, en passant par les grandes études gidiennes des années soixante-dix. Loin d’être obsolètes, elles font encore autorité et ouvrent souvent des voies qui se trouvent aujourd’hui au cœur de l’actualité de la recherche scientifique et artistique. Je songe, par exemple, au volume de Gianfranco Rubino, André Gide, il movimento e l’immobilità [André Gide, le mouvement et l’immobilité] : publié en 1979, ce texte articule deux notions qui sont au cœur de l’œuvre de l’écrivain, deux notions qui sous-tendent également le projet de Marie Perruchet, qui,en 2017, a transformé Les Nourritures terrestres en spectacle de danse, mettant en scène une véritable « poétique du corps ». Ce n’est qu’un exemple, bien sûr, aussi me semble-t-il qu’il est aujourd’hui non seulement important, mais nécessaire de remettre Gide en perspective(s), avec un regard porté au rayonnement international des recherches (et des créations) consacrées à son œuvre. À ce titre, il serait souhaitable que les nombreuses traductions des œuvres de Gide soient listées, analysées et commentées, et que les études émergentes soient connues des chercheurs francophones.

Avec le soutien de la Fondation Catherine Gide, dans le sillage des activités scientifiques et de divulgation promues par le groupe « Gide remix », je suis par ailleurs investie dans la constitution d’un fonds documentaire de et sur André Gide à la Bibliothèque universitaire de Mulhouse. Le fonds, dont la mise en place est prévue pour début 2019, recueillera un ensemble important d’ouvrages provenant d’horizons culturels différents, afin de mettre en avant, conformément aux axes de recherche qui structurent le laboratoire ILLE (EA 4363), ce qui se fait autour de l’écrivain en Europe et dans le monde.