Dans les coulisses de l’œuvre. Les archives de la Fondation Catherine Gide revisitées

Caroline Donati

 

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Fig 1
Fig. 1. Billet (inédit) d’André Gide à Théo Van Rysselberghe, s. d. (juin 1899 ?, cote 09-27-b)

 

Tenir entre les mains une carte de visite d’Émile Zola signée de la main même de l’auteur de Germinal ; lire une lettre de Stéphane Mallarmé adressée à André Gide, Prix Nobel de littérature… Les archives de la Fondation Catherine Gide nous plongent au cœur de notre patrimoine littéraire. S’y côtoient notamment Léon Blum, qui travaille au premier numéro de Populaire1, et Charles de Gaulle, qui exprime ses condoléances à Catherine Gide, à la mort de l’écrivain2. Ces signatures nous transportent dans notre Histoire, celle des grands hommes qui l’ont façonnée et dont fait partie André Gide.

Les archives, consignées avec soin par sa fille Catherine, s’étalent sur deux siècles ; ceux traversés par l’écrivain, né le 22 novembre 1869 et mort le 19 février 1951. Les notices de l’époque matérialisent ce saut dans le passé à mille lieux de notre espace temporel : aux funérailles de la mère de Gide en 1895, c’est un cortège équestre qu’il convient d’habiller de noir et de diverses décorations adaptées à la circonstance et, dans toute correspondance, le deuil s’affiche, pudiquement, par un liséré noir qui sertit lettre et enveloppe.

Ce graphisme du deuil sonne comme le rappel d’une époque bien révolue. Il ouvre aux bienséances d’un autre temps, le temps de la correspondance et de la bienveillance ; s’y dessine un portrait intime de l’auteur des Nourritures terrestres.

Dans les coulisses de l’œuvre

Ministère des Colonies, Chaire d’agronomie coloniale, Délégation générale de France au Levant… Les en-têtes des lettres officielles de ce début du XXe siècle sont comme une photographie de la réalité sociale de l’époque, marquée par deux grands débats : les relations franco-germaniques et le fait colonial. Le style peut paraître délicieusement désuet, le contenu est d’une grande force contemporaine. Les écrits sur la question allemande rassemblés dans l’anthologie Parcours critiques3 éclairent ainsi la mésentente du couple franco-allemand et les tribulations de la construction européenne. Lointaine pour les générations d’aujourd’hui, la réalité coloniale s’incarne par ailleurs à travers toutes les autorisations de voyage délivrées par l’administration coloniale ou les cartes sanitaires des villages – précieuse documentation pour les historiens comme pour nourrir notre devoir de mémoire.

Gide et son compagnon de voyage, le futur cinéaste Marc Allégret, documentent tout : de merveilleux clichés sont publiés dans Voyage au Congo, un volume d’une haute valeur anthropologique et esthétique. Dans ce dédale de cartes, de rapports administratifs exhaustifs qui témoignent d’un travail d’investigation colossal, se glisse « la perle du voyage » : un dicton populaire recueilli par Gide au Congo :

Combien de chèvres as-tu ?
Des chèvres ? Si je les compte, elles vont toutes mourir4.

Une bibliothèque de l’intime : la gestation de l’œuvre

Qui n’a pas un jour caressé le rêve de se faufiler dans la bibliothèque d’un grand homme de lettres pour y découvrir ses lectures (fondatrices) ? Pierre Louÿs, L’Almanach des poètes mais aussi une kyrielle de romans policiers avec en tête Georges Simenon… La Fondation Catherine Gide nous ouvre les portes de la bibliothèque de Gide ; elle conserve en effet le catalogue des livres et manuscrits mis en vente par l’écrivain en 1925. Les archives rassemblent également les manuscrits publiés et il y a beaucoup d’émotion à découvrir les épreuves d’ouvrages fondateurs annotées par l’écrivain : par exemple, celles des Nourritures terrestres. Plus précieux encore est le portrait intime de l’écrivain qui prend vie derrière cette masse de documents. Le propre de toute archive est de rassembler des éléments biographiques, les traces d’un parcours de vie. Les archives de la Fondation Catherine Gide nous font voyager dans l’œuvre immense de l’écrivain ; elles nous ouvrent les portes de son quotidien. En cela, elles constituent une formidable bibliothèque de l’intime qui révèle d’autres facettes de l’homme de lettres, inédites celles-ci. « Je flotte dans la fantaisie5 », écrit Gide à son ami peintre, Théo Van Rysselberghe ; au fil de notre exploration des archives, nous flottons avec plaisir en sa compagnie, transportés par cette plume bienveillante et espiègle, derrière laquelle se devine l’amour de la langue française et cette éthique inégalée de l’écriture.  

Une esthétique de la gestation

À propos de l’adaptation au théâtre du Roi Candaule, Gide écrit : « Cette pièce est une adaptation de mon livre. Quant à ce livre, je ne sais comment il est sorti de moi6. » On se surprend à vouloir trouver une réponse, ici, dans les boîtes d’archives, et à reconstituer, grâce aux pièces qu’elles contiennent, les éléments du puzzle gidien. Les documents témoignent d’abord du travail d’investigation gigantesque qui porte chaque œuvre. Ils nous font entrer ensuite dans le cheminement de l’œuvre.

Multiples petits carnets, certains à peine commencés ; cahiers dédiés à l’écriture d’une œuvre et demeurés vierges ; ces archives nous révèlent les habitudes de l’écrivain, un homme de lettres qui ne sort pas sans son carnet de notes – les poches de ses costumes sont taillées à leur mesure. Le cas échéant, tout support vient capturer l’écriture de l’instant, comme ici cette coupure du quotidien La Dépêche de Toulouse7 sur laquelle Gide consigne quatre vers :

Ô merveille
— des golfes et nageant
Des cygnes s’avançant vers nous avec majesté
Leur cohorte tranquille mais fière8.

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Fig 2
Fig. 2, ébauche d’un poème (voir notes 7 et 8).

Cette bibliothèque de l’intime dévoile le temps de maturation de l’œuvre ; s’y dessine une esthétique de la gestation, avec ces pages emplies de mots biffés, de ratures et de multiples corrections, de notes éparses ici et là. On rougirait presque moins de nos propres désordres d’écriture, ce délicieux chaos créateur.

La valeur de ces brouillons est inestimable tant ils matérialisent le temps du cheminement de l’œuvre, dont les traces et l’expérience même tendent à disparaître aujourd’hui. Ici, dans ces copies archivées se lit l’exigence de la pureté de l’écriture si chère à l’écrivain. Insatiable travail sur le texte pour trouver le mot juste et « se faire comprendre ». « Le sublime est toujours insensé, toujours comprendre cela n’est rien, mais se faire comprendre, cela est tout », écrit Gide, cité par la conférencière Thérèse Lempereur lors de l’intervention qu’elle donne à Hambourg en 1947, dont on trouve l’intégralité de la retranscription9. L’intervenante ajoute : « Gide ne peint pas, il dessine, il suscite et évoque des idées. Il me fait penser à ces admirables artistes chinois ou japonais qui disent tout avec quelques traits et quelques tâches10. »

Relire Gide après coup en devient plus savoureux et ses trouvailles linguistiques délectables.

La République des Arts et des Lettres,
temps du collectif et de la générosité créatrice

Feuilleter les archives de la Fondation Catherine Gide, c’est naturellement être au contact du monde littéraire et artistique du début du XXe siècle. La République des lettres se constitue avec la naissance de La Nouvelle Revue française propulsée par André Gide et Jean Schlumberger.

Mercure de France, NRF, Gaston Gallimard, les grandes signatures se succèdent sur les courriers et entêtes qui dessinent le futur paysage éditorial français. Nous sommes en 1913, la maison Gallimard fait ses premiers pas depuis maintenant deux ans. Dans leurs échanges, Gide et Gaston Gallimard discutent de droits d’auteurs, du choix de papier, du nombre de tirages ; l’écrivain est partie prenante des différentes étapes du processus éditorial11. Des épreuves corrigées au choix de la plaquette se dévoilent à nous les différents moments de la confection du livre. Et l’on voit avec quel soin de créateur l’écrivain accompagne la mise au monde de son œuvre pour l’offrir à ses lecteurs. Dans cette République des Arts et des Lettres, le littérateur est considéré comme un artiste ; les cloisonnements d’aujourd’hui n’ont pas cours et les synergies créatrices naissent de ces rencontres complices entre les différents arts.

Découvrir la retranscription manuscrite, par Gide, de la première version de L’Insinuant, le poème de Paul Valéry, nous transporte dans le temps de ces réunions où se côtoient hommes de lettres, poètes, peintres, sculpteurs. « Composé dans la résidence normande de Gide à Cuverville, L’Insinuant a été retranscrit de mémoire chez Paul-Albert Laurens, le peintre et ami de Gide, indique la notice qui accompagne les vers.

Ô courbes, méandre,
Secrets du menteur,
Est-il art plus tendre
Que cette lenteur?

Je sais où je vais,
Je t’y veux conduire,
Mon dessein mauvais
N’est pas de te nuire…

Quoique souriante
En pleine fierté,
Tant de liberté
Te désoriente?

Ô Courbes, méandres,
Secrets du menteur,
Je veux faire attendre
Le mot le plus tendre12.

Le peintre Théo Van Rysselberghe capture l’essence de ces rencontres dans son célèbre tableau La lecture par Émile Verhaeren, réalisé en 190313. Les multiples petits billets que l’on retrouve dans les archives qui indiquent les moments et lieux de rendez-vous, leur (re)donnent vie. L’écriture manuscrite incarne.

Samedi soir
Non chers amis : pas de Barnum lundi ;
donc très volontiers du Laugier.
À lundi, vers 9h.
Votre et vos
André Gide

Derrière le style télégraphique du rendez-vous, s’y dégage la joie de la rencontre, de l’échange et du partage, des complicités portées par les formules de bienséance et la noblesse d’un papier vélin :

Chers amis
Vous verrai-je le 15 à la rep. Gén. de Monna
Si toutefois la pièce n’est pas encore remise.
Bien à vous
André Gide

4 Boulevard Raspail

Mais certainement, cher Monsieur – et avec un vif plaisir ;
car j’avais beaucoup regretté de ne pas vous trouver l’autre jour.
Recevez mes remerciements et veuillez me croire très cordialement votre14

La chronologie, ici, importe peu :  mis bout à bout ces mots impriment le tempo des échanges, réguliers et résolument joyeux :

J’ai donc couru tout aussitôt rue Snt Dominique….
C’est assez prêt d’être tout à fait ça :
Cela me redonne quelque espoir de trouver où loger sur la terre.
Que les fleurs étaient belles – sont belles. Que le beurre est Chaperon-Rouge !!
Merci ! Bien à vous deux.
À Samedi
André Gide5

Autre signature qui vient titiller notre nostalgie pour cette République des Arts et des lettres : E.T.P.M.V.M.P : « En ta paume mon verbe et ma pensée ». Le salut rituel des nabis16 nous rappelle la force de ces collectifs artistiques lorsqu’ils se nouaient et dénouaient autour d’idées, de visions créatrices communes ou dissonantes.

Une Histoire de l’Art s’ébauche au fil des documents parcourus, où figurent les illustrateurs de GideMaurice Denis, Bonnard, Dufy, Matisse, Picasso. Et avant, ses grandes amitiés, de Paul Albert Laurens au belge Théo Van Rysselberghe. Avec son texte écrit à l’occasion du Salon d’Automne de 1905, l’écrivain nous entraîne au cœur de cette Histoire de l’Art, nous faisant revivre l’entrée en scène officielle de l’avant-garde fauviste17 !

Gide aimait la peinture ; habitué des musées et galeries, il préférait tout aussi bien les lieux de création comme l’illustre le fameux cliché qui le montre avec Picasso dans son atelier. Ami des peintres créateurs, l’écrivain est attentif à l’évolution de leur œuvre. Les archives nous font découvrir le soutien qu’il leur apporte dans leur carrière. Raymond Cornilleau écrit à Gide toute sa reconnaissance après avoir accepté de préfacer son exposition : « J’ai maintenant plus de confiance en moi, depuis que je me sens sous votre haute protection. C’est le plus grand encouragement que je pouvais souhaiter et une récompense de mon travail18. ».

La générosité de Gide, manifeste dans le parrainage et appui qu’il accorde aux artistes peintres19, imprime toute la relation qui le lie à son ami Théo Van Rysselberghe. Gide s’enquiert de la progression du travail de son « cher peintre ». Dans leurs échanges, chacun y va de son encouragement et s’enquiert de l’autre20. « Comment êtes-vous ? Travail ? Ici, parfait ; votre ami se sent très en forme, fait de l’entraînement pictural, et vous embrasse21 », lui écrit Théo. Cette correspondance révèle bien d’avantage qu’une simple amitié d’esprit entre deux créateurs ; c’est une de ces amitiés profondes empreintes de respect, qui fait progresser l’un et l’autre, et qui se bâtit à force de temps. Chacun est dans une bienveillance envers l’autre.

« Puisse le temps et tous les dieux de l’atmosphère favoriser votre beau voyage ; chaque jour, à mon lever, c’est le souhait que j’exhalais22», écrit Gide à Théo, lorsque celui-ci se trouve à Londres. « Je suis ton ami, quoi qu’il arrive et je n’ai besoin qu’il n’arrive rien pour être ton ami », écrit-il encore à Élisabeth, la fille de Théo et mère de Catherine Gide23

Le Temps de la bienveillance

D’attentives amitiés servies par la correspondance

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Fig 3
Fig. 3. Lettre (inédite) d’André Gide Théo Van Rysselberghe, 21 avril 1906 (cote 09-27-ba)

Cette bienveillance se tisse dans l’échange épistolaire, par des formules empreintes de respect et de cordialité chaleureuse. « Croyez-moi bien votre », « Veuillez me croire très cordialement votre », « En vive sympathie », « Vous me savez bien votre »… On ne se lasse pas de lire et relire ces expressions bienheureuses du dévouement. Gide rivalise de créativité pour donner de la gaieté aux formules toutes faites ; s’y lit la couleur du partage :

Rome, 20 janvier 1904

Mais comment donc, cher ami…
avec le plus grand plaisir — et j’espère bien pouvoir aller me voir et vous admirer
à Bruxelles ! — J’écris donc de ce pas à notre vieille garde-meubles,
de sorte que vous ne soyez pas reçu en cambrioleur.
Que de choses à nous dire ! …
À bientôt – à bientôt – à bientôt24.

Ces courtes lettres rythment la relation amicale et, entre les lignes, se devine le plaisir du destinataire à recevoir ces missives :

Grand Hôtel Terminus
Gare St Lazare
Paris
[Paris, 2 juin 1904]

Chers amis
Si pourtant je viendrai dîner ; impossible d’épuiser avant le premier train l’intérêt prodigieux de F[elix] P[aul] G[reve].
Je remets à demain matin mon voyage, et ce soir, j’aurai donc le grand plaisir d’être encore un peu plus vôtre.

A.G.25

Même l’arrivée des billets pneumatiques qui accélèrent considérablement le temps de l’échange n’abolit pas cette bienséance épistolaire. Cet objet postal26, qui permet de délivrer le message à son destinataire en une heure, voire moins, véhicule encore une douce cordialité. Les « petits bleus », comme on les appelait, sont en effet empreints de formules bienheureuses. Qu’il serait bon d’en recevoir de semblables sur nos téléphones dits intelligents.

Cher ami
Quel temps splendide !
Si je ne reçois pas de contre-indication de vous, je viendrai sûrement ;
mais peut-être pas avant 2 heures et demies
Bien votre

André Gide27

Ce temps de la correspondance matérialise le temps de l’échange humain, aujourd’hui relativisé par l’instantanéité des échanges de notre monde globalisé. La bienveillance se diffuse ainsi, servie par la noblesse d’un papier, et d’une écriture à la plume.

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Fig 4
Fig. 4. Enveloppe d’une lettre recommandée adressée à André Gide de Vienne

Une esthétique de la bienveillance

L’écriture à la plume véhicule une tendresse, car elle suggère tout le temps dédié à la relation épistolaire : le temps pour recharger la plume d’encre, le temps pour bien lier les lettres, le temps des brouillons pour offrir à son correspondant une copie propre et soignée.  « Est-il art plus tendre que cette lenteur ? »… pour reprendre les vers de L’Insinuant de Paul Valéry. Et si les mots mordent parfois à la marge, et se promènent gaiement un peu partout dans le format de la lettre, c’est aussi parce que les auteurs ont un rapport économe de papier, à la matière, et s’imposent dès lors de remplir tout espace. Les correspondants mesurent la distance et le temps que nécessite l’acheminement du courrier ; le porteur est comme inclus dans l’échange, donnant davantage de valeur au message. « Mon cher maître, veuillez voir dans cette lettre écrite à la hâte et terriblement négligée, une marque de mon désir de vous servir », écrit l’écrivain suédois Göran Schildt, depuis Stockholm. « L’avion qui emportera ce message part dans quelques minutes. (Je finis ici, en espérant que je pourrai malgré tout bientôt vous revoir28). »

Derrière la marque des lettres imprimées sur le tapuscrit se devine encore la main de l’expéditeur, celle que l’on peine à voir dans nos copies numériques lissées. Papier de cristal transparent, « lettre par avion », feuillet rose, enveloppe doublée à l’intérieur, il émerge de cette matérialité une douce sensualité.

Comment ne pas s’émerveiller de ces enveloppes aux adresses multiples qui parviennent malgré tout à la rencontre de leur destinataire, pourtant en perpétuel mouvement. Y compris lorsque ce dernier se trouve à bord d’un paquebot à destination du Congo ! Là, « pour ses déplacements sur la Côte », Gide emprunte les cargo-boats, « des vapeurs qui n’offrent qu’une hospitalité rudimentaire et un confort très restreint », comme le précise la lettre de recommandation qui lui est délivrée par le directeur par la Compagnie Venture-Weir29.

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Fig 6
Fig. 6. Carte d’André Gide du couvent de Mont-Cassin (1909). Il évoquera un séjour ultérieur, inoubliable, dans ses Notes sur Chopin.

Écrivain nomade, Gide nous fait voyager. De la carte postale envoyée d’Italie – sur laquelle il indique d’un trait sa chambre30 –, à Beyrouth où il donne une conférence ; de Bangui à Biskra, de Moscou à New-York en passant par Stockholm : parcourir les archives nous emmène aux quatre coins du globe…

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Fig 7
Fig. 7. Carte postale du soldat Göran Schildt à André Gide, 8 février 1940 (cote 20-00-o).

Le courrier des lecteurs – avec des inconnus

Partir à la rencontre de l’autre, c’est ce que fait également Gide avec ses lecteurs. Tout courrier est lu et la réponse soigneusement consignée. On s’étonne là encore du temps pris par l’écrivain à satisfaire à cette tâche qui passe pour être ingrate. Or, cette correspondance des gens ordinaires révèle une prévenance bien délicate. Ainsi en est-il de cette carte postale envoyée de « quelque part en Finlande » par un soldat de l’armée finlandaise, déjà rencontré, pour souhaiter un bon anniversaire à Gide !

Un soldat de l’armée de la Finlande vous salue et vous adresse ses respectueuses félicitations pour votre anniversaire.
Je relis ici auprès du feu de nos bivouaques vos Nourritures terrestres singulièrement vivantes pour un jeune homme, qui est prêt à mourir tous les jours.
Croyez à la reconnaissance de vos nombreux admirateurs en Finlande

Göran Schildt, Feldpostkontor, Finlande31.

Depuis l’hôpital Laveran de Constantine, en Algérie, où il effectue son service militaire, c’est un jeune breton de 21 ans qui témoigne à Gide tout son soutien admiratif. « Pourquoi cette lettre ? » écrit, le 1er juin 1928, le sergent Denoël. « Pour vous témoigner mon admiration et vous prouver la grande sympathie que j’ai pour vous (depuis déjà bien longtemps). Folie allez-vous dire ! non : sincérité. […] Votre franchise et votre courage font mon admiration ajoute le sergent qui partage son expérience des Nourritures terrestres sur les terres mêmes traversées par le narrateur de l’œuvre. « Il y a quelques jours, j’étais à Biskra ; délicieuses nourritures terrestres… Souvenirs…. Je vous évoquais…. Hier, je relisais Corydon : quel courage ! ». Sincérité des échanges encore lorsque le sergent Denoël confie sa solitude morale, « sur ce rocher constantinois, véritable nid d’aigle, […] et demande « un réconfort spirituel : une lettre de vous me ferait grand bien. […]32 »

Une réponse de Gide, c’est ce qu’ose espérer sans trop y croire, un jeune admirateur, depuis Péra-Constantinople : « Peut-être regarderez-vous ma signature (qui ne vous dira rien) et voudriez savoir qui je suis », écrit Émile Dana, 14 ans33 . « Je ne suis rien du tout, un de vos admirateurs nombreux mais cela ne vous renseigne nullement, je suis un jeune homme de quatorze ans. Je suis malheureux ou bien, je me figure l’être (n’est-ce pas identique ?) et j’espère de vous une réponse […]. » Touchante lettre où l’adolescent s’ouvre sur son mal-être : « Je n’aime personne pour occuper mon cœur, écrit-il, « blasé comme un viveur, isolé comme un incompris ». « J’aime seulement les livres. Mes préférences sont pour Voltaire, pour Pierre Louÿs et pour vous, Monsieur. » Tout en s’excusant de n’avoir lu qu’« à peine » Isabelle, Les Faux-monnayeurs et La Porte étroite, Émile Dana demande à Gide des précisions « sur l’idée conductrice de ces trois romans ». « Je sais que mon audace est grande mais j’essaie tout de même ». Puis, il « ouvre » les portes de sa propre bibliothèque, en glissant dans sa lettre un plan détaillé de celle-ci, et demande conseil à Gide sur ces lectures. « Voltaire, Diderot, Stendhal, Piron, Gide, Nerval, Bonaventure des Périers et quelques classiques étudiés en classe que j’aime à relire dans des livres sans préfaces, sans notices et sans mots », sa liste de livres de chevet est impressionnante.  

Depuis l’Université de Lausanne, ce sont des étudiants qui adressent au Gide traducteur une pétition le suppliant de traduire Le Banquet de Platon34 ! Fraîcheur de cette correspondance qui véhicule un enthousiasme réciproque et une générosité mutuelle.

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Fig 8
Fig. 8. À « M. Gide, employé au Foyer Franco-Belge », anonyme, 1915 (cote P-01-aj).
On y retrouve « E/V » pour désigner « en ville », usage courant à cette époque.

La générosité de l’écrivain est aussi illustrée par l’imposant dossier consacré au Foyer Franco-Belge, mis sur pied par Gide et son amie Maria Van Rysselberghe pour porter appui aux réfugiés de la Première Guerre mondiale. Les bonnes œuvres qu’ils y déploient se lisent derrière le titre qui lui est attribué sur cette enveloppe, À André Gide, employé du Foyer Franco-Belge.  

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Fig 9
Fig. 9. Billet de l’ancienne concierge de la rue Vaneau, Mme Renaud, qui tenait à féliciter Gide pour l’obtention du Prix Nobel.

Aussi, lorsque se présente la boîte des archives dédiées à l’attribution du Prix Nobel de littérature en 1947, plutôt que les éminentes signatures qui figurent dans le flot des messages de félicitations, ce sont les mots des inconnus qui attirent davantage notre attention. À l’instar de cette lettre de l’ancienne concierge du domicile parisien de Gide, « le 1bis rue Vaneau » :

J’ai l’honneur de vous adresser toutes mes félicitations pour le prix Nobel que vous venez de gagné [sic] et vous prie d’agréez [sic] mes respectueux hommages.

Mon bon souvenir […]  Mme Renaud, ancienne concierge de l’immeuble 1bis rue Vaneau35.

Derrière ces lettres à la sincérité irréprochable, se devinent la proximité de Gide littérateur, « écrivain de la plus grande notoriété », avec les gens simples, et les gestes de bonté échangés.

La fleur séchée, qu’il recueille lors de l’un de ses voyages et qu’il destine à son ami, le botaniste Auguste Chevalier, est un autre exemple de ces attentions. Mieux encore que les mots, elle incarne l’attrait de Gide pour la botanique et la parabole végétale, dans la compréhension des relations humaines.

Au-delà de l’immense valeur littéraire et historique du fond, les documents de la Fondation Catherine Gide sont comme les coulisses de l’œuvre où vient s’animer un portrait intime de l’écrivain ; tel un cabinet de curiosité, ces pièces redonnent vie au talent du cœur et de l’esprit qui font l’œuvre. Un trésor qu’il importe de précieusement garder puisqu’il nous rappelle le prestige des lettres et de la lettre de toute une époque.

 

1  Lettre de Léon Blum à André Gide, 15 janvier 1927 (cote R-04-m).

2   Lettre de Charles de Gaulle à Catherine Gide, 21 février 1951 (cote IV(4)-01-b-7).

3    Voir André Gide, Parcours critiques. Avec un texte inédit, éd. de Peter Schnyder, Paris, Classiques, Garnier, 2022, p. 25ss. : « Réflexions sur l’Allemagne », et p. 103ss. : « Les rapports intellectuels entre la France et l’Allemagne ».

4   Dactylogramme du Voyage au Congo (cote D-03). Voyage au Congo suivi du Retour du Tchad a connu, outre sa publication courante (1927 et 1928), une belle édition grand format illustrée de 65 photographies inédites de Marc Allégret (Paris, Gallimard, 1929).

5   Lettre d’André Gide à Théo Van Rysselberghe, 30 juin 1912, inédit. – L’édition, établie et annotée par Pierre Masson et Peter Schnyder est en préparation aux Éditions Gallimard : Théo Van Rysselberghe et les siens. Correspondance avec André Gide (1899-1926).

6.  Voir André Gide, Théâtre complet, t. I, éd. de Vincenzo Mazza, Paris, Classiques Garnier, 2024, p. 178.

7   9 juillet 1940 (cote12-12).

8   Ibid. 

9   Thérèse Lempereur, Conférence tenue à Hambourg, le 2 septembre 1947, dans le cadre de la série « À la gloire des lettres françaises », association de la Kulturbund (cote S-05-a).

10   Ibid.

11   Lettre du 22 décembre 1913.

12   « L'insinuant », poème de Paul Valéry recopié par André Gide, 1921 (cote 26-01-bc).

13   La scène représente le poète lisant des extraits de ses œuvres à ses amis (Félix Le Dantec, Émile Verhaeren, Francis Vielé-Griffin, Henri-Edmond Cross, André Gide, Maurice Maeterlinck, Félix Fénéon, Henri Ghéon). La pièce est également ornée d’une statuette de Rodin.

14   Voir plus haut, fig. 1.

15    Lettre (inéd). d’André Gide à Théo Van Rysselberghe.

16   Le mouvement artistique postimpressionniste d’avant-garde né à la fin du XIXe siècle, autour du peintre Paul Sérusier et de son tableau Le Talisman.

17   « Promenade au Salon d’automne », 1905 (cote 05-13-b).

18   Lettre de Raymond Cornilleau à André Gide, 27 février 1920 (cote 19-02).

19   Voir à ce propos, André Gide et les peintres, Lettres inédites, dossier établi et présenté par Pierre Masson et Olivier Monoyez, avec la collaboration de Geneviève Masson, les Inédits de la Fondation des Treilles, les cahiers de la NRF, Gallimard, 2019.

20   Théo Van Rysselberghe, Correspondance avec André Gide et les siens (1899-1926), en préparation.

21   Lettre de Théo Van Rysselberghe à André Gide, inéd., 30 juillet 1908.

22   Lettre (inéd.) d’André Gide à Théo Van Rysselberghe, Cuverville, 4 août 1905 (cote 09-27-bb).

23   André Gide à Élisabeth Van Rysselberghe (inéd.), début 1923 (cote 30-02-B-1).

24   Lettre d’André Gide à Théo Van Rysselberghe (inéd., cote 09-27-an).

25   Lettre (inédite) d’André Gide à Théo Van Rysselberghe, Paris, Hôtel Terminus (cote 09-27-ak).

26   Les messages sont acheminés par un système de tubes pneumatiques ; établi à partir de 1868, la poste pneumatique de Paris a fonctionné jusqu’en 1984, sur un réseau de 427 km.

27   Lettre (inédite) d’André Gide à Théo Van Rysselberghe (cote 09-27-p).

28   Lettre de Göran Schildt à André Gide, 13 novembre 1947 (cote M-08-as).

29   J.-C. Paulme, directeur de la Compagnie Venture-Weir, Paris, 17 juin 1925 (cote Q-03-be).

30   Carte postale (inédite) du Mont-Cassin, jeudi 1er avril 1909, adressée à : « Monsieur Théo Van Rysselberghe chez Madame Pacini 22, Lungarno Acciaiuoli, Firenze ».)

31   Carte postale, Vaasa, 12 novembre 1940 (cote 20-00-o). Le recto de la carte est une reproduction de la peinture de Paul Cézanne, Pot au lait, pommes et citron, Galerie nationale d’Oslo.

32   Lettre de Jean Denoël à André Gide, Constantine, 1er juin 1928 (cote L-05-bg). Jean Denoël (1902-1976), éditeur français et exécuteur testamentaire de Jean Cocteau et de Max Jacob.

33   La Fondation contient un lot de lettres inédites d’Émile Dana (cotes E-03-c, entre autres).

34   Université de Lausanne, lettre, janvier 1922 (cote O-05-ca).

35   Archives de la Fondation Catherine Gide (cote C-07-eb).