Théâtre complet d'André Gide

Vincenzo Mazza

André Gide, Théâtre complet, tome I, édition établie par Vincenzo Mazza, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », 2024, 770 p.

Une nouvelle édition du théâtre d’André Gide ? Oui, du théâtre de Gide ! Ou, encore mieux, une entreprise éditoriale pour dévoiler les multiples liens tissés par Gide avec le monde des arts vivants, en partant de la publication intégrale de ses textes dramatiques, traductions et conférences. L’édition du Théâtre complet de Gide, établie par Vincenzo Mazza chez Classiques Garnier (collection « Bibliothèque gidienne »), propose une réédition annotée des pièces de Gide, accompagnée d’un appareil critique, en reprenant la dernière version des dites pièces révisée par l’auteur pour son éditeur suisse, Richard Heyd entre 1947 et 1949 pour l’édition du Théâtre complet d’André Gide chez Ides et Calendes.

L’appareil critique est le résultat d’une recherche dans les fonds d’archives (correspondance, notes de mises en scène, programmes de salle, cahiers personnels etc.) de la galaxie Gide et des personnalités des arts de la scène ayant eu un impact sur sa carrière théâtrale, et qui ont laissé d’importantes traces dans l’histoire du théâtre. Il s’agit, entre autres, d’André Antoine, Jean-Louis Barrault, Jacques Copeau, Marcel Herrand, Louis Jouvet, Aurélien Lugné-Poe, Georges Pitoëff, Jean Vilar. L’introduction ainsi que les notices visent à tenir compte de l’état de la recherche sur le théâtre de Gide, ainsi que des perspectives adoptées par les historiens des arts vivants pour enquêter sur le rapport, plus large, entre Gide et les arts du spectacle en tâchant de dépasser les questionnements par rapport aux textes dramatiques qui demeurent fondamentaux. La « Chronologie théâtrale » rend compte, avec des citations tirées de documents d’archives variés et des correspondances, des nombreux liens et événements qui façonnent les relations que Gide entretient avec le monde de la scène. Y figurent des échanges avec ses proches à propos de l’état d’avancement de ses pièces, mais également ses réflexions sur l’art dramatique issues de ses journaux intimes, et des traces de ses contacts avec des personnes impliquées dans la production de spectacles.

En suivant l’ordre chronologique des premières parutions complètes, le Théâtre complet de Gide édite ses textes dramatiques, ses pièces inachevées, ses traductions pour la scène et son travail d’adaptateur. Cela d’autant plus que, parmi ses réussites auprès du public et de la presse, figurent sa traduction d’Hamlet et son adaptation, à quatre mains, avec Jean-Louis Barrault, du Procès de Kafka. L’édition comporte également des textes initialement non destinés au théâtre mais portés à la scène de son vivant, et des réflexions sur le théâtre exprimées sous forme de conférences et d’articles.

Le premier tome, paru en février 2024, s’ouvre sur une chronologie théâtrale de la période concernée (1869-1931), suivie par un avant-propos et l’introduction « Gide, soixante ans de quêtethéâtrale », la présentation de l’édition du Théâtre complet de Gide, ainsi que huit pièces dont Gide est l’auteur ou le traducteur. Chaque pièce est accompagnée d’une notice, retraçant notamment la genèse du texte et le contexte de sa création scénique, ainsi que d’une note sur l’établissement du texte dramatique, des indications sur ses différentes mises en scène et une bibliographie sélective autour de la pièce. Certaines pièces sont présentées avec des textes annexes de la main de Gide, tels que des préfaces ou des notes en vue de la mise en scène. L’ouvrage contient également un index des œuvres ainsi qu’un index des noms. Philoctète ouvre la liste des textes dramatiques, suivi par Le Roi Candaule, Saül, Le Retour de l’enfant prodigue, Bethsabé et le fragment Ajax. Amal et la lettre du roi, la traduction de Post Office de Tagore, et Œdipe clôturent le premier volume.

Un théâtre à redécouvrir

Gide poursuit, à partir des années 1890 et jusqu’à sa disparition en 1951, de nombreux projets théâtraux en entretenant des rapports avec les personnalités de la scène de son époque. Si sa place en tant qu’auteur de romans, récits de voyage, essais, soties, écrits autobiographiques est assurée par la fascination que son œuvre a exercé sur environ six générations de lecteurs, son théâtre, bien moins connu et rarement mis en scène de nos jours, a laissé des traces importantes dans sa production tout entière.

En tant que dramaturge, Gide poursuit des recherches en dehors du réalisme. Toute tentative de reproduire une quotidienneté ou de considérer l’effet de réalisme comme un objectif, rabaisse, à ses yeux, les possibilités de l’artiste qui devrait plutôt, selon lui, être en quête de nouvelles formes d’expression et d’une certaine distanciation : « Le moyen d’arracher le théâtre à l’épisodisme c’est de lui retrouver des contraintes. Le moyen de le faire habiter de nouveau par des caractères, c’est de l’écarter à nouveau de la vie. » (André Gide, « L’Évolution du théâtre »). Or, les personnages de Gide, loin de représenter des êtres ordinaires de la vie de tous les jours, ne sont pour autant pas soumis à une morale unique et granitique. Leurs actions sont le résultat de positionnements idéologiques mais aussi d’incertitudes et d’hésitations, propres à la complexité d’un être humain accomplissant des actes aux conséquences importantes.

La Théâtre complet d’André Gide propose, d’une part, de rectifier l’image d’un prétendu intérêt épisodique de l’auteur pour l’art dramatique en actualisant le travail de mise en lumière des textes dramatiques de Gide effectué, entre 1947 et 1949, par l’éditeur Richard Heyd (chez Ides et Calendes), qui avait rassemblé sa production théâtrale, étalée sur plus d’un demi-siècle, pour en révéler la présence, l’ampleur et la variété. D’autre part, le projet éditorial est né de la nécessité d’une approche spécifique de la dramaturgie de Gide qui s’inscrit, en complémentarité avec les études littéraires, en études théâtrales et en historiographie des arts de la scène. L’édition tente de prolonger le travail de recherche mené par Jean Claude, dont témoignent les mille cent trente pages des deux volumes d’André Gide et le théâtre (1992), et qui sont encore d’actualité et d’une grande richesse. Cependant, trois décennies constituent une période suffisamment longue pour permettre de nouvelles réflexions intégrant les nombreuses études et correspondances publiées depuis, ainsi que l’étude de documents d’archives jusqu’à présent inconnus ou inexploités. Finalement, l’objectif principal de cette édition est de mettre en valeur l’apport de Gide au théâtre en complétant le travail de la collection de la « Pléiade » : D’une part, en accordant au théâtre la juste place dans son œuvre tout en évitant l’émiettement. Les textes dramatiques étant placés, dans la « Pléiade », parmi d’autres genres littéraires, les continuités dramaturgiques et le constant apport de Gide aux arts du spectacle ont dû être sacrifiés. D’autre part, cette édition met en évidence les nombreux rapports entretenus par celui-ci avec les protagonistes du théâtre en France et à l’étranger. Ces relations sont indissociables de toute sa production autour des arts vivants. Il s’agit d’un réseau articulé, construit sur la longue durée. Avoir connaissance des liens de Gide avec le monde de la scène signifie disposer d’éléments supplémentaires pour le travail d’exégèse de la dramaturgie gidienne, mais aussi de sa production non spécifiquement théâtrale.

Le Théâtre complet de Gide voit le jour grâce au soutien de la Fondation Catherine Gide qui a mis à disposition les richesses de ses fonds d’archives. L’édition est portée par l’espoir d’intéresser des passionnés de littérature, de dramaturgie et d’histoire du théâtre. Elle souhaite également offrir aux chercheurs, non seulement une réédition intégrale de son théâtre mais aussi un appareil critique en tant qu’un outil ouvrant à de nouveaux chantiers d’investigation. Son aspiration ultime est d’éveiller la curiosité d’acteurs et de metteurs en scène afin de revoir Gide à l’affiche. Pourquoi relire ou découvrir pour la première fois le théâtre de Gide ? Cet auteur, qui a poursuivi tout au long de sa carrière la quête de formes nouvelles, a bâti une œuvre permettant de chercher et d’entrevoir ce qui n’est pas encore exprimé, mais clairement annoncé : une littérature de l’avenir.

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