Une archive reste lettre morte si on ne peut pas la visiter. Comme tant d'autres, ces archives littéraires sont un lieu du souvenir ; elles contiennent des éléments disparates qui ont leur logique propre. Elles sont avant tout l'oeuvre de Catherine Gide, sans qui elles n'existeraient pas sous cette forme. Mais qu'elles soient ramifiées ou non, il faut permettre aux personnes intéressées de consulter ces documents, de pénétrer leur univers.
Nous les rendons disponibles étape par étape, toujours dans le but d'intéresser aujourd'hui et si possible demain des lecteurs de Gide, des amateurs d'une époque où la littérature était sacrée, liée à un style, où l'art d'écrire pouvait influencer l'art de vivre. C'est à cet effet que nous avons préparé une sente, un sentier, un cheminement qui permettra de retrouver les traces laissées par ceux qui nous ont précédés.
“[...] je crois fermement qu’il n’y a que deux attitudes possibles, deux attitudes extrêmes : tout détruire, effacer toutes les traces derrière soi (méthode Herbart) ; ou bien tout garder, tout classer, avoir un ensemble aussi complet, varié et riche que possible, et qui permette de retrouver la Vérité, de dissiper toutes les légendes.”
Lettre (inédite) de Roger Martin du Gard à Élisabeth Van Rysselberghe, 15 septembre 1957.
André Gide, homme de lettres, mais pas bibliophile
Contrairement à d’autres écrivains, Gide ne s’est jamais considéré comme un collectionneur. Pour financer son voyage en Afrique-Équatoriale, il n’a pas craint de vendre une large part de sa bibliothèque. C’était en 1925, chez Drouot, et dans une brève préface, il motivait comme suit son geste : « Le goût de la propriété n’a, chez moi, jamais été bien vif. Il me paraît que la plupart de nos possessions sur cette terre sont moins faites pour augmenter notre joie, que nos regrets de devoir un jour les quitter. »
Au même titre qu’il est difficile de lier Gide à un seul lieu, à une demeure, il n’a pas laissé un fonds cohérent. De nombreux livres et manuscrits ont été donnés ou vendus de son temps, à commencer par les grands manuscrits. Des lots importants furent notamment cédés à la BnF et à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, d’autres à l’Université d’Austin.
Si Gide n’a pas été un bibliophile, il fut tout au long de sa vie un homme de lettres. L’écrit gardait pour lui quelque chose de sacré et en dépit de ses nombreux voyages, il a toujours été soucieux de garder lettres reçues, brouillons, notes préparatoires, ce qui montre qu’il ne publiait pas, normalement, ce qui n’avait pas été revu et retravaillé, souvent profondément. Du vivant d’André Gide, sa secrétaire Yvonne Davet (1906-2007) tout comme Maurice Saillet (1914-1990) ou Lucien Combelle (1913-1995), pour ne citer qu’eux, se sont occupés de l’archivage ; Jean Lambert (1914-1999) évoque, dans Gide familier, l’impression hétéroclite que lui fit l’appartement de Gide au sixième étage du 2 bis, rue Vaneau, visitée avant et après la guerre.
Le rôle de Catherine Gide
Soucieuse de ne pas disperser, dans la mesure du possible, la bibliothèque et les papiers de son père, Catherine Gide avait accepté la gestion de cette succession, initialement aidée d’un « Comité Gide », formé par Pierre Herbart, Roger Martin du Gard, Jean Schlumberger et Élisabeth Van Rysselberghe (peu actif au vu de l’âge de deux de ses membres et de l’éloignement du groupe). C’est la fille d’André Gide qui a organisé les déménagements divers de la rue Vaneau à sa maison de campagne La Mivoie, puis à Neuilly, ensuite dans une bibliothèque qu’elle a fait construire, aux Audides, à Cabris. Elle raconte les péripéties de ce dernier déménagement dans ses Entretiens.
Aujourd'hui, on peut trouver ces livres, dont une belle partie avait appartenu à Paul Gide, à la Bibliothèque municipale de Rouen.
Les tableaux sont restés la propriété Catherine et de sa famille, les partitions de Bach avaient été léguées par Gide à François Valéry.
Quant à certains objets, en particulier le masque mortuaire de Gide et celui de Giacomo Leopardi, ils ont été offerts par Catherine Gide, avec d’autres objets et livres selon une vieille tradition, au musée Georges Borias à Uzès, tout comme le buste en bronze de Gide par Théo Van Ryssellberghe.
La fondation Catherine Gide
Si Catherine Gide a accepté de donner son nom à la fondation qui concerne son père, c’était pour éviter de concurrencer d’autres structures, associations, sites Internet qui soutiennent la promotion et les échanges autour de l’œuvre de celui-ci. Elle est restée animée par le souci de garder rassemblé, tant que cela pouvait se faire, le fonds d’archives en sa possession. Comme le stipulent les statuts, la fondation, dont le siège social se trouve en Suisse, a pour but de « maintenir vivant le souvenir d’André Gide et de son temps ». Sa mission est de « soutenir, fût-ce symboliquement, les jeunes talents dans leurs travaux de recherche et de création ». Sa création remonte à 2007, et elle chapeaute une structure de gestion et de services, fondée en 2001, les Archives A. Gide S. A. et l’Association Catherine Gide (association loi de 1901, créée en 2012, inscrite à Paris).
Les archives
Les archives se trouvent actuellement en possession de la fondation Catherine Gide. On peut distinguer la bibliothèque, le fonds manuscrit et documentaire, et le fonds photographique.
Elle possède ainsi (1) une bibliothèque d’étude relativement complète, avec une collection d’articles et d’études qui accorde de l’importance également aux parutions multimédia.
L’essentiel se constitue (2) d’une petite centaine de boîtes d’archives contenant des textes manuscrits, tapuscrits, imprimés autour de la plupart des œuvres de Gide, de L’Affaire Redureau à Thésée, avec beaucoup de notes préparatoires, de brouillons, de documents divers, de coupures de journaux, de jeux d’épreuves. Un lot important est constitué de lettres diverses, en particulier autour des éditions, rééditions, droits étrangers, traductions, etc. Rappelons toutefois que les grands ensembles avaient été cédés du temps de Gide ou d’Élisabeth Van Rysselberghe.
Il y a ensuite (3) une belle collection de photographies, en grande partie contemporaine de Gide et de ses familiers. Le dépouillement et le classement général sont tels qu’il est possible de mettre petit à petit à la disposition des chercheurs les fonds de ces archives.
David Naegel et Maud Chatin poursuivent ce travail de classement et de numérisation depuis plusieurs années. Ils en parlent ici.
Repères chronologiques
— En 1956, Auguste Anglès, l’un des premiers chercheurs intéressés par l’histoire de La Nouvelle Revue française, envoie à Jean Lambert copie du « recensement » auquel il s’est livré chez Catherine Gide et chez lui (surtout centré autour de la NRF).
— Dans les années 1960, les archives se trouvent dans l’appartement de Catherine Gide, rue Chartran à Neuilly, pour partie dans la cave et pour partie dans les coffres d’une banque (voir à ce sujet Alain Goulet, dans Catherine Gide 1923-2013, p. 63-64).
— Dans les années 1970, Claude Martin, le chercheur qui a tant fait pour la recherche gidienne, prend en main, d’une manière aussi décisive que précieuse, les archives et, avec la finesse d’un universitaire formé aux techniques de fichage, il en classe puis en répertorie un tiers des documents.
— À partir des années 1980, Catherine Gide prend le relais de Claude Martin et poursuit cette tâche avec la méthode qu’il avait initiée, aidée occasionnellement de ses filles Dominique et Isabelle.
— Dans les années 1990, l’éditeur, traducteur, et écrivain Daniel Cohen accepte d’inventorier le deuxième tiers des archives, suivant une méthode bien différente de celle de son prédécesseur, car nettement fondée sur le résumé et le commentaire des documents. Pour ce faire, il bénéficie des ressources de l’informatique, à telle enseigne qu’en 2000, il est finalement en mesure de fournir un catalogue électronique, presque complet, sous forme de fichier Word, de la partie du fonds qu’il a traitée.
— Dans les années 2000, nous reprenons le flambeau et, avec le concours très actif de Catherine Gide, mais également de chargés de mission et de volontaires, nous mettons mets à classer le dernier tiers avant de refonder l’ensemble en profitant des moyens électroniques.
— L’année 2008 est riche d’actions : rassemblement et tri des documents non encore traités (incluant les livres, jamais inventoriés, du fonds) ; poursuite du classement de Claude Martin ; mise en place d’une mémoire, écrite puis informatisée, des sorties (prêts, cessions, etc.) ; mise en cohérence physique de la bibliothèque personnelle d’André Gide de Cabris (qui comporte plus de 100 mètres linéaires) ; rassemblement et tri, puis classement des photographies avec l’aide indispensable de Catherine Gide, et ce jusqu’à son décès en avril 2013.
— En 2010, il est procédé à l’informatisation des classements divers, manuscrits, photos, livres et revues.
— En 2013, le classement informatique de l’ensemble est refondé, corrigé et amendé. Le recensement du fonds photographique est pour ainsi dire complet.
De quelques collaborations – reconnaissance
La fondation Catherine Gide a une lourde dette de reconnaissance envers bien des personnes qui la soutiennent et la conseillent, à commencer par les membres de ses conseils, parmi lesquels il faut citer le regretté Jean Bollack. Tous ont travaillé et travaillent à titre bénévole, comme tant de volontaires soucieux de la faire progresser et de faire connaître ses actions diverses. Il faut ensuite remercier les chercheurs et les enseignants qui, par leurs commentaires ou leurs suggestions, l’ont constamment aidée à améliorer les archives. Le geste des héritières de Catherine Gide, qui ont accepté de céder leurs droits patrimoniaux à la fondation, est très méritoire, car il a permis de poursuivre une vision chère à Catherine Gide, liée au souvenir de son père, mais qui devait se traduire par un souci de rayonnement de son œuvre et de son esprit – et non par le figement d’une statue.
La collaboration avec plusieurs institutions mérite d’être mentionnée, comme celle avec les Éditions Gallimard qui continuent à éditer Gide avec une belle continuité – on peut ainsi citer plusieurs éditions dans des collections diverses, notamment en « Folio » et, pour les Correspondances, dans « Les Cahiers de la NRF », sans négliger le bel Album de famille qui contient également un DVD. Les Éditions Orizons ont à leur tour fait beaucoup pour Gide : publications d’études et d’essais, ainsi que Les Poésies d’André Walter, illustrées par Christian Gardair, ensuite un choix de notes préparatoires inédites de Si le grain ne meurt dans une édition de Pierre Masson. Une autre collaboration institutionnalisée est celle avec la Fondation des Treilles avec, sous ses auspices, le Centre André Gide – Jean Schlumberger. Notre gratitude va enfin à Brigitte Chimier (Musée Georges Borias, Uzès) et au regretté Jocelyn Brahic (Médiathèque d’Uzès), à Christelle Quillet (Rouen) qui a pris sur elle de confectionner, bénévolement, le catalogue de la bibliothèque personnelle d’André Gide.
Les achats : enrichissement du fonds
Les achats sont destinés à consolider la cohérence de certains pans des archives de la fondation Catherine Gide. On mentionnera par exemple l’acquisition de La Ronde de la Grenade, qui venait de compléter le manuscrit des Nourritures terrestres, ou encore l’achat d’un lot de soixante lettres, rédigées de 1893 à 1944 et destinées aux membres de la famille Laurens, dont cinquante-six d’André Gide et quatre de Madeleine Gide, ainsi qu’un poème de Paul Valéry retranscrit par André Gide. Cette acquisition a permis à Pierre Masson et à Jean-Michel Wittmann d’éditer, en recourant à d’autres archives, la Correspondance André Gide – Paul-Albert Laurens (1891-1934). Ces lettres de jeunesse rendent présentes la jeunesse de Gide, sa famille, la littérature, ses accointances avec les peintres, les mille préoccupations d’un jeune homme qui se veut écrivain. L’introduction et les commentaires de deux spécialistes de Gide permettent au lecteur d’aujourd’hui de se familiariser avec un univers disparu.
C’est bien là la mission de la fondation Catherine Gide et de ses archives : éviter que la mémoire du passé ne se perde – celle liée à Gide, à son œuvre, à son temps, celle surtout d’une certaine vision du vivre ensemble.
Peter Schnyder, président de la Fondation Catherine Gide
Le texte complet a été publié dans le Bulletin des Amis d'André Gide de mars 2016.
Bibliographie succincte
Catalogue des livres et Manuscrits provenant de la Bibliothèque de M. André Gide, Paris, Champion, 1925. [Vente par Me Queille, commissaire-priseur, à l’hôtel Drouot, les 27 et 28 avril 1925.]
Gide, Catherine, Entretiens 2002-2003, avec Jean-Pierre Prévost, Jean-Claude Perrier, Dominique Iseli et Jérôme Chenus, suivi d’un entretien avec Isabelle Bowden et de lettres inédites à sa naissance, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2009.
Gide, Catherine (éd.), « Lettres d’André Gide à Marcel Drouin (1895-1925) », La Nouvelle Revue française, nos 560 et 561, janvier et avril 2002.
Gide, Catherine (éd.), Van Rysselberghe, Élisabeth, Lettres à la Petite Dame. « Un petit à la campagne » (Juin 1024 – décembre 1926), Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2000.
Lambert, Jean, Gide familier. Nouvelle édition revue, augmentée de lettres inédites, Lyon, PUL, 2000 [éd. originale Paris, Julliard, 1958].
Mallet, Robert, préface à : Œuvres d’André Gide. Éditions originales sur grand papier, manuscrits, épreuves, exemplaires uniques, provenant de la bibliothèque de Michel Bolloré, Paris, Georges Blaizot, Libraire-expert, 1954.
Schnyder, Peter, "André Gide heute", dans Galerie, revue culturelle et pédagogique, sous la direction de Cornel Meder (Luxembourg), n° 6, 2013, p. 55-69.
Schnyder, Peter (éd.), Catherine Gide 1923-2013, s.l., fondation Catherine Gide, 2013.
Van Rysselberghe, Élisabeth, Lettres à la Petite Dame. « Un petit à la campagne » (juin 1924-décembre 1926), textes choisis et présentés par Catherine Gide, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2000.
Van Rysselberghe, Maria, L’Enfant Catherine 1923-1930, Gallimard, 2006 H.C. (repris dans La Nouvelle Revue française, no 580, janvier 2007, p. 108-130).