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Les carnets Gide

Boîte 01

La Fondation Catherine Gide, qui fêtera bientôt ses 20 ans, a décidé de faire don de ses archives à la Bibliothèque nationale de Berne. Ce sont désormais les Archives littéraires suisses qui prendront soin de ce fonds. Pour ce nouveau Carnet, nous vous proposons, en plus d'articles visitant l'ensemble des Archives Gide avant leur départ d'Olten, d'ouvrir la première boîte. Que contient la Boîte 01 de ces archives ? Que raconte-t-elle ? Vers où nous conduit-elle ? 

Les Archives d’André Gide « à l’abri de la mort »

Ambre PHILIPPE

« Les raisons qui me poussent à écrire sont multiples, et les plus importantes sont, il me semble, les plus secrètes. Celle-ci peut-être surtout : mettre quelque chose à l'abri de la mort […]. »

Nous sommes en plein été, le 27 juillet 1922, lorsqu’André Gide note cette phrase dans son Journal. Il est alors à La Bastide Franco, domaine agricole situé sur la commune de Brignoles, dans le Var. Les cigales ne l’empêchent pas de réfléchir au destin de ses livres, qui n’ont connu, dit-il, que des « fours » — sauf « celui qui (non le moins réussi peut-être) reste le plus en dehors de mon œuvre, qui m'intéresse le moins (je prends ce mot dans son sens le plus subtil) et que, somme toute, je verrais le plus volontiers disparaître. »

L’écrivain a 53 ans. Parler de ses archives n’a alors pas encore de sens : il s’agit de parler de l’oeuvre elle-même, de ce qui a été maîtrisé, de ce qui passe par le livre. Quelle meilleure façon de se mettre, en effet, à l’abri de la mort, que de rendre public, que de passer du manuscrit à la publication ?

Le travail n’est pas terminé pourtant, il est peut-être même sans fin : car un écrivain et ses livres laissent dans leurs sillages des archives qui semblent aussi mettre à l’abri de la mort tous les secrets — quand ils n’ont pas été brûlés, comme ce fût le cas avec toutes les lettres que Gide échangea, pendant 30 ans, avec sa femme. Catherine Gide, et à sa suite la Fondation qui porte son nom, n’ont eut de cesse de traiter ce que Gide avait laissé derrière lui, pour dénicher et partager. En 2025, ces archives font état de 26 boîtes numérotées de A à Z et de 36 boîtes numérotées de 01 à 36 contenant environ 15000 documents, et d’un ensemble de pochettes à dessins grands formats contenant plus de 3500 photographies classées par années.

 

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Gide à son bureau
André Gide à son bureau en 1949. © ALS, don FCG. 

 

Le goût du secret — ici exprimé par Gide, si simple : désir d’immortalité de l’écrivain, qui avoue écrire pour ne pas entièrement mourir —, ou plutôt de sa révélation, explique bien des initiatives culturelles, et une certaine politique de la littérature : tout garder, mettre en valeur et protéger du temps qui décompose ; entrer dans le temps de la conservation.

Le métier d’écrire et celui de conserver coïncident, l’un utilisant l’ingéniosité des mots, l’autre des techniques. Ainsi, c’est après un long processus que le travail de l’écrivain, son goût du secret, rencontre celui des archivistes, leur goût de l’archive, dont parlait déjà si bien Arlette Farge en 1989. De la liasse d’archives, l’historienne écrivait par ailleurs : « Été comme hiver, elle est glacée. »

Nous sommes en hiver, le 4 février 2025, quand les Archives d’André Gide quittent la ville ferrovière d’Olten, dans un camion venu de Berne et y retournant. Ce petit billet n’a d’autre objectif que d’annoncer ce départ — un nouveau départ pour les archives gidiennes !

Le Carnet qui l’accompagne propose de rapidement se plonger dans la vie de ces archives, à travers l’ouverture de la première boîte, qui est l’occasion pour Martine Sagaert, Juliette Solvès et Valérie Dubec d'en commenter une liasse, en révélant, sous des noms opaques (01-29, 01-55, 01-06...), l'étrange variété. Une lettre à Victoria Ocampo, un article sur Verhaeren, un fichier absent dans lequel se trouve le télégramme annonçant la condamnation du capitaine Dreyfus... Et derrière eux, restés cachés, un cortège de manuscrits gidiens : le brouillon de l'article sur Proust, une lettre à Paul Claudel, ses échanges avec des critiques, des pages inédites de Saül, le faire-part de mariage d'André Gide, une lettre cocasse du tout jeune Pierre Louÿs, dans sa plus belle écriture ronde, à la mère de Gide, le faire-part de naissance du fils de Barrès... Une boîte d’archive est toujours, à sa façon, un feu d’artifices.

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Lettre de Gide à Claudel
Brouillon d'une lettre de Gide à Claudel, 15 juin 1926, dans la première boîte, cote : 01-43. 

Avec Caroline Donati, nous découvrons de quoi se compose l’ensemble de ces archives, des “coulisses” ayant occupé sur plusieurs décennies le rez-de-chaussée d’un bâtiment de briques rouges tourné vers les lignes acérées du Jura : un chemin parmi les broussailles et les fleurs les plus éclatantes, anonymes, grands noms : topographie de la littérature du 20e siècle. Pour Peter Schnyder, qui y navigua si longtemps et doit aujourd’hui s’en séparer, c’est l’occasion de s’interroger sur la relation de Gide au papier.

À Olten, ouvrir une archive était encore vivre parmi les papiers sans avoir à retenir son souffle ou ses doigts — d’ailleurs, certains documents portent la trace — mais de quelle époque ? — d’un café renversé. Juliette Solvès a passé du temps à s'émouvoir de cette langue des signes et des taches propre à l'archive : elle en parle dans le métier d'archiver.

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nouvelle génération aux archives
Les Archives André Gide à Olten avant leur départ en février 2025. © AP


Il était temps de trouver à ces archives un lieu digne d’en prendre soin. Cela ne nous enlèvera pas les souvenirs de longues années privilégiées, le nez dans les liasses d’hiver et les pensées d’été, les mains libres, le goût de l’archive et la possibilité d’en déceler les secrets, plus forts et plus présents encore que dans n’importe quelle institution : il n’y avait qu’une porte à ouvrir, et on pouvait accéder à n'importe quelle boîte. Le tout était classé, rangé, répertorié, nous y avons inlassablement travaillé, mais il avait encore la fraîcheur d’une friche, l’odeur d’un chantier. Il y avait encore des choses qui n’avaient pas été trouvées, des enveloppes qui n’avaient pas été ouvertes, des lianes à faucher. Le reste appartient désormais aux Archives littéraires suisses ; l’aventure se poursuit avec eux, dont la Fondation Catherine Gide devient, à travers ce don, partenaire.

À ce titre, et en guise de relais, nous avons souhaité poser une question à leur cheffe, Stéphanie Cudré-Mauroux