Enveloppe de Tokyo
Les carnets Gide 01/03

Japon

JAPON : un pays dans lequel André Gide ne s'est jamais rendu. Un pays avec lequel il entretient pourtant des liens forts, ou plutôt, qui entretient avec son écriture un lien inattendu. Nous allons pour ce Carnet lire la correspondance entre Gide et des japonais(es), regarder l'adaptation de La Symphonie pastorale (田園交響曲), s'intéressant à la question des échanges et des traductions.

Inédits de la Fondation des Treilles. Le Japon dans les archives du Cabinet Jean Schlumberger

Valérie DUBEC

Valérie Dubec est responsable de la bibliothèque de la Fondation des Treilles, à Tourtour. C'est également elle qui prend soin, avec Olivier Monoyer, du fonds d'archives littéraires du Centre André Gide-Jean Schlumberger. Elle explore pour ce Carnet le regard de Jean Schlumberger sur le Japon, en l'illustrant de manuscrits inédits.

Le 25 avril 1931, Gide écrivait dans son Journal, évoquant l'enthousiasme de son ami pour les créations japonaises :

Adrienne Monnier a eu la gentillesse de m'envoyer la Vie de Milarépa dont elle et Jean Schlumberger chantaient merveille. “C'est plus beau que l'Évangile, disait-elle, vous verrez.” Mais je reste complètement réfractaire. De même (ou presque autant) aux Nos japonais, dont Jean m'envoie également un volume en traduction anglaise (Arthur Waley).

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Anne Schlumberger au bureau de son oncle
Annette Gruner-Schlumberger photographiée par Jacqueline Hyde au bureau de son oncle Jean Schlumberger, dessiné par André Gide pour son ami et qui se trouve toujours aujourd'hui à la Fondation des Treilles. © Hyde / Treilles

Si l’on consulte attentivement la bibliographie des écrits de Jean Schlumberger que l’on trouve dans  les Notes sur la vie littéraire, édition présentée par Pascal Mercier chez Gallimard en 1999, il apparait que le Japon ne figure qu’une fois au milieu des 934 textes publiés dans des périodiques, contributions directes ou préfaces, qui s’échelonnent entre 1899 et 1967. Il s’agit dans ce cas précis d’une publication parue dans La NRF de septembre 1922, rubrique “Lettres étrangères”, où Jean Schlumberger, lui-même dramaturge, s’intéresse de près aux rouages du théâtre japonais et plus particulièrement à ceux qui régissent la pratique du Nô, l’une des plus anciennes formes de spectacle vivant au monde. Il mentionne pour cela deux ouvrages, l’un paru aux éditions Bossard intitulé Cinq Nôs dont on doit la traduction à Noël Péri et le second, The No plays of Japon, d’Arthur Waley paru en 1921 aux Editions G. Allen & Unwin.

Après avoir comparé le contenu éditorial des deux ouvrages qui se complètent visiblement favorablement, Jean Schlumberger s’attache plus particulièrement à nous décrire les principales caractéristiques de ce drame lyrique « d’un abord ingrat » : brièveté du texte, origine des thèmes empruntés, rythmes de la mise en scène, jeu des acteurs… « même au Japon il ne s’adresse plus qu’à un public lettré ». Il nous en présente dans un premier temps les contraintes. On y apprend ainsi que le Nô « ne comprend à proprement parler que deux scènes (séparées par un intermède comique) et ne met en présence que deux personnages, entourés de comparses peu nombreux et d’un chœur chargé d’expliquer leurs actions. L’auteur est donc réduit à quelques raccourcis pathétiques, à quelques gestes soigneusement mis en valeur.  Le jeu des acteurs y est également bridé « par toute sorte de traditions […] le personnage principal est toujours placé à tel endroit, il doit regarder dans telle direction, s’exprimer en vers de tant de syllabes. » Il souligne également les « embardées » de langage tout à fait incompréhensibles dans une langue étrangère, la traduction des « mots pivots fort goûtés des japonais » étant incapable de nous en faire deviner l’agrément…

Mais si malgré cela nous persévérons et écartons « de terribles ronces avant d’atteindre le centre humain du Nô » alors nous serons récompensés ! Ainsi « le théâtre japonais est instructif à deux points de vue : par la manière dont il pose un sujet, c’est-à-dire par sa stylisation lyrique, puis la manière dont il le met en œuvre, c’est-à-dire par la stylisation du jeu. […] Quand un auteur s’élève à un accent si voisin de celui de Goethe, il mérite que nous nous approchions de son œuvre avec une curiosité avide et que nous lui fassions assez de crédit pour en débroussailler l’accès. »

Cet art dramatique est également évoqué dans les Notes de lecture de Jean au travers de critiques d’ouvrages comme celui d’André Lequeux, Le Théâtre japonais, paru initialement en 1899, dans lequel l’auteur, professeur d’histoire spécialiste de ce pays, retrace l’origine de cette discipline depuis la période classique jusqu’à son inscription dans la société contemporaine. (Doc.1) Dans cette note de septembre 1902, Jean Schlumberger qualifie l’ouvrage de « petite étude intéressante et peut-être un peu partiale en faveur du théâtre japonais ». Il souligne en quelques mots l’importance pour le public nippon de la « copie du vrai », notamment dans la mise en scène, et constate « qu’au contraire de ce que voulait Schiller en rétablissant le chœur afin de former comme une barrière idéale entre le spectateur et l’œuvre d’art »  les acteurs au Japon « se mêlent au public afin d’augmenter l’illusion et jouent jusqu’aux portes du théâtre ». De même pour le souffleur qui se tient au beau milieu de la scène. « C’est le contrepied de notre art dramatique. »

Jean Schlumberger apparait souvent critique dans ses notes consacrées à des ouvrages dont la thématique concerne le Pays du soleil levant. Ainsi, des Japoneries d’automne de Pierre Loti, il dira en 1901 :

Comme toujours des visions lumineuses, vieux temples somptueux, soieries, tombeaux, forêts de cèdres. Excellent quand ce ne sont que d’objectives notes de touristes, mais médiocres dès que l’auteur entre en scène. L’ensemble est superficiel, vu en passant, sans pénétration du vrai Japon, sans ces dessous nécessaires qui seraient une forte connaissance de l’art et de l’histoire du Japon. (Doc.2)

De la même façon, le précis de Littérature japonaise de William George Aston paru en 1902 chez Colin sera qualifié d’« assez médiocre et peu propre à faire comprendre la beauté des œuvres » (Doc.3). Il y souligne néanmoins la glorification de la routine dans les écrits de Tchikafousa, homme d’état et soldat, qui joua un rôle important dans les guerres civiles qui troublèrent le Japon dans la première moitié du XIVe siècle : « C’est un principe vraiment béni que de suivre l’ornière du chariot qui a précédé, quel que soit le risque qu’ait à courir notre sécurité. » (Doc. 3)

Il semblerait donc que notre auteur ait une petite connaissance de ce pays, doublée d’une réelle admiration pour ses us et coutumes. Il s’intéresse ainsi de près au Bushido, le code d’honneur japonais, évoqué dans une conférence faite à la Société franco-japonaise le 1er avril 1905, et éditée la même année par l’Imprimerie de la Cour d’appel de Paris. Cette conférence est donnée par le Marquis Antoine de la Mazelière, voyageur et écrivain français né en 1864. Jean Schlumberger nous informe que le caractère du samouraï est fort analogue à celui que les romans du Moyen Âge prêtent à Lancelot par exemple. Le samouraï est un « homme sans moi » c’est-à-dire que « l’exercice de sa force de volonté supprime toutes les faiblesses individuelles. L’héroïsme est avant tout une démonstration toute gratuite de supériorité. » Un héroïsme illustré par l’histoire de ce chef d’une confrérie créée au XVIIe siècle pour protéger les petites gens contre les violences des seigneurs, et qui fait apporter sa bière au festin où il se rend, sachant qu’il y sera assassiné… (Doc. 3)

Autre élément important de la vie japonaise, la cérémonie du thé fait également l’objet d’une note de lecture de notre auteur. Il l’évoque à propos d’un essai rédigé en anglais par Okakura Kakuzo en 1906, The book of tea, qui met l’accent sur la façon dont le rituel du thé nous renseigne sur les modes de vie et de pensée des japonais : « La cérémonie du thé est issue du Taoïsme et du Zennisme [que Jean Schlumberger écrit avec 2 « n »], deux courants de pensée individualistes et qui représentent au dire des chinois “l’art d’être dans le monde” contrairement au bouddhisme et au confucianisme. Le Taoïsme enseigne à trouver des beautés dans un monde de souffrances. Mais pour concevoir cette beauté il faut comprendre tout l’ensemble et pour cela ménager en soi un vide qui puisse recevoir le monde extérieur. De là en art la préoccupation de laisser subsister un vide, quelque chose qui n’est pas dit et qui permettra au spectateur d’y entrer lui-même. Le zennisme, encore d’avantage, est la théorie de la relativité, c’est l’art de “sentir l’étoile polaire dans l’hémisphère Sud” (comme le dit Okakura Kakuzo) et de ne chercher la réalité que dans l’activité de notre esprit. D’où amour de l’abstrait, préférence du noir et blanc à la couleur, amour des humbles créatures, de l’action modeste. »

La maison du thé est le lieu vacant, l’asile de la fantaisie et de la dissymétrie. Elle doit être petite et donner l’impression d’une pauvreté raffinée (elle a son origine dans le couvent « zenn », qui n’est lui-même pas un lieu de culte mais de méditation. Le maître du thé, Kobori Enchiou (Kobori Enshū, également architecte de l’époque Edo) disait : « Approche une œuvre d’art comme tu approcherais un grand prince. » (Doc. 4)

En matière d’œuvres d’art, l’on connait les relations que Jean Schlumberger entretenait avec la peinture et dans une lettre qu’il adresse en 1908 à sa femme Suzanne, peintre elle-même et élève de Théo Van Rysselberghe, il fait part d’un achat d’estampes japonaises signalées par André [Gide] : « … après avoir passé par les magasins du Louvre où André m’avait signalé un arrivage d’estampes japonaises à des prix extravagants. Naturellement des tirages modernes, mais très bons. J’en ai acheté plus de 60 dont plusieurs en double ou triple pour cadeaux. Je voudrais en donner quelques-unes aux Sueur. Quelques Hokusaï mais surtout des Utamaro et des Hiroshige : une douzaine de planches des cents vues de Yeddo (ancien nom de Tokyo) que Van Rysselberghe nous avait prêtées en cahier. » (Doc. 5)

Jean s’était déjà intéressé à la figure d’Hokusaï en 1901 au travers d’une critique de la biographie du peintre et graveur japonais établie par Edmond de Goncourt, biographie éponyme parue en 1896. Là encore, il a la dent dure… « Le style d’Ed. de Goncourt est aussi détestable que possible ; phrases macaroniques d’une demi-page où s’enchevêtrent les propositions  et dont souvent la queue a complètement oublié la tête. »

Mais il nous livre néanmoins un petit portrait intéressant de cet artiste du XVIIIe siècle, surnommé parfois « le Vieux Fou de la peinture » dont il évoque, c’est amusant, les « Mangwas », importante collection de croquis de nombreux sujets divers, gravés sur bois en trois couleurs (gris, noir et chair) et répartis en 15 carnets.…

Dans sa note de lecture, Jean Schlumberger nous dit :

À la fin du volume, la figure de Hokusai émerge de cette un peu fastidieuse énumération. Il était apparu dans les premières préfaces plein d’une verve modeste quoique ferme. à soixante-quinze ans, c’est devenu une véritable grandeur, mais bien éloignée de la nôtre. Il est pauvre, il mendie de ses éditeurs quelques étrennes (p. 221) toujours avec des plaisanteries ; mais sa passion pour l’art fait tout oublier. « Mon seul plaisir c’est de devenir un habile artiste » écrit-il à cette époque et quand on envisage l’œuvre gigantesque déjà exécutée par le peintre, cette passion de travail et de perfection prend quelque chose de gigantesque. Il signe maintenant « Le vieillard fou de dessin » […]. La passion qui frémit dans les conseils qu’il donne dans ses traités sur la peinture rappelle celle des vieux maîtres de la Renaissance. Même amour passionné de la nature en ses moindres détails.
« Tout ce que j’ai produit avant l’âge de 70 ans, ne vaut pas la peine d’être compté », dit-il dans son admirable préface aux cent vues de Fouji-yama en 1835 (p. 261). C’est un morceau de toute beauté où éclate la vitalité, la modestie, la folie de l’art.
Et sur son lit de mort il disait : « Si le ciel me donnait encore dix ans !.... si le ciel me donnait encore cinq ans de vie….je pourrais devenir un vrai grand peintre. »  C’était en 1849… il avait 90 ans… (Doc 6)

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Lettre de Jean Schlumberger à sa femme Suzanne, 1908, lue par Valérie Dubec
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Lettre de Jean Schlumberger à sa femme Suzanne, 6 novembre 1908. © Fondation des Treilles
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Jean Schlumberger, note de lecture sur Hokusai. © Fondation des Treilles
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Jean Schlumberger, "Japoneries d'automne. Loti". © Fondation des Treilles
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Jean Schlumberger, notes sur le théâtre japonais. © Fondation des Treilles
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Jean Schlumberger, notes sur le Bushido. © Fondation des Treilles
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 Jean Schlumberger, notes de lecture sur "Le livre du thé". © Fondation des Treilles
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