Jacques Rivière resurgit

Peter SCHNYDER

Une réédition bienvenue des œuvres du critique et de l’essayiste

Jacques Rivière. Critique et création. Édition établie sous la direction de Robert Kopp, avec la collaboration d’Ariane Charton et Olivier Bellamy, Paola Codazzi, Stéphane Guégan, Jean-Marc Quaranta et Jürgen Ritte. Préface de Jean-Yves Tadié (Bouquins / Mollat, « La Collection », 2025, 32 €)

Jacques Rivière a été un homme aux multiples talents. Immensément cultivé, « lecteur idéal » selon Marcel Proust, ouvert à tous les domaines, agréable à lire car toujours lucide et proche de son lecteur, bien informé, ayant plaisir à développer avec force un sujet, une thématique, un auteur, mais tout aussi bien un compositeur (Ravel, Debussy, Paul Dukas, Wagner…), un peintre (Gauguin, Matisse, Maurice Denis, Pierre Bonnard…), intéressé à la politique, conférencier apprécié et romancier à ses heures, hélas trop rares et interrompues par sa mort prématurée à 38 ans. Jacques Rivière ne cherche pas à avoir raison, ni à s’imposer ; son guide, c’est une intuition doublée d’empathie et bridée au besoin par une intelligence toujours en éveil. De là vient sans doute son style inimitable, qui établit une forte présence entre l’auteur et son lecteur, et qui se situe volontiers entre le reportage et le poème en prose. 

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L’ouvrage à présenter est publié sous la direction de Robert Kopp et d’Ariane Charton ; Jean-Yves Tadié l’a préfacé avec brio : « Aucun écrivain à la grandeur encore à découvrir, et parmi lesquels Rimbaud, ne lui a échappé, à lui, aucun futur démodé ne l’a retenu. » Le préfacier insiste : « C’est pourquoi son œuvre est considérable, non pas quelques centaines, mais des milliers de pages se proposent ainsi à l’histoire littéraire, quand on évoque le Jacques Rivière, elles portent la trace de sa signature, le souvenir de son regard et l’ombre de sa voix. » Il s’arrête sur son appel à rompre avec le roman psychologique, son idée du « roman d’aventure ». Paola Codazzi, co-éditrice du volume qui a assuré la partie « Théorie et vie littéraire », prolonge la réflexion sur cette nouvelle vision romanesque. Elle revient sur les Études que Rivière publie en 1911 aux Éditions de la NRF : l’essentiel de son style s’y trouve déjà ; les œuvres étudiées passionnément se doublent ici d’un esprit autocritique toujours en éveil. Tout dogmatisme est banni de ces textes, qui se situent entre le journalisme et la critique académique. Le plus important, c’est ce que provoque une œuvre chez le lecteur, c’est la sincérité qu’elle est capable d’exprimer. Elle commence, comme le montre un essai de 1912, « De la sincérité envers soi-même ». Paola Codazzi y voit le fondement de sa démarche critique. « Exit alors le symbolisme, au profit d’une littérature qui se refuse à emprunter les sentiers battus et qui, en revanche en arpente d’inexplorés. » Le mystère garde ses droits, tout comme l’aventure. Le style est palpitant, mais non moins rigoureux. 

Rédacteur, éditeur, bon conférencier, renouant avec les vieilles habitudes de Lakanal, il ne craint pas les digressions, les redites, les développements-variations, la mise en valeur de ce qui est haut en couleur. 

Après la Première Guerre, promu directeur de la revue, il définit le sort du groupe. Il sort la revue des terrains marécageux, quand les passions politiques sont à leur comble et que l’autonomie de la littérature est remise en question. C’est alors qu’il scelle « son nom à celui de La NRF, en assurant sa postérité et en même temps la sienne ». 

L’originalité de ce volume, c’est qu’il offre la plupart des textes critiques et même les fictions de Rivière sans renoncer à les présenter, les contextualiser, les annoter. L’ensemble est ainsi divisé en cinq grandes sections éditées par des spécialistes : Ariane Charton (« Grands écrivains : une clairvoyance doublée de passion »), Stéphane Guégan (« Peinture et présence au monde »), et Olivier Bellamy (« Un écrivain de la musique »). Jürgen Ritte présente « Rivière, entre nationalisme et cosmopolitisme » et Jean-Marc Quaranta se penche sur « les Œuvres d’imagination. Une autre part de lui-même ». Paola Codazzi a signé la partie « Théorie et vie littéraire ». 

Selon Robert Kopp, il est grand temps de se souvenir de ce grand critique et éditeur : « Ouvert comme nul autre à la nouveauté, respectueux de la tradition qui doit la nourrir, Rivière est aussi celui qui, au lendemain de la « Grande Guerre », alors que lui fut confiée la direction de la revue, a compris qu’il était urgent de rendre celle-ci à la littérature et aux arts et que ceux-ci étaient universels, n’appartenaient à aucune nation en particulier. » Jacques Rivière n’a pas eu le temps de mener à terme la plupart de ses projets de fiction. Le volume permet également de saisir quel romancier en herbe il a été. Il faut donc saluer cette belle entreprise qui nous permettra de découvrir ou de redécouvrir ces pages alertes, pleines de vie, intenses, médiatrices qui donnent à la critique et à l’essai un nouveau statut : celui de littérature