Le théâtre d’André Gide, 1 : "Le Retour de l’enfant prodigue" (1907)

Jean-Claude Perrier

Le Retour de l’enfant prodigue est, à plusieurs titres, plutôt atypique dans l’œuvre d’André Gide. Ainsi que son Journal l’atteste, il a été écrit en février-mars 1907, et, une fois n’est pas coutume, d’une seule traite. « Pour la première fois l’exécution a suivi immédiatement la conception », confie-t-il. Soit une quinzaine de jours pour l’écriture proprement dite, et huit jours pour la correction. À noter qu’un moment le texte s’intitula Le Fils prodigue.

À l’origine, Gide qualifie son opus de « traité » (tout comme Philoctète) et, à partir de 1912, date de sa première édition « grand public » à la N.R.F., Le Retour de l’enfant prodigue sera publié en un volume collectif, précédé de cinq autres traités (dont Philoctète et Bethsabé). Il en sera ainsi jusqu’à ce que l’édition du Théâtre complet chez Ides et Calendes (1947-1949) l’y agrège (comme Philoctète et Bethsabé), avec, à l’évidence, l’approbation de l’auteur. 

La toute première publication du texte se fit, très rapidement après son achèvement, dans la revue Vers et Prose, en mars-avril-mai 1907. Vinrent ensuite une édition originale procurée par la même revue, puis une édition de luxe à la Bibliothèque de l’Occident, en 1909, avant celle de la N.R.F. Ainsi que sa qualification de « traité » le laisse entendre, Gide n’avait pas conçu cette œuvre pour être représentée sur scène. Elle le fut en fait pour la première fois, en Allemagne, à travers la traduction qu’en donna Rainer Maria Rilke (1875-1926), en 1914. Les deux écrivains se connaissaient et s’appréciaient, même si l’on ne saurait qualifier leur relation de réelle « amitié ». Gide, pour sa part, avait déjà traduit des fragments de l’unique roman du poète autrichien, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, publié dans La NRF en 1911. Mais il ne s’agit pas là d’un simple « échange de bons procédés ». Rilke a toujours été hanté par la figure de l’enfant prodigue, à qui il a consacré deux grands poèmes. 

Sa version de l’œuvre fut jouée avec succès en Allemagne, dans diverses occasions, jusqu’en 1933. C’est cette même année que la pièce française fut créée par la compagnie Le Rideau de Paris, mise en scène de Marcel Herrand (1897-1953), accompagnée de la musique d’Henri Sauguet (1901-1989), disciple de Debussy et membre du « Groupe d’Arcueil », qui a beaucoup écrit pour le cinéma et le théâtre. Herrand, acteur, metteur en scène et directeur de théâtre, fonda et dirigea la troupe du Rideau de Paris, avant de prendre la direction du Théâtre des Mathurins. C’est là qu’il mettra en scène, en 1945, une autre pièce de Gide, Le Treizième arbre

Au vu de la forme choisie par Gide, on peut à bon droit considérer Le Retour de l’enfant prodigue comme une pièce de théâtre, même s’il ne s’y « passe » rien à proprement dit. Après un prologue où un lecteur / narrateur qui pourrait bien être l’auteur explique brièvement son projet et sa dette à l’égard de l'Évangile (Luc, 15, 11-32), viennent cinq tableaux, constitués de dialogues entre deux personnages : le prodigue et les autres membres de sa famille. Le lecteur interviendra encore en préambule de chaque tableau, sauf le troisième. 

Dans le premier, le lecteur commente l’intrigue en direct, alors que l’Enfant prodigue repentant retrouve son père qui l’accueille à bras ouverts et ordonne de tuer le veau gras en son honneur. Dans le deuxième, le fils et son père s’expliquent à cœur ouvert, et le prodigue reprend sa place au sein de la famille, et de ses richesses. Le troisième montre la confrontation entre le frère aîné, celui demeuré à la maison, fidèle aux siens, et l’autre. Le fils « fourmi » n’admet pas de se voir dépossédé d’une partie de son héritage pour le partager avec son cadet « cigale ». Mais un accord finit par être trouvé. Dans le tableau suivant, le fils prodigue retrouve sa mère aimante, laquelle lui fait part de son grand souci : elle redoute que leur troisième fils, le plus jeune, ne suive les traces du prodigue, qu’il a peu connu, mais avec qui il présente déjà nombre de similitudes de caractère. Elle demande au prodigue de faire rentrer le puîné dans le droit chemin. C’est dans cet esprit qu’il aborde leur rencontre, d’abord assez tendue, dans le cinquième et dernier tableau. Mais parvient-on à retenir un jeune être assoiffé de liberté, qui se reconnaît en ce que vous fûtes, et où vous vous retrouvez vous-même au même âge ? On se doute de l’issue.

Gide s’est montré fidèle à la célèbre parabole biblique, laquelle a suscité et continue de susciter nombre d’interprétations, parfois divergentes. En revanche, il l’a développée, et renouvelée, avec l’apparition de la mère et, surtout, l’invention du troisième frère, le plus jeune, qui ressemble par trop au prodigue. La pièce marque la tension entre les personnages pris deux à deux, mais aussi l’amour qui les lie, et offre un crescendo dramatique jusqu’à sa fin, parfaitement symétrique à son début : un fils revient, un autre s’en va.

Quant aux intentions de Gide, et la « morale » de son « traité », nul mieux que lui pour s’en expliquer. Son éditeur Richard Heyd, dans sa notice consacrée à cette pièce (Théâtre Complet, volume III), cite une lettre envoyée par l’auteur à son ami Christian Beck, écrivain belge qui était aussi le père de la romancière Beatrix Beck, laquelle fut un temps la secrétaire de Gide. 

Dans cette lettre, datée du 2 juillet 1907, Gide revendique explicitement son intention en écrivant sa « petite œuvre de circonstance » : transposer à sa façon la tentative — très avancée — de conversion au catholicisme dont il avait été l’objet de la part de Paul Claudel, appuyé par Francis Jammes, un des plus vieux amis de jeunesse de Gide, converti lui aussi. Le paroxysme de l’entreprise se situe en 1906, quand l’auteur de L’Immoraliste traversait une profonde crise spirituelle. Il faillit vaciller, mais se reprit vite. « Il sentit que « j’échappais », raconte-t-il à Beck, en parlant de Jammes. Et Gide de s’identifier au fils prodigue, lequel, dit-il, s’il était rentré à la maison, c’eût été pour « aider à en sortir le petit frère ». Et la citation se conclut sur son « état moral », redevenu « fort bon quand je vais bien ». Quant à son énergie créatrice, elle va vite trouver un second souffle, et les chefs-d’œuvre s’enchaîner : La Porte étroite (1909), Les Caves du Vatican (1914), La Symphonie pastorale (1919), etc.

Le Gide du Retour de l’enfant prodigue est demeuré ou redevenu tel qu’il était en 1895, celui des Nourritures terrestres et des fameuses phrases de Ménalque qu’il convient de citer ici en entier : « Familles, je vous hais ! foyers clos, portes refermées, possessions jalouses du bonheur. Parfois, invisible de nuit, je suis resté penché vers une vitre, à longtemps regarder la coutume d’une maison. Le père était là, près de la lampe la mère cousait ; la place d’un aïeul restait vide ; un enfant, près du père, étudiait ; et mon cœur se gonfla du désir de l’emmener avec moi sur les routes. » 

Gide, libre à jamais, et même professeur de liberté, donnant à la parabole biblique de L’enfant prodigue une dimension toute personnelle, subversive, réponse malicieuse aux bigots qui avaient tenté de le prendre dans leurs filets.