« (Re)fondatrices » : quatre fondations européennes entre conservation du patrimoine et accompagnement à la création

Paola Fossa

Paola Fossa a suivi les Journées Catherine Gide. Elle rend compte pour nous de ce qu’elle a retenu de la table ronde Femmes fondatrices.

Des « femmes fondatrices », ayant créé ou gérant des fondations et organismes de soutien à la culture à travers l’Europe : c’est le thème de la table ronde qui a clôturé les Journées Catherine Gide, le dimanche 16 avril 2023 au Cinéma Le Grand bleu du Lavandou. Autour de ce sujet se sont réunies, pour un moment d’échange modéré par Paola Codazzi (Fondation Catherine Gide), les représentantes de quatre fondations culturelles européennes : Édith Heurgon pour le Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle, Vera Michalski-Hoffmann pour la Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature (Montricher, Suisse), Ambre Philippe pour la Fondation Catherine Gide (Olten, Suisse), Maryvonne de Saint Pulgent pour la Fondation des Treilles (Tourtour).

La rencontre s’est ouverte autour de l’histoire des institutions représentées et, comme le titre l’annonce, de leurs fondatrices. Maryvonne de Saint Pulgent revient sur l’histoire de la Fondation des Treilles et de la mécène Anne Gruner-Schlumberger (1905-1993), qui a voulu créer un lieu de rencontre au service de la recherche scientifique et des arts. Le domaine accueille des équipes de recherche pour des séminaires et séjours d’études dans toutes les disciplines, et organise des résidences d’écrivains, de photographes et de compositeurs. En 2008, la Fondation créé le centre André Gide–Jean Schlumberger, pour remettre au centre des préoccupations la littérature. Celui-ci résulte de la rencontre entre les archives de ces deux écrivains amis, par le biais de deux fondations, celle de Catherine Gide et celle des Treilles. Les Treilles, définis par leur fondatrice Annette Schlumberger comme « une foi d’amour », sont « une utopie, et une utopie architecturale avant tout », relève Maryvonne de Saint Pulgent. Le domaine de trois-cent hectares, avec ses résidences, ses piscines, ses paysages forestiers, ses œuvres d’art, veut offrir un cadre de beauté à la rencontre des esprits. Les personnalités qui fréquentent les Treilles ont l’occasion d’échanger lors des moments partagés autour d’une table ronde ou sur un chemin : « même si une seule rencontre advient, l’utopie est réalisée », affirme-t-elle. 

Édith Heurgon reparcourt l’histoire du Château de Cerisy, qui a accueilli l’héritage de l’Abbaye de Pontigny, cadre des célèbres Décades ayant animé la vie culturelle européenne dans la première moitié du siècle dernier. Encore une fois, c’est une descendance féminine qui gère les activités à Cerisy : déjà Marie-Amélie (Lily) Savary (1875-1948), épouse de Paul Desjardins, était surnommée « l’abbesse » à l’époque de Pontigny ; sa fille, Anne Heurgon-Desjardins (1899-1977), a hérité de son patrimoine et rénové le château de Cerisy, où elle a créé le Centre culturel international, transmis à ses deux filles, Catherine Peyrou et Édith Heurgon, qui dirige actuellement le Centre. Dans le cas de Cerisy, le premier objectif est de favoriser la rencontre et l’échange à travers l’organisation régulière de colloques réunissant chercheurs et passionnés du monde entier, ainsi qu’un public local.

Ces lieux de culture, à la fois élitaires et au service du territoire, se tournent en même temps vers le passé et vers le futur, comme le précise Ambre Philippe, qui rappelle l’histoire de Catherine Gide (1923-2013) et de la Fondation qui porte son nom. Elle approfondit les difficultés de la conservation des archives et, surtout, de leur accessibilité : parfois, les fonds légués à des grandes institutions (comme la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet) deviennent difficiles d’accès, alors que celles d’une « petite fondation qui soigne son travail restent accessibles ». Elle ajoute, citant Derrida, qu’un héritage ne doit pas seulement être accepté et recueilli, mais aussi relancé, réaffirmé. Les institutions culturelles convoquées sont des réserves — de véritables « sanctuaires pour la pensée et la nature » —, dans le sens où elles préservent, à travers un lieu unique, à la fois une mémoire culturelle et un patrimoine naturel, avec un devoir de continuité. La fondation Catherine Gide soutient, malgré l’absence de lieu remarquable, le travail inventif des créateurs et des chercheurs autour de son héritage littéraire. Le lieu par excellence pour Gide, qui vivait selon un certain nomadisme et a ainsi rendu moins évident l’inscription dans une utopie architecturale, n’est autre que l’écriture.

Vera Michalski-Hoffmann, de son côté, précise : sa fondation, créée en 2004 au Pied du Jura en la mémoire de son époux Jan, s’inscrit pleinement dans l’axe du soutien à la création, au présent : la fondation vise à encourager la création littéraire et la lecture. Elle a été conçue pour répondre aux nécessités des écrivains résidents : une grande bibliothèque multilingue, spécialisée en littérature, est le réservoir où les auteurs peuvent prendre le temps de lire et de réfléchir, avant d’écrire. À coté de la bibliothèque, la fondation possède une collection d’ouvrages d’artistes contemporains qui mettent le livre au centre de leur création. D’ailleurs, Vera Michalski est aussi à la tête d’un groupe éditorial de première importance et fondatrice, avec son époux, des éditions Noir sur Blanc, qui visent à créer des passerelles littéraires entre l’Est et l’Ouest de l’Europe, à travers un catalogue d’auteurs et auteurs slaves, classiques et contemporains, traduits en langue française. Dans ce double rôle, elle souligne la nécessité du dialogue entre les différentes institutions culturelles à travers l’Europe.

Pour Maryvonne de Saint Pulgent, le soutien aux créateurs est étroitement lié à la politique culturelle : les fondations et leurs activités ont besoin de supports économiques. La politique culturelle, en Europe, est confiée principalement aux pouvoirs publics, alors qu’en Suisse il y a une intervention plus forte des acteurs privés. Les deux doivent pouvoir s’intégrer et collaborer pour l’éducation des artistes mais aussi du public : il faut cultiver la capacité d’apprécier une œuvre d’art, ce qui devient particulièrement évident dans le domaine musical.

Et c’est justement pour aller à l’encontre des tendances de nos sociétés que, d’après Édith Heurgon, les fondations devraient se concentrer non seulement sur la recherche et la création, mais aussi sur la diffusion et la vulgarisation. C’est à travers ce dernier volet qu’elles peuvent avoir un véritable impact sur la communauté et dialoguer avec les pouvoirs publics. Comme elle le souligne encore, il y a des réticences à ce sujet, mais il est important de contextualiser l’action culturelle dans la société actuelle, en abordant aussi les défis majeurs de notre époque — au premier rang : l’écologie. En tout cas, il ne suffit pas de recueillir un héritage, il faut avoir un projet personnel : « c’est comme ça que l’on peut être des “fondatrices” ou, plutôt, des “refondatrices” » ; il est nécessaire d’envisager non seulement la conservation du patrimoine, mais aussi sa réinvention et sa diffusion à travers une vision d’abord portée individuellement. Comme l’écrit dans son dernier livre le philosophe Baptiste Morizot (L’Inexploré) il s’agit de « trouver un lieu vivant à aimer personnellement, et à défendre collectivement ».

Mais que cela change-t-il que l’on s’intéresse en particuliers à des fondations ou refondations féminines ?  Paola Codazzi, dans sa dernière question aux invitées, interroge en chacune « la femme » et la pertinence de ce qui apparait comme un biais socioculturel.