André Gide et la poésie : Visions poé(li)tiques

Anne FRENZEL

C’est par le biais d’une question posée par Marcel Proust à André Gide que la chercheuse Natacha Lafond introduit un texte nourri et passionnant sur la poésie : « Mais qu’est-ce que c’est que les intentions artificielles de vers libre, ou je ne sais comment on appelle cela, de Claudel, à côté de cet accent des Nourritures. »

Si grande est la réserve du fond poétique français – sur laquelle s’appuie parfois André Gide – que c’est sur une poésie liée à la politique que statue Natacha Lafond, déclarant que chez cet écrivain, morale et philosophie priment dans « son engagement littéraire ». L’exigence de Gide dans ce domaine est sans limite. Mais n’est-il pas également question d’invention, de création, chez cet aventurier des lettres, qui pensait qu’il n’est pas bon de se cramponner trop au passé ? De son innutrition des classiques, à l’image de celle que l’œuvre de Virgile lui insuffla, Gide chemina avec bonheur de la prose poétique vers les essais « poético-philosophiques ».

Il s’agit, dans cet ouvrage, de redécouvrir un écrivain qui « préférait ne réussir point plutôt que de [s]e fixer dans un genre ». Gide recréant le mythe, élisant le vers classique racinien – qui se distingue par une psychologie « plus profonde », puis se tournant vers le parnasse, et le symbolisme, au sein duquel il trouve « une veine plus théâtrale, dramatique » :

Le théâtre poétique épico-lyrique d’André Gide retrace les grandes questions qui traversent l’histoire de l’homme et du Peuple, dans un dialogue à inventer.

Le lecteur de Gide, par-delà les questions philosophiques, spirituelles, éthiques et politiques, peut discerner « la musique du vers » dans presque toute son œuvre. Les revues et chapelles littéraires accueillent les poètes qui entourent Gide, quand les livres poétiques donnent place aux vers libres, symboles, métaphores, allégories, idées, aphorismes ; ces « choix poétiques et philosophiques s’orient[a]nt vers une spiritualité critique ». – Natacha Lafond rappelle que dans les œuvres premières de Gide, la Bible, les psaumes et les cantiques sont très présents, et qu’il y a du Goethe et du Hölderlin dans « l’attention spirituelle inquiète de Gide ». La chercheuse souligne que :

L’on peut distinguer trois veines dramaturgiques dans le sillage de son esthétique : le théâtre symboliste de Maurice Maeterlinck, celui néoclassique de Jean Cocteau (avec Jean Giraudoux, …) et le théâtre d’idées d’Albert Camus et de Sartre.

En cette fin de XIXe siècle, la poésie est aussi, pour les « écrivains savants, […] la pensée laboratoire où l’auteur s’interroge sur les fins de la littérature et du roman […] ». Gide pose un regard neuf « sur la conception amoureuse », et rejette « certaines conventions sociales, morales et religieuses ». Il introduit, dans son œuvre, le lyrisme, la prose poétique, la poésie descriptive, et une poésie sociale. Cependant, il tient à garder sa pratique ancienne des dédicaces et épigraphes, qui « inaugure l’ensemble de ses textes par une référence sur le seuil et à des endroits-clés de ses œuvres ». Quand advient la « crise du vers », il ne trouve de résolution que par le biais du « passage du vers à la prose, qui s’explique par l’expansion et débordement de la pensée vers la pensée philosophique […] ». L’écriture poétique s’entremêle à la politique ; elle ne se nourrit pas exclusivement des mythes, et du bruissement des feuilles agitées par le vent, mais des échos d’un monde plus âpre et moins fusionnel : l’amour, le religieux et les mœurs restent des moteurs de l’écriture.

Natacha Lafond laisse entendre un chant qui parle la langue des poètes dramaturges et rappelle la présence, dans l’œuvre gidienne, de personnages « toujours à l’affût des questions littéraires et spirituelles : sur l’action dans le monde ». Différents aspects de la langue (la forme, le rythme, l’expression) sont ici étudiés, et lorsque le lyrique est délaissé pour le classique, ce dernier garde un esprit poétique, suivant « les règles de la syntaxe à la lettre ».

Le lyrique a laissé place à une poésie différente ; celle d’une stylisation descriptive, une esthétique critique mais comme vidée ou dépouillée de son sujet, une poésie d’observation du monde, tel Charlot.

Lorsque Natacha Lafond s’intéresse au phrasé des notes de la poétique musicale, elle exprime l’idée que « la prose doit retrouver le sens des mots, la poésie du mot ». Si l’esthétisme est au cœur des débats littéraires du XVIIe siècle, il n’est pas absent du siècle de Gide, qui se tourne résolument vers une multiplication des genres, d’où se dégage :

L’énergie de l’affirmation de soi : une nouveauté exigeante et essentielle dans la définition de la littérature engagée.

Sensible à l’évolution des mouvements artistiques et littéraires autour d’une œuvre en constant renouvellement, Natacha Lafond relate l’intérêt particulier qu’André Gide, poète-philosophe, éprouve à l’égard du Jammisme, qui narre le langage du corps et l’éveil des sens, au sein d’une société moderne, « qui repose sur le reniement de la sensibilité en l’homme et sur la cruauté ». Ainsi, il est fait place au théâtre d’Art – né sous l’impulsion de Paul Fort, en 1890, car :

Gide attend du théâtre, comme de la littérature, qu’il se donne pour objectif l’exploration de l’homme : révéler l’homme à lui-même, non pas l’homme dans ce qu’il est, […] mais l’homme dans ses potentialités.

Du verbe au nom, du vers libre à la prose poétique, sont explorées nombre d’œuvres émanant d’horizons divers. De la poésie lyrique à la littérature engagée, du théâtre épique, lyrique, poétique au théâtre d’idées, de la composition musicale à l’art pictural, ce panorama dense et savamment revisité par Natacha Lafond, vers les confins de tous les territoires du langage. Du texte à l’intertexte, il retrace l’itinéraire de l’esthétique gidienne, dispensant les échos d’influences multiples, assorties d’une ample variation des enjeux de l’écriture poétique.

Riche d’une belle maturité et remarquablement dessiné, par son concept élargi et sa compilation de sources contrastées, cet ouvrage délicat aux descriptions lumineuses, est indubitablement exemplaire.

Sur : Natacha Lafond, André Gide et la Poésie. Visions poé(li)tiques, Paris, Classiques Garnier, juin 2025, 514 p.