Entretien avec Yukio NISHIMURA
Yukio Nishimura est chargé de cours de langue française auprès de plusieurs universités et écoles de Tokyo (Keio,Tokyo Keizai, Hitotsubashi, Musashino, École d’infirmières) ; un poste permanent, me dit-il, lui permettrait d’enseigner la littérature française. En 2020, il a soutenu à Paris-Nanterre, sous la direction du musicologue Emmanuel Reibel, une thèse sur André Gide : Les Notes sur Chopin d’André Gide et leur époque.
Elle sera prochainement publiée sous le titre Gide et Chopin, dans la collection de la « Bibliothèque gidienne » (Paris, Classiques Garnier). Yukio Nishimura vit à Mitaka, petite ville dans le prolongement ouest de Tokyo, connue pour abriter le musée Ghibli, mais aussi des terres labourées et des espaces forestiers. Je le retrouve dans un petit café de Shimokitazawa, quartier incomparable de Tokyo cédant au fil des ans de plus en plus de lieux à la starbuckisation.

Ambre PHILIPPE : Quel a été votre premier contact avec la littérature française, puis avec l’œuvre de Gide ?
Yukio NISHIMURA : Au lycée, nous avons accès à une large bibliothèque. J’y ai découvert Crime et châtiment de Dostoïevski. C’est cette lecture, avec celle des Frères Karamazov, qui m’a initié à la littérature. Je me suis mis à lire les grands auteurs européens : Goethe, Hesse et, parmi les écrivains français, Stendhal, Balzac, Zola, Sade, Breton, Camus. Je préférais alors la littérature étrangère à la littérature japonaise, car elle me permettait d’accéder à d’autres paysages. Mais je m’intéressais bien sûr aussi à des auteurs japonais comme Sôseki, dont l’écriture a été influencée par la littérature anglaise. Je suis arrivé aux livres de Gide par ses titres, qui me fascinaient : La Symphonie pastorale, Si le grain ne meurt… : que voulaient-ils dire ? Je leur reconnaissais une part de mystère, comme dans les romans de Dostoïevski, et une filiation avec la Bible. Mais je trouvais aussi très sombre, triste, ce qu’écrivait Gide, ce qui fait que je n’ai pas immédiatement été au bout de ma lecture de Si le grain ne meurt. Une expérience en particulier m’a indéniablement liée à Gide : la veille du concours d’entrée à l’université de Keio, je me suis souvenu d’un livre laissé sur mon étagère, c’est-à-dire à l’état de « tsundoku » (積ん読) (je suis d’ailleurs étonné que ce terme japonais se trouve dans l’encyclopédie Wikipédia !), La Porte étroite. J’ai commencé à le lire en comptant reprendre mes révisions 10 ou 20 minutes plus tard, mais l’intrigue et les personnages m’ont tellement fasciné qu’il ne m’était plus possible d’interrompre ma lecture… Je crois que cet évènement constitue une des raisons de mon échec à ce concours. J’ai alors entrepris des études de sociologie à l’université Hitotsubashi. Cette Faculté donne beaucoup de cours concernant la relation entre la littérature et la société (par exemple, lecture du roman français à travers la théorie sociologique). Elle permet également de suivre des cours d’arts libéraux. J’y ai assisté à des cours sur la littérature (anglaise, française, allemande, russe, japonaise, chinoise) qui m’ont donné une vision plus élargie de cet art. Tout cela m’a incité à étudier la littérature plus profondément, avec une approche scientifique. Si j’ai choisi la littérature française, c’est peut-être avant tout parce que les œuvres de ce pays m’ont fasciné et intrigué à la fois, et que j’ai désiré connaître l’origine de cette impression indéfinissable… En troisième et quatrième années de licence[1], j’ai suivi le séminaire de Mme Nakano, éminente proustienne. Elle m’a demandé : que souhaitez-vous lire dans mon cours ? Mon choix s’est spontanément porté sur Gide. Elle m’a invité à commencer par des textes courts. J’ai lu Narcisse, Le Retour de l’enfant prodigue, Le Prométhée mal enchaîné… et je me suis demandé ce qui se cachait derrière une telle variété de styles. Je me suis inscrit en master de littérature française, et j’ai travaillé, sous la direction d’un spécialiste de Paul Valéry, Atsuo Morimoto, sur la position du narrateur dans Les Caves du Vatican. Monsieur Sékiya, qui enseignait alors la littérature japonaise moderne à Hitotsubashi et à Tokyo Gakugei-daigaku (Université des arts libéraux de Tōkyō), m’a également apporté des éclairages essentiels. J’assistais au séminaire que donnait à Gakugei-Daigaku ce spécialiste d’Hideo Kobayashi, d’Osamu Dazai, de Naoya Shiga (tous les trois sont beaucoup influencés par Gide !). Aussi bien que Mme Nakano et Mr Morimoto, Monsieur Sekiya m’a donné beaucoup de conseils précieux, y compris des renseignements sur la réception japonaise de Gide. J’ai poursuivi mon master en France, à Paris Nanterre, sous la direction de William Marx. J’avais alors l’intention d’étudier Gide de manière rigoureusement chronologique et de commencer par analyser la position du narrateur dans Les Cahiers d’André Walter. C’est ici que j’ai repéré un lien fort à la musique, dès les débuts de Gide : « En français ? non, je voudrais écrire en musique », dit André Walter. J’ai, dans cette continuité, relu toute l’œuvre de Gide sous l’angle de la musique, avant de resserrer mon sujet de thèse autour des Notes sur Chopin.
AP : Les Notes sur Chopin peuvent surprendre par leur forme inclassable — ce n’est ni un journal, ni un article, ni un essai, mais des notes transformées en vue de devenir une sorte de récit critique —, qu’en avez-vous pensé lors de votre première lecture ?
YN : Lors de la première lecture attentive des Notes, j’ai été étonné de l’attitude hautaine de l’auteur, car jusqu’alors, j’avais tenu Gide pour un réconciliateur. L’auteur des Notes, me semblait-il, ne reconnaissait aucun mérite dans le jeu des virtuoses, ne permettait aucune liberté d’interprétation. Pourquoi était-il si obstiné lorsqu’il s’agissait du musicien polonais ? Ses critiques incisives envers les pianistes contemporains étaient-elles justifiées ? Ces questions ont constitué le point de départ de ma thèse. Bien sûr, je me suis aperçu plus tard qu’il y avait quelques aspects « réconciliateurs ». Dans ses Notes sur Chopin, Gide oscille finalement entre deux positions. Il témoigne de la rivalité entre le romantisme et le classicisme mais la sévérité de sa critique envers les interprétations « romantiques » de Chopin par ses contemporains est souvent accompagnée d’une attitude pédagogique, c’est-à-dire d’un désir de leur faire entendre ce qui est le « vrai » Chopin. J’ai donc commencé par m’interroger sur l’indignation de Gide, en me demandant ce qui la justifiait, avant de me plonger dans l’étude de la réception de Chopin à son époque, dans laquelle Gide occupe une position à part. J’ai également passé beaucoup de temps à écumer La Revue musicale, particulièrement intéressante par la place qu’elle donne non seulement à la musique, mais à la littérature.
AP : En lisant vos articles publiés en français, j’ai été étonnée de leur trouver comme point commun la « négativité » : l’anti-romantisme chez Gide, l’anti-germanisme de sa pensée musicale, l’anti-Cortot… : refus, rejet, rivalité de pensée ou de jeu musical… c’est par un axe négatif que vous abordez l’œuvre gidienne et son inscription dans son époque. Est-ce intentionnel ? Pensez-vous que c’est « contre » que se fabriquent une esthétique, une littérature, une œuvre ?
YN : Le terme « anti » (ou « contre ») m’est un outil très commode pour envisager les facettes très variées, et parfois contradictoires, de la relation que Gide a établie avec des pensées (romantisme, esthétique allemande) ou des personnages (Hugo, Wagner…). Certes, les critiques qu’il adresse à ses adversaires sont incisives ou excessives, mais elles m’incitent à les connaître davantage. Par ailleurs, ceux que Gide prend comme ennemis ne sont pas très différents de lui-même, il y a souvent une ressemblance avec « l’adversaire ». Ils peuvent avoir en commun une forme de turbulence intérieure. Je pense à Gide ayant peur de ses émotions, à Wagner qui au contraire les libère… Gide détestait Wagner mais il le reconnaissait comme artiste. Il a bouleversé le système musical, il ne peut que reconnaître son héritage. « L’anti » permet aussi d’exprimer une contradiction. Gide se plaît dans l’antinomie, il traite lui-même de la contradiction comme sujet, par exemple dans « l’anti-roman » de Paludes… Et lorsque Gide veut interpréter Chopin sans passer par la littérature, cherchant l’expression de la musique par la musique, il ne peut pas s’abstenir de citer des noms d’écrivains : Baudelaire, Valéry, Rimbaud…
En tant que Japonais, ce sont des conflits de pensée qui m’étonnent, la rivalité entre le classicisme et le romantisme n’ayant rien d’une évidence, surtout si l’on remet cela dans le contexte d’une époque à laquelle, au Japon, le débat est moins esthétique que politique (marxiste, etc). Quel peut être l’enjeu d’un débat d’ordre esthétique ?
AP : Quand vous comparez Kawakami et Gide, on passe du côté du lien : au lieu de la dissonance, la résonance, l’écho entre leurs deux approches de l’interprétation musicale. C’est comme si Gide était « proche du lointain »… tandis qu’il était en rupture avec sa propre époque. Pourquoi à votre avis Gide a-t-il des lecteurs au Japon, alors même qu’il ne semble pas s’être intéressé à la littérature japonaise ?
Les auteurs japonais se sentaient proches de la mentalité de Gide, ils cherchaient à le comprendre, ils ont travaillé sur son œuvre avec une certaine intensité. Shiga Naoya, par exemple, dont vous parlez dans votre Carnet Gide sur le Japon, dit avoir ressenti un grand bonheur en lisant L’École des femmes. Kawakami, qui n’y est pas mentionné, fait aussi partie de ceux-là. Il pense que Gide réfléchit des problèmes similaires à ceux qui se posent à lui. Il traduit très tôt les Notes sur Chopin, en 1934 ! Elles ont commencé à être publiées dans La Revue musicale, en France, en 1931, paraissent remaniées dans les Œuvres complètes en 1939, et en 1948 dans leur version définitive… Je pense que l’article de Masahiko Nakayama (que vous avez republié) explique ce rapprochement entre les auteurs japonais et une forme de mentalité gidienne, en tenant compte de la situation japonaise dans les années 1920-1930. Je crains que je fasse que répéter ce qu’il a pu dire… Les écrivains japonais de cette époque se demandaient : qui suis-je ? ; pourquoi, comment, qu’est-ce que je dois écrire ? ; pourquoi me consacrer à la littérature et non à d’autres métiers ?... Ces questions — qu’on considérait souvent comme très naïves…— étaient d’autant plus sérieuses pour eux que les fondements de la littérature japonaise moderne venaient de s’établir, et que celle-ci « n’eut qu’un petit nombre de jeunes lecteurs » (selon Nakayama). Pour les jeunes écrivains japonais des années 1920 et 1930, Gide était un écrivain qui n’éludait pas de telles questions et essayait d’y répondre sincèrement et systématiquement. On pourrait dire qu’une telle attitude est due, au moins partiellement, à son éducation puritaine. Il est possible que les écrivains japonais aient reconnu dans cette attitude le stoïcisme et l’honnêteté qui étaient considérés comme des vertus au Japon, où s’impose une morale fondée sur le confucianisme et le bouddhisme. Ils sont étonnés que Gide traite ces questions de façons très variées : le style classique et logique dans ses critiques, le ton intime dans son Journal… Mais, à mon avis, ce qui leur paraissait le plus impressionnant était sa technique de « mise en abyme ». Afin d’approfondir les questions éthico-esthétiques qui obsèdent les écrivains, Gide a fait penser les mêmes questions à ses personnages et leur a fait préparer un roman concernant celles-ci (comme Édouard dans Les Faux-Monnayeurs). Cette technique métafictionnelle a influencé pas mal d’écrivains japonais. Par exemple, Atsushi Mori a publié en 1934 une nouvelle intitulée Yoidore-Bune (en français : Bateau-ivre) dont le héros peine à écrire un roman homonyme en se référant non seulement aux poèmes de Rimbaud mais aussi à Paludes. Quant à la question de la spécificité gidienne, je voudrais ajouter, en ne reposant sur aucun fondement scientifique, que le Journal n’est pas négligeable pour la réception gidienne au Japon, où la relation quotidienne constitue un genre littéraire traditionnel qui s’appelle nikki bungaku (en français : journal intime littéraire), genre qui est né à l’époque Heian, il y a 1000 ans.
AP : À l’inverse du Japon me semble-t-il, nous avons tendance, en France, à dénigrer les petits formats, les nouvelles, les formes hybrides, les « notes »… Je me demande s’il existe des textes d’auteurs japonais sur la musique qui s’apparenteraient à celui de Gide ?
YN : Hideo Kobayashi a écrit un essai sur Mozart qui ressemble aux Notes sur Chopin. Il a également inséré des partitions dans son Mozart. Je pense aussi à un romancier japonais contemporain, Hirano Keichiro, qui a écrit un roman intitulé Les Funérailles qui détaille les liens entre Chopin et Delacroix. Il évoque son amour pour Gide dans cet essai. Pour certains écrivains japonais, lire Gide est une manière de sortir de la tradition japonaise, en s’imprégnant des méthodes d’analyse gidienne. Gide a aussi beaucoup irrité, par exemple Kobayashi, qui lui a reproché sa versatilité : il était impossible de le suivre tant il changeait de positions. Mais même s’il a pu déstabiliser ses lecteurs japonais, sa pensée a été relayée, par exemple par Shūji Terayama, connu comme dramaturge, qui cite les Nourritures terrestres : « Quand tu m’auras lu, jette mon livre »… Il est l’auteur d’une pièce très connue au Japon, Jetons les livres, sortons dans la rue [書を捨てよ町へ出よう— Shô o suteyo, machi e deyo], qui traite de la libération de la cellule familiale. Je pense que Terayama a été déterminant dans la réception de Gide au Japon. Mais ce sont peut-être les femmes qui ont hissé Gide au rang des écrivains français les plus lus.
AP : Les femmes ?
YN : Oui, il me semble que les sujets développés par Gide dans La Porte étroite, La Symphonie pastorale ou L’École des femmes ont été plus susceptibles de toucher un public féminin, comme celui de l’amour impossible. Les femmes admirent les moyens scripturaux qu’a Gide de décrire à la fois les paysages naturels et la relation entre les hommes et les femmes.
AP : Quelqu’un a étudié cela ou est-ce une intuition de votre part ?
YN : Akie Nishimura étudie le christianisme dans l’œuvre gidienne, et elle a aussi travaillé pour son mémoire de master 2 sur L’École des femmes, réfléchissant à l’écriture gidienne dans le contexte des gender studies. Mais je ne sais pas si elle étudie le rôle des femmes japonaises dans la réception de Gide.
AP : De votre côté, que vous a apporté la lecture de Gide ?
Gide m’a tout simplement appris à écrire ! Quand j’ai lu Si le grain ne meurt pour la première fois, j’ai été frappé par sa manière d’aborder l’enfance : il ne décrit pas directement ses sentiments mais passe par le paysage, c’est par le détail qu’il transmet son émotion. Son esthétique classique m’est apparue comme un modèle. Il a une technique d’écriture que je trouve impressionnante, et inspirante, même s’il ne s’agit pas pour moi d’écrire de la fiction mais des essais ou travaux universitaires.
AP : Quelle est votre vision des liens entre la musique et la littérature, les écrivains et les musiciens, puisqu’il semble que ce tissage fasse l’objet chez vous d’une recherche continue ?
Le sujet des échanges entre la musique et la littérature est très vaste… Beaucoup de compositesur s’intéressent à Gide (Boulanger, Milhaud, Stravinsky, Ohana...). Il me semble que la distance entre la musique est la littérature est moins grande en France qu’au Japon. Il y a la musicalité de la poésie, d’abord, autrement évidente puisqu’en français, les vers riment. Je crois que la phrase d’André Walter [« En français ? non, je voudrais écrire en musique »] n’aurait pas trouvé sa place dans un roman japonais. Mais peut-être que certains écrivains influencés par Gide pourraient écrire un roman comme une fugue ou une symphonie. J’ai pour projet de poursuivre des recherches autour de la relation entre le texte et le livret de Perséphone, en comparant l’esthétique de Stravinski et de Gide. La relation entre les musiciens et les écrivains est absolument passionnante. Valéry, Claudel, Cocteau… il me plairait d’étudier l’opéra des années 1920-30.
[1] Au Japon, une licence dure 4 années, contre 3 en France.
Articles de Yukio Nishimura disponibles (en français ou japonais) :
1. « Écrivain “classique” contre pianiste “romantique” : Gide versus Cortot », dans le Bulletin des Amis d’André Gide no 211-212, automne 2021. (FR)
2. « L’anti-romantisme chez André Gide : autour des controverses classicisme-romantisme dans les années 1920 » (アンドレ・ジッドにおける反ロマン主義 : 1920年代の古典主義・ロマン主義論争, Stella, 41, p.93-112, 2022). (JP)
3. « Les aspects anti-germaniques de la pensée musicale gidienne » (アンドレ・ジッドの音楽観における反ドイツ的側面, Stella, 42, p.95-111, 2023)
Dans cet écrit, Yukio Nishimura compare la pensée musicale de Gide à celle de Nietzsche, en tenant compte du fait que tous les deux aiment Chopin et réagissent contre l’esthétique musicale allemande (surtout celle de Wagner). (JP)
4. « Tetsutarô Kawakami et André Gide — sur les points communs apparaissant dans leurs critiques musicales » (河上徹太郎とアンドレ・ジッド : 初期音楽評論と「ショパンに関するノート」との共通点)
Cet article concerne le critique japonais Tetsutarô Kawakami, qui a traduit les Notes sur Chopin et le Prométhée mal enchaîné. (JP)