Les sept vies d’André Gide

Pierre Masson

En juin 1913, Gide note : « Si je disparaissais aujourd’hui, je ne laisserais qu’une image d’après laquelle mon ange même ne pourrait me reconnaître. »

Même après avoir abandonné la perspective d’un jugement dernier, il semble avoir vécu son travail d’écrivain comme une course contre la montre, sa vie ne pouvant être tenue pour accomplie s’il ne parvenait pas à donner une forme satisfaisante aux diverses postulations de son esprit et de sa chair. Ce n’est pas devant Dieu que Gide se juge, mais devant lui-même, Dieu n’étant, au bout du compte que chargé de consacrer l’être parfait que l’artiste aura composé en parvenant à mettre en résonance toutes les composantes de son être.

Il y a ainsi l’impossible synthèse de l’amour et du désir, qui se transforme d’André Walter aux Faux-Monnayeurs. Mais aussi l’affirmation individualiste qui rivalise avec la quête d’autrui, et qui court des Nourritures aux Nouvelles Nourritures. Et encore l’affirmation du désir homosexuel, qui se traduit par un conflit entre Dionysos et le Christ. Et aussi le besoin de morale humaine et la crainte d’une loi absolue, selon l’antagonisme entre le « petit garçon qui s’amuse » et le « pasteur protestant qui l’ennuie ». Et aussi la recherche d’une forme parfaite appliquée à décrire un réel irrémédiablement morcelé…

Chaque livre exprime un état de lutte permanent, et en même temps il est une étape vers un apaisement reporté dans l’idéal, tout comme sur le plan formel il est une étape dans la recherche du roman parfait, lequel ne s’affirmera, dans Les Faux-Monnayeurs, que comme une forme inaccessible. En fonction de ces multiples aspects, on peut dire qu’il y a plusieurs vies dans la vie d’André Gide : sa relation au corps, à autrui, à l’espace, à la littérature, à son équation familiale, à la morale et à la religion, chacune se développant en symbiose avec les autres, mais selon un dynamisme particulier et trouvant son expression et son dépassement sur la plan esthétique, à travers fictions, essais, mémoires et autres récits.

Dans ces conditions, un unique récit chronologique risquait d’être insuffisant. Commentant ses propres Mémoires, et sa difficulté d’accéder aux désirs de Martin du Gard, Gide notait encore : « […] le plus gênant c’est de devoir présenter comme successifs des états de simultanéité confuse. Je suis un être de dialogue ; tout en moi combat et se contredit. » 

Il fallait alors se résoudre, à la manière des Œuvres complètes de Gide, à ne raconter son action créatrice qu’en la démultipliant en ses facettes essentielles, le drame conjugal, le rapport à autrui, le débat spirituel, etc., et à suivre chacune comme une aventure véritablement prospective, où, contrairement à ce que Jean Delay a pu dire, rien n’est écrit d’avance. On n’obtient finalement ni une étude, ni une biographie, mais plusieurs fils conducteurs suivis séparément, comme on considère un sujet successivement sous des angles différents, chacun étant le lieu d’une lutte au cours infini. On pourrait appeler cela une scriptographie, dont on saurait en l’entreprenant que, comme le roman d’Édouard dans Les Faux-Monnayeurs, elle devra « être continuée »…

En fait, qu’il y ait sept vies de Gide ou davantage importe peu ; il s’agit de retrouver au plus près, sous diverses modalités, l’élan créateur de Gide, parce que, en donnant sens à son existence, il enrichit la nôtre.

 

Pierre Masson, Les Sept vies d’André Gide. Biographie d’un écrivain, Paris, Classiques Garnier, 2016, 546 p.