Iskra et Sido par Catherine Gide
Les carnets Gide 01/03

Animaux

ANIMAUX : en 2022, le mot tient-il encore debout ? En éthologie, on spécifierait : “animaux non humains”. En classification du vivant, on dirait : “métazoaires hétérotrophes”. Et dans une littérature si plurielle, que dit-on ? Partant d'une époque à laquelle le terme n'appelait pas encore de précisions, nous arrivons, en faisant mille détours (utiles) par Gide, jusqu'à la nôtre.

Introduction. Les Animaux, Montaigne, Gide et Nous

Ambre Philippe

Imaginons un homme parmi les hommes.
L’Homme.
Seul.
Sans aucune aide extérieure, et sans la connaissance divine.
Armé seulement de ses armes.
Voyons comment il tient debout dans ce bel équipage.
En employant toute la force de son intelligence, que cet homme me fasse comprendre sur quels fondements il a bâti cette grande supériorité qu’il pense avoir sur les autres créatures.
[...]
C’est par la vanité de cette même pensée que l’homme s’égale à Dieu.
Qu’il s’attribue des qualités divines, qu’il se distingue et se sépare de la foule des autres créatures, qu’il distribue à ses confrères et compagnons, les animaux, différents rôles, selon ses besoins. Aux champs, un rôle de servitude, à la chasse, un rôle de victimes, à la maison, un rôle d’agréable passe-temps.
Quand je joue avec ma chatte, qui sait si je ne suis pas son passe-temps plutôt qu’elle n’est le mien ?
Nous ne comprenons pas plus les animaux qu’ils ne nous comprennent.
Ce défaut de communication, pourquoi ne viendrait-il pas aussi bien de nous que d’eux ?
À qui revient la faute de ne pas nous comprendre ?
Comment l’homme peut-il connaître, par le moyen de son intelligence, les mouvements internes et secrets des animaux ? 

Nous sommes en retard sur le passé. C’est ce que je pense, en regardant Hervé Briaux incarner ce passage des Essais de Montaigne, écrit en 1580, joué en 20221. Il y a, pour le philosophe du XVIe siècle comme pour nous Terriens2, une bonne et une mauvaise nouvelle.

La bonne nouvelle, c’est que cette intelligence humaine découvre bel et bien des secrets, comprend de façon de plus en plus captivante ces mouvements animaux, dépoussière les concepts, réinvente, réconcilie – et répare, autant qu’elle peut, ce qu’elle a souvent irréconciliablement abîmé. Les publications se multiplient, depuis les années 70 et dans tous les domaines, pour lever une armée de mots, oubliés ou neufs, contre une industrie aveugle et sourde, mais richissime. Et les lecteurs semblent de plus en plus nombreux, si l’on en croit le nombre de lignes éditoriales spécialisées dans l’écologie aujourd’hui (éditeurs, collections, revues, qui souvent rééditent des textes essentiels passés inaperçus3). Il ne s’agit plus de parler d’Animaux en regard de l’Homme, mais des autres animaux, qui partagent avec les animaux humains le même « étage du logis » (nous dit Montaigne), quittant enfin « ces H majuscules avec lesquels on se fait chaque matin les muscles de l’entendement » (pour dériver avec Chris Marker). Adieu l’Homme, bonjour l’humain.

La science finit par nous prouver ce que nous pouvions déjà sentir, et que savent encore vivre au quotidien les peuples restés à l’écart des sociétés modernes, à savoir que nous sommes tous le résultat d’une même cellule (à qui les scientifiques n’ayant pas le vertige donnent 3,8 milliards d’années) – ou du même arbre, si l’on suit Darwin, dont l’erreur est peut-être d’avoir préféré à la métaphore du corail, qui infusait pourtant ses recherches4, celle d’un arbre au « sommet » duquel placer l’humain.

La mauvaise nouvelle, c’est que si les « animaux » entrent par le biais de certains engagements humains en politique, s’ils deviennent une « cause » et que la prise de position à leur égard, à leur sujet, s’intensifie, c’est parce que leur situation n’a jamais été aussi accablante (pour s’en tenir au plus évident, c’est-à-dire aux animaux destinés à notre consommation de viande : on estime à 2000 le nombre d’animaux tués chaque seconde dans le monde ; entre 65 et 150 milliards chaque année). Les écrivains n’ont pourtant eu de cesse de les faire parler, appelant par des formes scientifiques, littéraires, philosophiques, à une forme de vigilance. Roche, racines, organismes... minéral, végétal, animal, humain, coexistent. Tous sont liés. Nous sommes liés. Montaigne encore : « Nous ne sommes ni au-dessus ni en dessous. [...] Il y a un certain égard et un devoir général d’humanité qui nous attachent non seulement aux animaux qui ont une vie et une sensibilité, mais aussi aux arbres et aux plantes elles-mêmes. » Les matières qui ne nous paraissent pas penser ne sont pas inertes : la vague emporte, la roche s’éboule... et le sol meurt. C’est une conscience très ancienne qui nous a quittés – celle qui donne encore des dieux à chaque puissance de vie, comme des cheveux de lave aux volcans5.

André Gide s’est discrètement inscrit parmi les observateurs affutés du vivant, oscillant entre la défense de la « pensée animale », l’indifférence à la mort des insectes qu’il collectionne ou des canards qu’il chasse, et la mise à jour des utilités plurielles de l’animalité : s’émerveiller, penser la société, être accompagné. Gide était sur une piste qu’il a inégalement explorée. Il faisait en tout cas partie de ceux qui ne peuvent ressentir la solitude, qui savent combien le monde, la moindre parcelle de ce monde, est densément peuplé. Il s’accordait aussi à dire que le dialogue entre les intellectuels et les « amateurs » était essentiel, tout comme celui entre « la littérature et la science », dont il regrettait déjà à l’époque la « séparation6 ». Nous reprenons, avec ce Carnet Animaux, cette piste.

Dans le premier numéro de La Nouvelle Revue française publié après la première guerre mondiale, Gide note, au beau milieu de ses “Réflexions sur l'Allemagne” :

Dans un fauteuil, auprès de moi, ma vieille chatte allaite les deux petits bâtards qu’on lui a laissés.
Quand tout serait remis en question (et tout est remis en question) mon esprit se reposerait encore dans la contemplation des plantes et des animaux. Je ne veux plus connaître rien que de naturel. Une voiture de maraîcher charrie plus de vérité que les plus belles périodes de Cicéron. (La NRF, juin 1919, p. 35-46.)

Dans les archives conservées à la Fondation se trouvent « les chemises de Gide ». Là, au milieu de centaines de coupures de presse, de lettres et de notes regroupées sous des titres stimulants (« Combats de boxe », « Séquestrations », « Escroqueries et détournements », « Naufrage / Drames de la mer », « Sinistres et catastrophes »...), Gide a glissé le dossier « Faits-divers / Animaux ». Cette source, à partir de laquelle il a écrit ses articles sur les « faits divers » dans La Nouvelle revue française, n’a pas été suffisamment explorée. Gide considère donc comme des « faits divers » ce qu’il observe chez les (autres) animaux. Sylvain Tesson le rejoindrait sans doute, qui écrit dans le Tibet où il est en train de poétiquement traquer avec Munier la panthère des neiges : « Après tout, la descente d’un loup dans un groupe de yacks, la fuite de huit ânes survolés par un aigle n’étaient pas des évènements moins considérables que la visite d’un président américain à son homologue coréen. Je rêvais d’une presse quotidienne dévolue aux bêtes. Au lieu de : “Une attaque meurtrière pendant le carnaval”, on lirait dans les journaux : “Des chèvres bleues gagnent les Kunlun”. On y perdrait en angoisse, on y gagnerait en poésie7. »

Prendre les choses à contre-pied, comme Montaigne encore avec cet oiseau qui s’écrirait, à l’image de l’Homme : « Pour moi est le monde ! Tout est pour moi. Et tout ce qui n’est pas comme moi ne vaut rien qui vaille. Et Dieu lui-même, pour avoir l’air d’être quelque chose, il faut qu’il me ressemble. Qu’il ressemble à un petit oiseau. » Prendre les questions à contre-pied, comme Gide lorsqu’il note que celle « de la pensée des animaux [lui] paraît difficile et assez mal posée » : « Peut-être la résoudrait-on mieux si l’on commençait par se faire une idée moins haute de la pensée humaine : si l’on remarquait, par exemple, que les métaphysiciens apparaitraient à des anges (je suppose) ignorants de notre langage, comme des hommes assez pareils aux autres, seulement plus maladroits à l’ordinateur, et moins actifs. Ce sont les mêmes signes qui font parler de la stupidité des animaux8. » À contre-pied et, comme Montaigne, avec une certaine ironie — « Leur stupidité animale surpasse dans toutes les choses utiles et nécessaires tout ce dont est capable notre divine intelligence » —, mais jamais à contre-cœur : c’est ce que poursuivent nos contemporains, dont les titres suffisent à parler du renversement à l’œuvre : L’animal est-il un homme comme les autres? Les droits des animaux en question (Aurélien Barrau), L’animal est-il l’avenir de l’homme? (Yolaine de la Bigne), Are we Smart Enough to Know How Smart Animals Are ? (Frans de Waal), Révolutions animales : comment les animaux sont devenus intelligents (Karine Lou Matignon)...

Qui mieux que la littérature peut se charger du renversement de point de vue? Un des auteurs les plus médusants de cette génération de penseurs du vivant (tant il sait mêler au terrain la langue), Baptiste Morizot, citant Térence (« Rien de ce qui est humain ne m’est étranger »), précise : « Rien d’humain ne peut rester étranger si l’on y accède par la plume de quelqu’un qui nous raconte de l’intérieur l’apartheid en Afrique du Sud ou la vie dans les steppes kazakhes… »

Ce sont les récits qui vont le plus loin possible dans la compréhension de l’autre9. Qu'il s'agisse d'histoires qu'on se raconte ou qu'on écrit, de traditions orales, de créations musicales, scripturales, qu'il s'agisse d'écritures artistiques ou scientifiques, les animaux font l’objet de renversements permanents, les révélant comme miroir de notre humanité.

Nous nous regardons en eux. C’est ce que je m’efforce de montrer à travers la puissance de vie, de réversibilité, de littérature, qu’est, et représente, le chien, en focalisant sur l'aboiement.

Un inédit de Gide, “Athmann le chien”, vient compléter cette incursion dans la littérature canine, et un rapide commentaire de l'image de couverture choisie pour ce Carnet ouvre à l'imaginaire du chien dans la photographie.

Juliette Solvès se penche sur les oiseaux, relevant au passage la façon qu’a Gide de subtilement nourrir sa littérature de science — tout en nous permettant de voir les superbes dioramas du Muséum d'Histoire naturelle de Berne.

Charlotte Butty observe les limites d’un Gide en proie aux tentations du siècle de domestication du sauvage, d’exportation de l’exotique, à travers l’exemple de Dindiki, petit primate d'Afrique-Équatoriale, questionnant au passage la façon que nous avons d'aimer les animaux.

Paola Codazzi se prête au jeu du bestiaire, cherchant chez Gide petites et grosses bêtes, laissant se dessiner, par delà l’animal-humain, l’animal-œuvre. Son article permet également de souligner la continuité, déjà présente chez Gide, entre l'animal et le végétal, prévenant des séparations conceptuelles (nature/culture, animal/humain) ayant des conséquences dramatiques sur le vivant. 

Et pour clore ce Carnet, Katia Viel joue à la poule avec Marion Frysou, le temps d’un interlude musical revisitant le célèbre morceau de Jean-Philippe Rameau au violon et au piano. Comment dire la poule avec des notes ?

Image
Les 5 règnes du vivant selon Whittaker
Classification des cinq règnes du vivant selon Whittaker, 1969. La biologie nous souffle que rien n'est réellement séparé, et que le règne humain n'existe pas : il fait partie du règne animal.

*

[1] Je reprends le texte de l’adaptation théâtrale d’Hervé Briaux publiée chez L’Avant-scène théâtre (2021, p. 21-23 pour les extraits cités) pour des raisons pratiques, le texte y étant plus lisible qu’en ancien français, mais également pour rendre hommage à la magnifique interprétation que l’acteur en a donnée au théâtre de Poche Montparnasse. 

[2] J'emploie le terme en pensant au documentaire Earthlings (Terriens en français), narré par Joaquin Phoenix, qui se penche sur notre dépendance totale – et notre immense cruauté – à l'égard des animaux.

[3] Un cas exemplaire : Baptiste Lanaspeze, avec sa maison d’édition Wildproject. (On peut rapidement mentionner aussi le Seuil avec sa collection « Anthropocène », Flammarion avec « Climats » ; les revues Billebaude, Reliefs, La Relève et la Peste, etc.)

[4] Voir le précieux livre d'Horst Bredekamp, Les Coraux de Darwin, Les Presses du Réel, 2008.

[5] J'ai en tête les magnifiques représentations de Pele (déesse des volcans, du feu, de la danse...) par Herb Kawainui Kāne (Hawaii).

[6] Voir Gide, Ne jugez pas, recueil contenant les "Faits divers", publié en 1957.

[7] Sylvain Tesson, La Panthère des neiges, Paris, Gallimard, 2009, p. 52.

[8] Selon Pierre Enckell, ce passage vient d’une lettre de Paulhan à Gide (perdue), qu’il reprend tout en l’informant de cet emprunt. Gide, pour toutes les questions animales, est dans un échange constant avec le public, les amis, les intellectuels. Il crée une forme d’écriture participative, ce que suggère aussi François Bompaire : « Les textes de la rubrique “Faits divers” sont les moins célèbres de cet ensemble, mais peut-être les plus forts : dans l’accélération des catastrophes, suivies avec la distance du savant qui naturalise et la curiosité active qui les change en explorations d’une psychologie encore à venir, le monde entier, des boxeurs noirs fils de pasteurs en Amérique à d’imprévues nudités soviétiques, s’inscrit dans une forme plus fragile, mais plus ouverte et, suggère Gide, plus puissante que le roman – autre consommateur de faits divers. C’est un échange avec ses lecteurs, invités à envoyer des faits divers ou des commentaires, que Gide organise : entre la figure de l’éditeur de faux documents dans le triptyque de L’École des femmes, celle du naturaliste du fait divers engageant un dialogue concret avec son public et celle de l’écrivain se limitant à constituer un corpus documentaire, c’est bien une nouvelle conception de l’auctorialité que Gide développe pour convertir le renoncement évangélique. » Voir son compte-rendu en ligne.

[9] J’en parle également dans mon article sur la pédophilie, "André Gide au coeur de la question pédophile", publié dans le premier numéro de la revue Année Zéro, en 2022.