Enveloppe de Tokyo
Les carnets Gide 01/03

Japon

JAPON : un pays dans lequel André Gide ne s'est jamais rendu. Un pays avec lequel il entretient pourtant des liens forts, ou plutôt, qui entretient avec son écriture un lien inattendu. Nous allons pour ce Carnet lire la correspondance entre Gide et des japonais(es), regarder l'adaptation de La Symphonie pastorale (田園交響曲), s'intéressant à la question des échanges et des traductions.

Présentation. Du lieu et du lien : Gide et le Japon

Ambre PHILIPPE

Il existe à Tokyo, le long de la rivière Kitazawa dont il ne reste aujourd’hui qu’un ruisseau, un fil de verdure piétonnier au bord duquel s’épanouissent ou meurent, au gré des saisons ou des coupes, les cerisiers, qui porte le beau nom de « chemin de la littérature » (bungaku no michi — 文学のふ路). Ce chemin n’a pas toujours été une bande étroite et disciplinée sillonnant entre des maisonnées plus ou moins hautes, modestes ou modernes, bordée de colossaux pylônes acheminant les communications humaines en se redistribuant d’épais câbles noirs ou gris. Il a été un jour une large rivière séparant de vastes champs. Et c’est à cette époque surtout qu’il a vu des écrivains japonais y habiter. Cette époque, dans un autre pays, à quelque 10 000 kilomètres de là, était celle d’André Gide. Ici, il s’agissait des années Hagiwara Sakutarō, Saitō Mokichi, Sakaguchi Ango, Miyoshi Tatsuji, Yokomitsu Riichi1. M’arrêtant devant la plaque consacrée à ce dernier, je lis :

Fondateur de la Shinkankaku-ha (école du Nouveau Sensualisme2) qui ouvrit à des frontières inexplorées de l’écriture, il était un romancier extraordinaire qui a vécu, qui a écrit et qui est mort dans la verdure luxuriante des collines de Kitazawa. Mélancolie (Ryoshuu), Machine (Kikai) et Sourire (Bishou) font partie de ses chefs-d’œuvre. Le pavé décrit dans Sourire se trouve à côté de ce monument littéraire honorant Yokomitsu Riichi. On dit que lorsque les pas des visiteurs résonnent sur ce pavé, il peut discerner leurs souhaits3.

Voilà le mien exaucé. Alors que mes pas se posent sur ce chemin ceinturé par les racines grumeleuses de vieux cerisiers plantés le long d’un filet d’eau claire formant le garde-manger des hérons, un lien entre André Gide et le Japon m’est donné : ici a vécu un auteur influencé par son « roman pur4 », Yokomitsu Riichi. 

Le lien entre André Gide et le Japon n’est évident que dans un sens et à une époque révolue. C’est ce que me disait déjà Yoshii Akio en 2015, alors qu’il me recevait dans sa bibliothèque gidienne (« Un gidien à Fukuoka »). Ce sens unique va du Japon vers Gide, et non de Gide vers le Japon. Ce que révèlent une lecture minutieuse de son Journal et une fouille de ses archives serait plus exactement une relation contrariée, car il semble développer au sujet du Japon (et de son expression artistique surtout) une curiosité finalement gênée, empêchée, par son amitié avec la Chine et la Russie, dans le contexte de conflits qu’est celui des années 30. Grâce à l'éminent Ninomiya Masayuki (notamment traducteur de Gide en japonais), nous avons une vision d'ensemble de ce que fût cette relation de Gide au Japon : « Un amour à sens un unique »

La guerre est d’ailleurs déterminante dans la réception de la littérature française au Japon, comme le souligne Nakayama Masahiko dans un article très utile, publié en 1970, que nous reproduisons dans ce Carnet (« André Gide au Japon »). Nous reproduisons également le texte d’un contemporain de Gide, le journaliste Albert Londres, pour ce qu’il nous permet de comprendre, avec talent et ironie, de la situation japonaise au moment même où la réalité militaire et politique dépasse de loin celle des échanges culturels (« Un peuple se réveille parmi les peuples endormis »). Et puis, nous avons déniché des archives de la fondation des Treilles un curieux et fascinant petit texte de 1927 tiré des Faits divers de Gide, « Un héros japonais »...

Juliette Solvès agrémente de trois articles ce dossier, le premier pour nous inviter à pénétrer « dans les lettres des lecteurs japonais de Gide », le second pour situer la présence, à la fois anecdotique et toujours intéressante, du Japon dans la vie et dans l’œuvre de cet écrivain « aux traits asiatiques » アンドレ ジッド : trois histoires courtes), le troisième pour présenter un des projets ayant cristallisé l’accueil de la littérature gidienne dans la création japonaise : l’adaptation cinématographique de La Symphonie pastorale (Den’en kōkyōgaku田園交響曲) par le réalisateur Yamamoto Satsuo en 1938 (« Quant Tokio filme une œuvre d’André Gide »).

Nous avons, grâce à David et Maud Chatin qui ont fouillé la toile, la possibilité de regarder ce film — et si la qualité de l’image est trop médiocre pour réellement apprécier le travail de Yamamoto, la vidéo permet au moins de se rendre attentif à la façon dont un texte français passe à une vision japonaise, avec la célèbre Hara Setsuko dans le rôle de la « fille de la neige », Yukiko (« La Symphonie pastorale à Hokkaido »).

Il est intéressant de se pencher sur la forme de résistance à l’Orient de Gide, alors même qu’il vivait entouré de « japonisme ». Robert Kopp nous aide à penser cet élan vers le Japon et ses œuvres, sa culture, porté par des frères que Gide tout à la fois exècre et lit attentivement (« Du japonisme, des Goncourt et de Gide »).

Enfin, nous avons le plaisir d’établir pour ce Carnet un lien avec les Archives du Centre André Gide-Jean Schlumberger de la Fondation des Treilles, desquelles Valérie Dubec a extrait les inédites « Notes de lecture » de Jean Schlumberger sur le théâtre No, le thé ou encore le Bushido (« Le Japon dans les archives du Cabinet Jean Schlumberger ») — et dont elle nous propose une lecture à haute voix.

En l’espace de quelques lettres, c’est toute une époque qui se lève sous les yeux de celui qui s’aventure dans les balises que laissent les êtres sur du papier. Je ne suis pas certaine d’avoir réellement réalisé l’importance de conserver ces morceaux de temps avant d’avoir préparé ce dossier sur le Japon — mon article sur « La relation à distance de Gide et des Japonais » est aussi, est surtout, une invitation aux chercheurs à venir ouvrir des pochettes5 qui ne sont rien moins que des pochettes-surprises, car comme le résume si bien Claire Paulhan :

Plus que du secret, l’archive est le lieu de la surprise, toujours recommencée, de la surprise qui fait réfléchir : tiens, se dit-on, Jean Follain avait donc gardé le petit sabre en bambou que Jean Paulhan lui avait rapporté́ du Japon en 1959 ? (oui, en effet, Follain pensait que tous les Japonais étaient « cruels », sauf son ami Kyo Komatz, qui avait trouvé́ ce sabre de poche de gilet). Tiens, Fénéon et Willy ont correspondu ensemble et de manière soutenue dans les années 1889-1892 (mais oui, Fénéon a été le nègre du prolixe Willy). […]. On pourrait trouver cent exemples de ce dialogue muet et joyeux du chercheur avec l’archive.

Tiens, Gide, à travers les lettres de ses traducteurs et admirateurs, à travers aussi ses proches, nous fournit un itinéraire nippon. Non plus le grand fleuve des années gidiennes, mais un petit filet cheminant, tel le ruisseau du « chemin de la littérature », du passé jusqu’à aujourd’hui. 

Image
ruisseau
Sur le chemin de la littérature, Tokyo, 2023. 

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Vient s’ajouter à ce dossier le travail à l’aquarelle de Caroline Donati qui, au fil de sa lecture des Nourritures terrestres, suit à la fois des sentes littéraires et des sentiers pédestres, un pinceau à la main, nouant une pensée visuelle avec le haiga (俳画) (« Instantanés gidiens »)

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Et ici, un lien pour découvrir toutes nos archives sur le Japon

 

[1] Selon la convention japonaise, le nom des auteurs est noté avant leur prénom. Pour un repère temporel, voici les dates de naissance et de mort de chacun : André Gide (1869-1951), Hagiwara Sakutarō (1886-1942), Saitō Mokichi (1882-1953), Sakaguchi Ango (1906-1955), Miyoshi Tatsuji (1900-1964), Yokomitsu Riichi (1898-1957).

[2] En anglais, le mouvement du Shinkankaku-ha (新感覚派) est traduit par New Sensationalism. En français, il faut tirer la traduction du côté de la sensualité, de la perception par les sens. Dans son Histoire de la littérature japonaise, Shuichi Kato parle d’école de la « Nouvelle sensibilité ».

[3] Je traduis à partir du texte écrit en anglais à l’attention des promeneurs étrangers. Il est possible que la traduction anglaise du texte en japonais ne soit pas entièrement fidèle à l’original, ce que je ne saurais vérifier. 

[4] Okubo Mika en parle dans une thèse toute récente, Yokomitsu Riichi and the Paradigm Shift in the Psychology of the Modern Japanese Novel : From “Consciousness” Rooted in Ocularcentrism to “Emotion” Relying on Haptocentrism, Meiji university, 2021.

[5] Certaines énigmes demeurent, sur le Japon mais aussi dans tous les dossiers de correspondances avec des étrangers et des contemporains conservés à la Fondation. — Sur le Japon : Gide ne savait de ce pays que ce que d’autres en avaient vu et lu (Kipling, les Goncourt), Matsuo lui envoie pour avoir son avis les Haï Kaï de Kikakou, dont nous n’avons pas retrouvé la trace ; il envoie à son tour des « Contes japonais » à un ami (de quoi s’agit-il ?) ; dans une lettre de 1931, Matsuo encore mentionne un ami de Gide qui se rend au Japon, et à qui il a donné toutes les recommandations nécessaires (qui est cet ami ?). La première fois que sa fille Catherine lit une œuvre de son père, c’est La Symphonie pastorale. Pourquoi ? parce qu’elle vient d’aller voir au cinéma son adaptation japonaise (comme le rapporte Martin du Gard). Dans les archives, je retrouve des papiers volants sur lesquels Catherine, adulte cette fois, s’essaie à écrire des noms en kanjis. Elle écrit à une amie que les livres préférés de son enfance étaient des livres japonais (lesquels ?). Elle lit également des auteurs japonais, anciens ou contemporains ; son journal en tient quelques traces : « Saikaku Ihara, Vie d’une amie de la volupté, roman paru en 1686. Très beau » ; « Kawabata, Pays de neige »... Chez elle, dans appartement où vit son dernier époux, il y a un véritable masque de Nô, la photographie (par un artiste japonais) d’un temple de Kyoto, une estampe d’Hiroshige acheté en Suisse… et ont été dispersés dans sa famille (qui en a vendu une large partie l’an passé) les œuvres que son grand-père avait collectionnées, avant de les transmettre à Gide : Hokusai, Hiroshige, Utagawa, Kikugawa, Suzuki…