« Modernist mysteries : “Perséphone” »

Justine Legrand

C’est au très bel ouvrage rédigé par Tamara Levitz, professeur de Musicologie à l’Université de Californie – Los Angeles, et qui a paru aux Presses Universitaires d’Oxford en 2012, que nous souhaitons consacrer ce post : Modernist mysteries : Perséphone.

En deuxième de couverture, l’auteur parle de son texte en mettant en avant le pluralisme de ses recherches : « [This book] is a landmark study that will move the field of musicology in important new directions[1] ». Un livre qu’elle aspire à présenter comme une vraie ouverture, un pont entre deux univers, ceux de la musique et de la littérature. Car Gide, dont on connaît la passion pour le piano, se retrouve ici au cœur d’un ensemble plus large que le monde littéraire. Cependant, il importe de préciser que la musique n’est pas un thème d’approche limitatif, et que combiné aux jeux et enjeux littéraires, il ouvre sur d’autres perspectives : religion, sexualité, histoire. Et c’est précisément à cette nouvelle lecture de la musique, et de la musicalité de l’homme de lettres que Tamara Levitz s’attache.

Dès les premières lignes, on sent que la musique, à travers Ida Rubinstein, est le leitmotiv de cet ouvrage, un leitmotiv qui permet la rencontre entre Stravinsky et Gide, entre deux univers complémentaires.

L’originalité de cet opus ne se manifeste toutefois pas seulement à travers cette approche, mais aussi et surtout parce que c’est par la méfiance qu’André Gide est présenté. Cependant, ce qui est considéré comme une forme de dégoût n’appelle au fond à rien d’autre qu’à la découverte de l’autre : l’autre étant ici incarné par le compositeur, et l’univers musical qui l’entoure.

Dans l’introduction, l’auteur pose le décor politico-social de tout ce qui permet d’aider à comprendre ses choix esthétiques et littéraires. Et si Gide — que nous apprécions de retrouver dans les illustrations, dès les premières pages — n’est pas le thème principal de cet ouvrage, la part belle est faite à cet écrivain dont Tamara Levitz ne manque pas de rappeler la complexité.

À travers ce livre dont la qualité est unanimement saluée par la critique, c’est une nouvelle lecture d’une pièce caractérisée par les jeux de doutes et de pouvoir qui apparaît. Finement argumenté avec de multiples références, revenant notamment sur les liens entre Gide et Stravinsky, c’est à tout le travail de fourmi que Tamara Levitz offre sur André Gide que nous souhaitons apporter un éclairage.

Le chapitre intitulé « Gide’s Anxiousness[2] » est probablement le meilleur de tout le volume ; il permet de dépasser la curiosité gidienne pour mettre à jour ces fameux possibles dont Gide n’a eu de cesse de se réclamer. Et au cœur de ce chapitre, l’auteur revient sur un point clef de la création artistique de Perséphone : Persephony: « Gide’s ballet scenario from 1909 must have seemed anachronistic to him when he pulled it out of his drawer in 1933[3] ». Nous sommes là aux origines du texte tel que le lecteur le connaît aujourd’hui, et en même temps au cœur de tout ce qui fait la richesse et la complexité d’une œuvre. Et c’est là, après accord avec Ida Rubinstein, que le travail de collaboration avec Stravinsky va prendre forme.

Mais parler de Gide ne se fait pas sans parler de sa famille, et notamment de Catherine Gide. En parlant d’elle, Tamara Levitz prend soin d’insister sur la dévotion paternelle de Gide. Malgré les secrets qui entourent la naissance de sa fille puisque, comme elle le rappelle, Madeleine Gide, l’autre femme dans la vie de Gide à propos de laquelle l’auteur souligne à juste titre la pureté et les ambiguïtés, n’a jamais été informée de la naissance de Catherine. Toutefois ce ne sont pas ces faits intimes déjà maintes fois répétés dans de multiples ouvrages qui nous intéressent, mais plutôt l’éclectisme des références permettant à l’auteur d’inscrire Gide au cœur de son ouvrage.

Pour saisir au mieux la richesse de ce travail, il faudrait pouvoir imaginer le thème de Perséphone tel un astre autour duquel gravitent de multiples éléments : Gide est un de ces éléments autour duquel tournent divers aspects de sa vie, aspects personnels autant que professionnels (artistiques au sens large du terme). On sent ici toute la beauté dans la complexité gidienne. Le choix du thème de Perséphone permet à l’auteur de développer, à travers le prisme de la musique, la musicalité du texte et à travers cette approche de mettre en avant les variations stylistiques et linguistiques propres à Gide.

Mais les nouvelles directions qui ont partie liée avec Perséphone touchent à différents points, notamment au jeu politique : « In fact, French politics seemed to disappear from his mind on this short trip as he immersed himself in his frustration over Copeau’s Catholic staging of Perséphone[4] »… À ce moment-là, 1933-1934, Gide est à Syracuse, et ne finira son texte qu’à son retour, en 1934. Et lorsque Tamara Levitz abandonne le terrain politique, elle en profite pour aller plus loin dans la lecture de l’intime gidien ; et c’est par la sexualité que rejaillit de nouveau cette facette controversée, mais aussi savoureuse de Gide. Dans ce schéma de complexité s’inscrit directement la question de la pulsion de mort.

Perséphone est donc l’œuvre de la complexité pour Gide, tout en demeurant celle d’une forme de liberté. Liberté des rencontres, et aussi des voyages, où à travers le thème « société et colonialisme », Tamara Levitz lève le voile sur une vision forcément marquée par l’amour des voyages gidiens : « Gide repeatedly expresses a desire to merge with the African landscape and people to the point of self-dissolution, Ida maintained the more rigid aristocratic[5] ». La mise en scène de la déesse des Enfers représente donc le lieu permettant la rencontre de multiples horizons, par lequel prédominent les réflexions littéraires dans la perspective gidienne.

Car, si selon l’auteur Gide ne parvient pas toujours à trouver sa voix, il garde néanmoins de vraies certitudes en matière de décision artistique : « in his 1909 and 1913 Proserpines, Eurydice represented for Gide the elusive origins of inspiration for art[6] ». Cette lecture novatrice et si richement détaillée d’un texte fondamental, mais moins lu que d’autres classiques gidiens, permet de replacer le théâtre au cœur du schéma littéraire gidien.

Nous ne pouvons alors que partager le sentiment de Suzanne G. Cusick, Professor of Music, professeur à l’Université de New York : « Stunningly erudite, beautifully written, sensitive to musical, discursive, and human detail, Levitz’s Modernist Mysteries is cultural history at its very best, rewriting completely what we think we know about ‘neoclassical’ modernism in mid-20th-century Europe[7] ».

Finalement, notre seul regret concernant cet ouvrage est qu’il n’en existe pas encore à ce jour de traduction en langue française.

Pour le lecteur, bilingue, curieux de découvrir les motivations de Tamara Levitz sur son œuvre, nous l’invitons à lire son témoignage : http://tamaralevitz.com/book.html, dont copions ici cet extrait consacré à André Gide :

Why have you spent most of your life devoted to André Gide and Igor Stravinsky?

André Gide fascinates for different reasons. He was an immensely courageous writer, who single handedly transformed the discourse on pédérastie and homosexuality in his time. Gide resisted the symbolic reduction of human life and simple solutions to moral problems with all his might; he believed that human beings were complex creatures whose motivations and intentions could not be summarized in simple terms. I wanted in my book describe in detail Gide’s battle to have homosexuality accepted in his time, because I think the story can teach us a lot about similar battles taking place today. It is chilling to read about how the Catholic intellectuals tried to destroy Gide for coming out as a homosexual in the 1920s, because of the parallel that can be drawn to arguments and ideas against homosexuality still prevalent in the American media today. I believe that knowledge of history is necessary if we are to avoid committing similar mistakes in the future, and that an awareness of Gide’s experience and how he confronted it might contribute to greater acceptance and understanding of homosexuality in the present.

 

[1] « [Ce livre] est une étude de référence qui fera avancer le domaine de la musicologie dans de nouvelles directions importantes », traduction Justine Legrand.

[2] « L’anxiété de Gide », traduction Justine Legrand.

[3] « Le scénario du ballet de Gide datant de 1909 a dû lui paraître anachronique quand il le sortit de son tiroir en 1933 », traduction Justine Legrand.

[4] « En fait, la politique française a semblé disparaître de son esprit durant ce court voyage car il plongeait dans une frustration liée à la mise en scène catholique faite par Copeau de Perséphone », traduction Justine Legrand.

[5] « Gide exprime de façon répétée le désir de fusionner avec le paysage africain et les gens au point de l’auto-dissolution, Ida est demeurée l’aristocratique la plus rigide », traduction Justine Legrand.

[6] « Dans ses versions de 1909 et 1913 de Proserpine, Eurydice représentait pour Gide les origines insaisissables de l’inspiration artistique », traduction Justine Legrand.

[7] « Incroyablement érudit, magnifiquement écrit, sensible aux détails de la musique, du discours et de l’humain, Modernist Mysteries de Levitz est de l’histoire culturelle à son meilleur niveau, réécrivant complètement ce que nous pensons savoir sur le modernisme “néoclassique” à la mi- 20e siècle en Europe », traduction Justine Legrand.