“Musique et désir chez André Gide”

Augustin Voegele

Pourquoi André Gide aimait-il tant Chopin – au point de publier en 1931 un recueil de Notes sur Chopin ? Où faut- il chercher les origines de sa dilection passionnée pour le compositeur des Scherzos, des Ballades, des Préludes et de la Barcarolle ? Sans doute dans le sentiment narcissique — rappelons que Gide est l’auteur d’un Traité du Narcisse (1891) où il réhabilite la figure habituellement dépréciée de ce martyr de la réflexion — de se retrouver lui-même dans un autre (si l’on nous permet de paraphraser Paul Ricœur). Car Gide traite Chopin comme un alter ego : il est l’autre parce qu’il est musicien (or Gide tient que toute comparaison entre les arts est périlleuse) ; il est le même parce qu’il est un classique (vertu suprême pour un Gide que tout pathos répugne).

FCG · Le Chopin de Gide, par Augustin Voegele

D’ailleurs, Gide s’identifie à tel point à Chopin qu’il semble ne faire confiance qu’à sa propre subtilité pour jouer les œuvres du musicien polonais. Certes, il se souvient avec émotion des quelques pièces de Chopin qu’il a pu entendre par Anton Rubinstein ; certes, il fait l’éloge d’Ignacy Paderewski ; certes, il reconnaît au père abbé directeur du mont Cassin une compréhension profonde (car silencieuse) du compositeur ; et certes, dans les années 1940, il poussera Maurice Ohana à aborder Chopin. Néanmoins, c’est sa propre interprétation qui paraît à Gide la meilleure, du moins quand il parvient à réaliser pianistiquement le Chopin idéal dont il a la vision sonore. Hélas, en dehors des quelques notes que l’écrivain joue devant sa jeune élève Annick Morice pendant la fameuse leçon filmée par Marc Allégret en 1950, il n’existe aucun document permettant de se rendre compte véritablement de ce qu’était le Chopin de Gide. Nous avons donc tenté, dans le présent disque, de suivre les instructions que Gide donne aux pianistes dans les Notes sur Chopin et dans certains passages de son Journal, et de restituer aussi fidèlement que possible sa vision du premier Scherzo op. 20 en si mineur (1831-1832), de la première Ballade op. 23 en sol mineur (1831-1835), des vingt-quatre Préludes op. 28 (1835-1839) et de la Barcarolle op. 60 en fa dièse majeur (1845-1846).

Pour le premier Scherzo, Gide fournit quelques indications précises. Cette œuvre, qu’il juge « fantastique » et « frémissante », doit être jouée avec souplesse, de façon à ce que les différents motifs se fondent les uns dans les autres. Dans la deuxième grande section de la partie rapide, il faut faire entendre de manière très distincte le chant plaintif du pouce de la main gauche, puis de la main droite. Pour ce qui est de la partie lente, il convient d’y distinguer clairement du reste les fa dièse de la main droite : ces notes répétées sont là, dit Gide, comme « pour faire paysage » – entendez pour donner du volume, pour créer un effet de perspective sonore.

Les recommandations de Gide pour la première Ballade sont plus rares, et moins précises. Il signale cependant que « la phrase de début [...] n’est qu’un accord de septième, dont tout l’accent est sur le retard, par une sorte d’appogiature, de la dernière note, qui tout aussitôt retombe sur la tonique ; et cela fait un geste parfait d’une extraordinaire puissance d’incantation ».

Et surtout, il souligne l’importance, « après l’introït », de ces « quelques indécises mesures en fa où seules la tonique et la quinte sont données », et au terme desquelles Chopin « laisse inopinément tomber un si bémol profond qui modifie subitement le paysage comme le coup de baguette d’un enchanteur ».

Si Gide se concentre sur des détails de la Ballade en sol mineur, il donne en revanche de nombreuses précisions sur ce qu’il attend des pianistes qui abordent les Préludes. Il insiste à plusieurs reprises sur le fait que ces Préludes ne préludent à rien, si ce n’est à une série de méditations. Aussi préconise-t-il de laisser un long silence à la fin de chaque pièce. Le premier Prélude ne doit surtout pas être joué de manière trop nerveuse, malgré l’indication agitato. Les huit premières mesures forment une première petite vague, reprise ensuite et développée en une ondulation plus vaste – avant que l’élan ne retombe à la fin, en des « remous tendrement exténués ». La métaphore aquatique, d’ailleurs, revient de temps à autre sous la plume de Gide. Le troisième Prélude, selon lui, évoque ainsi, comme le dix-septième, le murmure d’une rivière : il faut donc le jouer avec fluidité, tout en soulignant discrètement le jeu d’échos entre la mélodie de la main droite et les traits sinueux de la main gauche.

Il est des Préludes, cependant, où Gide demande à l’interprète de souligner l’âpreté de l’écriture chopinienne. Le deuxième, par exemple, imite un glas, et doit produire ce que l’on peut appeler un effet de fatalité. Les deux voix de la main gauche, rappelle Gide, doivent être clairement distinctes du début à la fin. Dans le sixième Prélude, par ailleurs, l’écrivain estime qu’il convient d’éviter de mettre en valeur la mélodie de la main gauche au détriment des inquiétantes notes répétées de la main droite. C’est là une remarque qu’il fait pour plusieurs autres Préludes : dans le huitième, il lui semble dommage de jouer pianissimo les triples croches, car cela change radicalement la texture du morceau ; dans le quinzième, il lui paraît indispensable de mettre en valeur l’affrontement entre les notes répétées et la mélodie (entre l’indifférente fatalité et le désir de liberté et d’harmonie qu’éprouve l’homme) ; et dans le dix-septième, il considère comme une grossière erreur de faire triompher la « mélodie vedette » – au contraire, la mélodie doit lentement s’extraire de l’« accompagnement », pour planer quelque temps au-dessus de la mêlée des accords, et s’y fondre à nouveau pour finir. Quant au vingt-quatrième et dernier Prélude, il faut y prêter attention aux basses répétées, qui, systématiquement, découpent en deux croches pointées les temps pourtant ternaires.

Fluidité, rugosité : l’esthétique musicale de Chopin est fondée sur de tels contrastes. Et c’est cela que Gide admire par-dessus tout chez le compositeur polonais : son art de réunir les contraires, comme dans le treizième Prélude, où « la surabondante joie se mêle à la mélancolie », ou dans la Barcarolle, qui exprime « la langueur dans l’excessive joie »...

Pour aller plus loin :

- Lire Augustin Voegele, Musique et désir chez André Gide, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », 2019.

- Écouter Chopin par Gide. Piano : Augustin Voegele. Enr. Studio Alys, février 2019, sur un piano Steinway D274/ Prise de son, montage et mastering : Pascal Perrot / Prix de vente : 20 € (coût de l’envoi offert, nous contacter).

Sur l’auteur

Né en 1990, Augustin Voegele débute le piano à l’âge de six ans. Ayant terminé ses études au conservatoire de Colmar à l’âge de quatorze ans avec la mention très bien et les félicitations du jury, il suit son professeur Rena Shereshevskaya à l’École Normale de Musique Alfred Cortot de Paris, où il est boursier de la Fondation Zaleski, et où il obtient en avril 2010 le Diplôme Supérieur de Concertiste. Il travaille également, pendant ces années, avec de grands maîtres comme Brigitte Engerer, Vladimir Kraïnev, Boris Berezovsky, François-René Duchâble, Yves Henry, ou encore Gabriel Tacchino.

En 2007, il obtient le 2e prix du concours Grotrian-Steinweg à Braunschweig en Allemagne, le 1er prix à l’unanimité du concours de Vulaines-sur-Seine dans la catégorie Virtuosité, le 4e prix du prestigieux concours Horowitz de Kiev et le 1er prix du concours international Simone Delbert-Février à Nice. En 2008, le 2e prix et le prix du meilleur espoir du Concours Scriabine de Paris lui sont décernés.

Ces distinctions lui valent d’être invité dans de nombreux festivals : Festival du piano romantique de Fontainebleau, Festival international « Kyiv Summer Music Evenings », Rencontres Internationales Frédéric Chopin de Nohant, Festival Pianoscope de Beauvais, Festival de Saint-Tropez, Festival International de Colmar, Festival des Nuits du Piano de Cabasse, Festival Piano Classique de Biarritz, Festival Chopin de Bagatelle, Festival de la Petite-Malmaison, Festival de Cognac... Il se produit aussi dans de grandes salles françaises et européennes : Grand Auditorium de la Cité de la Musique à Strasbourg, Grand Salon des Invalides, Salle Cortot et Fondation Dosne-Thiers à Paris, Orangerie de Sucy-en-Brie, Palais Farnese à Rome, etc. Et il joue en outre régulièrement avec des ensembles prestigieux : Orchestre de la Philharmonie de Kiev, Orchestre national d’Ukraine, Orchestre régional de Cannes, Orchestre symphonique de Mulhouse, Orchestre Léon Barzin, Chœur Nicolas de Grigny...

En 2012, grâce au soutien de l’Association Assophie, il enregistre un disque consacré à la musique française avec le violoniste Michaël Seigle. L’année suivante, il enregistre deux disques en solo : De Chopin à Balakirev et Scriabine.

Voici ce qu’écrivait en 2010 d’Augustin Voegele le pianiste Philippe Bianconi : « J’ai été absolument stupéfait par la superbe maîtrise technique de ce jeune pianiste, mais surtout, j’ai été enthousiasmé par sa sensibilité, sa passion, et une maturité musicale assez extraordinaire pour son âge. »

Également passionné de littérature, Augustin Voegele est par ailleurs docteur ès lettres. Lauréat du Prix de thèse 2017 de l’Université de Haute-Alsace et récipiendaire du Prix 2017 de la Fondation Catherine Gide et de la Fondation des Treilles pour un programme de recherche portant sur les usages gidiens de la musique, il enseigne actuellement à l’Université de Lorraine. Il est l’auteur de deux essais (Morales de la fiction, Paris, Orizons, 2016 ; De l’unanimisme au fantastique. Jules Romains devant l’extraordinaire, Oxford, Peter Lang, 2019) ainsi que d’une cinquantaine d’articles.