Relire André Gide – entre pensée vivante et construction littéraire
Sur : Échos d’André Gide. Éditions, traductions, réception, colloque international et pluridisciplinaire s'étant tenu à Mulhouse les 23 et 24 février 2024
I. De l’œuvre et de ses relectures
L’Université de Haute-Alsace à Mulhouse a accueilli une bonne vingtaine de chercheurs pour interroger l’œuvre gidienne au prisme des relectures qui en ont été faites de son vivant et jusqu’à présent.
André Gide insiste, dans ses réflexions, sur l’importance, pour lui, d’« être relu », car il ne « cherche pas à être de [son] époque », mais à la « déborder ». Il fixe son regard au-delà de l’aréopage de ses contemporains et souhaite écrire une œuvre pérenne qui puisse servir aux générations à venir, l’un de ses objectifs essentiels étant de parvenir à « durer ». Cette idée de durabilité, qu’a bien rappelée Martina Della Casa (ILLE – Université de Haute-Alsace) lors de l’ouverture du colloque pour mettre en perspective les travaux qui ont suivi, s’allie à une autre idée, celle de marquer la postérité, comme l’a énoncé Clara Debard (LIS – Université de Lorraine). La question du posthume est en effet très importante pour Gide, qui construit lui-même, tantôt avec, et tantôt contre ses connaissances, amis ou critiques contemporains comme postérieurs, son image littéraire.
Se relire devient alors primordial pour Gide, comme l’a indiqué Martina Della Casa, car la relecture se révèle chez lui une méthode critique, un processus de « vérification » qui lui sert à revenir sur son œuvre, tout comme elle permet à son lectorat de l’aborder librement, à des moments différents, et d’y apporter ainsi de nouveaux points de vue.
À travers des approches littéraires, sociologiques, linguistiques, traductologiques, éditoriales ou encore pédagogiques, les relectures gidiennes proposées par les diverses communications se sont attachées non seulement aux éditions et traductions de l’œuvre de Gide, mais aussi à des correspondances, écrits intimes, témoignages et représentations artistiques, à des articles de presse et études critiques, ainsi qu’à des ressources pédagogiques. Ainsi faisant, les communications des intervenants se sont penchées sur la manière dont l’écrivain et son œuvre sont parvenus à « durer » tout en subissant, avant et après sa mort, les affres de la controverse, des contestations et interrogations d’ordre esthétique, moral comme politique.
Ces discussions et débats correspondent bien à la volonté de Gide d’être lu, relu et reconnu, non seulement pour apprécier les qualités et la nouveauté de son esthétique, mais aussi pour considérer sa capacité à soulever des questions dignes d’être énoncées et examinées par les générations à venir, comme il l’explique dans son Journal des Faux-monnayeurs :
Il n’y a guère de « règles de vie », dont on ne puisse se dire qu’il y aurait plus de sagesse à en prendre le contre-pied, qu’à les suivre.
D’abord procéder à l’inventaire. On fera les comptes plus tard. Il n’est pas bon de mêler. Puis, mon livre achevé, je tire la barre, et laisse au lecteur le soin de l’opération ; addition, soustraction, peu importe : j’estime que ce n’est pas à moi de la faire. Tant pis pour le lecteur paresseux : j’en veux d’autres. Inquiéter, tel est mon rôle .
Plusieurs contributions ont examiné cette pérennité de l’œuvre gidienne doublée des controverses qui s’y rattachent : Jean-Christophe Corrado (Université Paris-Sorbonne) s’est penché sur le débat esthétique et le conflit idéologique qui s’observent dans la relation amicale qu’entretenaient André Gide et Julien Green, en se fondant notamment sur les remarques faites par ce dernier dans son Journal. Paola Codazzi (ILLE, Fondation Catherine Gide) a étudié le regard de la critique, mais aussi des proches de Gide à partir de son décès en 1951, véritable tournant pour la critique gidienne. Le caractère protéiforme de Gide ainsi que sa lucidité ont ainsi pu être mis en avant. Alexandra Klinger (ILLE – Université de Haute-Alsace) s’est attelée à observer la manière dont Les Faux-monnayeurs et le Journal des Faux-monnayeurs ont été traités pour les besoins de l’épreuve du baccalauréat littéraire entre 2016 et 2018, afin d’examiner ce qui a alors été dit (ou non) de ces œuvres complexes.
La question de l’« (in)actualité » des productions gidiennes a par ailleurs été soulevée d’une part par Tong Yu (Université de Lorraine), qui a étudié l’influence des écrivains classiques sur Gide dans Les Faux-monnayeurs en examinant notamment les références qui y sont faites à Blaise Pascal, Jean de La Fontaine, Jean Racine et Fénelon. Nikol Dziub (Université de Bâle) et Augustin Voegele (ILLE) se sont, d’autre part, attachés à mettre en avant le caractère toujours actuel du Retour de l’URSS, autorisés de par la volonté de Gide à faire preuve de lucidité, d’exactitude et de rigueur dans ce témoignage.
Pourtant, par-delà cette volonté d’« inquiéter », Gide se pose la question de l’authenticité, non seulement dans ses écrits propres, mais aussi dans les témoignages et études donnés de lui, ainsi que dans les interprétations de ses œuvres. Il se montre attentif à la réception de celles-ci et aux travaux critiques sur lui, interagissant par ailleurs avec ses critiques ou détracteurs.
Si Gide a également porté son regard sur l’Europe – littéraire comme politique, l’écrivain croyant à l’idée d’une « nation européenne » –, plusieurs contributions se sont attachées à rappeler que l’Europe n’a pas manqué d’examiner et estimer l’écrivain et son œuvre, en montrant comment l’un et l’autre ont respectivement été considérés, reçus et lus. Anna Soncini (Alma Mater Studiorum – Université de Bologne) s’est intéressée aux observations que l’écrivain et analyste belge Louis Dumont-Wilden réalise au sujet de Gide, son œuvre et sa pensée, mettant en avant la capacité de l’écrivain à peindre la complexité de l’âme ou à incarner de manière lucide l’esprit des années 1910. Nermin Vucelj (Université de Niš) a examiné les traductions de Gide dans les pays d’ex-Yougoslavie et a proposé un aperçu critique de cinq études monographiques sur ce dernier rédigées en serbo-croate. Kalliopi Ploumistaki (Université Aristote de Thessalonique) s’est, quant à elle, penchée sur la réception de l’œuvre de l’écrivain en Grèce en s’intéressant tout particulièrement aux traductions et analyses qui en ont été proposées, mais aussi à l’influence qu’elle a pu avoir sur les auteurs grecs.
Dans la même optique, les « traductions et traducteurs » gidiens ont été étudiés de plus près afin d’observer les éventuelles difficultés de traduction, de comparer les traductions, et d’analyser les diverses lectures qu’elles proposent alors de l’œuvre de l’écrivain.
Peter Schnyder (ILLE – Université de Haute-Alsace, Fondation Catherine Gide) s’est penché sur « quelques traducteurs germanophones d’André Gide », leurs éventuelles relations professionnelles ou épistolaires avec l’écrivain-traducteur, et certains choix de traduction qu’ils ont été amenés à faire en prenant plus ou moins de liberté avec l’œuvre, à l’instar de Rilke, Gide ayant parfois pu les conseiller, comme c’est le cas aussi pour Curtius. Carmen Saggiomo (Università degli Studi della Campania Luigi Vanvitelli) a étudié la réception du Thésée d’André Gide en Italie, comparant trois traductions à travers les relectures singulières qu’elles donnaient immanquablement d’extraits-clés du texte selon leurs choix de mots ou de tournures de phrases. Paola Fossa (ILLE), quant à elle, s’est intéressée aux traducteurs italiens d’André Gide dans la première moitié du XXe siècle, observant ainsi le développement ascendant de la réception de l’écrivain en Italie, mais aussi l’évolution du profil de ses traducteurs. Krystian Klekot (Université Paris-Sorbonne) a examiné l’unique traduction polonaise des Caves du Vatican proposée en 1937 par Tadeusz Boy Zelenski, en explorant notamment les difficultés de traduction qu’il semble avoir rencontrées.
Dans le cadre du projet Polonium 2024 développé à l’occasion d’une collaboration entre l’Université de Haute-Alsace (Mulhouse) et l’Université de Wrocław sur la réception de Gide en Italie et en Pologne, Joanna Jakubowska, Agnieszka Wandel et Natalia Paprocka (Université de Wrocław) ont présenté les recherches actuelles en lien notamment avec la traduction des productions de Gide. En se basant sur le dialogisme significatif des textes de l’écrivain, Joanna Jakubowska a proposé une méthode d’étude comparative des traductions de l’œuvre gidienne focalisée sur les dialogues. Agnieszka Wandel et Natalia Paprocka ont, quant à elles, présenté la manière dont se construit une base de références bibliographiques rendant compte des réceptions éditoriale et critique de l’œuvre de Gide en Pologne.
Le colloque a également été l’occasion de discuter, lors d’une table ronde intitulée « Autour de Gide », des dernières études et éditions de l’œuvre de l’écrivain. Deux d’entre elles ont été publiées à Paris, aux Éditions Classiques Garnier : Parcours critiques de Peter Schnyder, qui se penche sur le Gide critique, et André Gide et ses critiques (1951-1969) dirigé par Paola Codazzi, qui s’intéresse aux critiques publiées dans les années suivant la mort d’André Gide .
La Correspondance Gide et Rosenberg. 1896-1934 établie par Nikol Dziub et publiée par les Presses Universitaires de Lyon a également été présentée, ainsi que l’ouvrage André Gide, aujourd’hui dirigé par Martina Della Casa et Paola Codazzi et publié aux Éditions Médiapop, fruit des études et manifestations proposées dans le cadre du projet « Gide Remix ». Autant de manières de relire et réinterpréter les écrits gidiens aujourd’hui, qu’ils soient critiques, épistolaires ou fictifs, mais aussi d’étudier leur réception.
Les communications et échanges qui ont eu lieu lors de ce colloque ont ainsi permis de mettre en avant et approfondir diverses facettes de Gide : écrivain autocritique et critiqué, influenceur et influencé, classique – ou « banal » selon son expression – et moderne, traducteur et traduit, auteur d’une œuvre à la portée universelle et unique à la fois qui allie l’éthique à l’esthétique. Les études menées lors de ces journées ont en outre permis de mettre en avant et en perspective des trajectoires de la réception européenne de l’écrivain de son vivant jusqu’à aujourd’hui et, ainsi faisant, de relire et interpréter certains aspects de son œuvre.
Pour envisager la suite, le colloque donnera lieu à la publication d’un volume, et un second volet d’études sur les Échos d’André Gide sera organisé.
1 André GIDE, Journal des Faux-monnayeurs [1926], Romans, récits, œuvres lyriques et dramatiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 536.
2 André GIDE, 18 avril 1918, Journal, t. I : 1887-1925, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1063.
3 André GIDE, Journal des Faux-monnayeurs [1926], op. cit., p. 536.
4 André GIDE, Journal des Faux-monnayeurs [1926], op. cit., p. 557.
5 Peter SCHNYDER (éd.), Parcours critiques. Avec un texte inédit, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », 2022 ; Paola CODAZZI (éd.), André Gide et ses critiques (1951-1969), Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », 2024.
6 André Gide et Fédor Rosenberg, Correspondance 1896-1934, édition établie par Nikol Dziub, Lyon, PUL, « André Gide – Textes et correspondances », 2021 ; Martina Della Casa et Paola Codazzi (éds), André Gide, aujourd’hui, Mulhouse, Médiapop 2023.
7 André GIDE, De l’influence en littérature [1900], dans Essais critiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 410 : « Un grand homme n’a qu’un souci : devenir le plus humain possible, – disons mieux : DEVENIR BANAL. […] Et, chose admirable, c’est ainsi qu’il devient le plus personnel. »