La Correspondance de Théo Van Rysselberghe avec André Gide et les siens (1899-1926)

Anne FRENZEL

Des lettres qui rendent compte des moments d’une vie

C’est une introduction riche de précisions que livrent Pierre Masson et Peter Schnyder sur la longue amitié qui lia Théo Van Rysselberghe et André Gide, par le biais de leurs lettres, mais aussi de celles de personnalités qui ont marqué de leur empreinte la société des Arts et des Lettres.

Cette correspondance n’était pas destinée à être publiée, aussi est-elle empreinte de spontanéité ; libre de style, elle met au jour un quotidien où règne un esprit de partage. – On y écrit surtout pour évoquer des lectures, des traductions, des projets de sorties culturelles, de voyages, et des sentiments !

Théo Van Rysselberghe et André Gide gravitent dans un cercle où évoluent des êtres tout aussi férus qu’eux d’expression artistique : Schlumberger, Du Bos, Rouart, Drouin, Denis, Cross, Ruyters, Verhaeren, Vielé-Griffin, Ghéon. C’est par l’entremise de ces deux derniers que Gide rencontre, en 1899, le couple Van Rysselberghe et leur fille. La correspondance, entamée en 1899 entre Théo et lui, permet d’observer ce qui va les rapprocher, puis les éloigner en 1923 – trois avant que Théo ne meure. La première missive retranscrite dans cet ouvrage date de janvier 1899, les suivantes s’échelonnent durant 24 ans. Cette Correspondance tient lieu de faire-part de leurs occupations respectives. Quand l’un peint, l’autre écrit ; leurs échanges sont presque toujours à l’origine d’un désir de se rencontrer, sinon de livrer un compte-rendu de l’avancée de leur travail.

À partir de l’année 1901, se construit un réseau d’amitiés solides autour des Van Rysselberghe. Dans ce groupe amateur d’arts, on parle des Nabis, on rend hommage à Cézanne, on pense opéra et théâtre, et l’on songe au Roi Candaule ! – Gide est un esprit courtisé. En 1902, un drame lyrique, Pelléas et Mélisande, retient particulièrement son attention ; il verra cet opéra de Debussy (dont Maeterlinck est le librettiste) trois fois cette année-là, et deux fois l’année suivante ! Théo, lui, continue à peindre abondamment, et à exposer. 1903 est l’année d’une polémique au sujet du tableau « essentiellement littéraire », intitulé : Une lecture de Verhaeren – la composition et l’avancée de cette œuvre en devenir sont au cœur de leurs conversations durant plusieurs mois. Cette année-là est aussi celle d’un projet de voyage en Allemagne* qui enrichit la correspondance du groupe d’amis. À leur retour en France, leurs échanges concernent principalement les œuvres qui les ont impressionnés au sein des musées berlinois, et l’on lit avec plaisir force détails sur leurs bonheurs d’Outre-Rhin. Théo Van Rysselberghe enthousiasmé par les jardins de Postdam écrit à Vielé-Griffin :

– autant de merveilles qu’on ne pourrait se lasser d’admirer et qui sont faites pour tenter le peintre…

1904 – De nouvelles lettres fusent et narrent une vie toujours plus riche de rencontres, lectures, musique, et peinture ! 1905, l’intimité entre Gide et Théo grandit encore, ainsi que leur cercle d’amis ! Hugo von Hofmannsthal échange des conseils de jardinage avec Gide, quand Théo, lui, donne des conseils d’aménagement pour l’intérieur de sa maison. Tout est matière à discussion : une couleur de peinture, l’agencement d’un escalier, la forme d’une main ou d’un bras sur un tableau, des villes italiennes d’élection : Rome, Capri, Sienne, Florence, Ravello… La mort de Péguy, Verhaeren et Degas entre 1914 et 1917 assombrit l’euphorie amicale et culturelle. Cependant, fin novembre 2017, Gide relate avec humour un moment amusant, alors qu’il tente avec Madeleine de découvrir l’instant idéal pour déguster un melon. En 1918, il se désole de la tournure que prend l’exposition préparée par les héritiers de Degas ; mais un peu plus tard, se réjouit de sa rencontre avec un officier de marine, grâce auquel sa traduction de Typhon prend « un petit air de saumure qui lui manquait ».

Précieux sont tout au long de cet ouvrage, les commentaires de Peter Schnyder et de Pierre Masson qui décryptent le singulier de certaines missives. Et quel plaisir que de voir revivre dans cette correspondance le nom et l’adresse d’artisans disparus, de découvrir les prémices de la création d’un musée d’art moderne, ou d’un grand théâtre, les dessous d’une exposition, d’une idylle, d’une naissance …

Sans la mise en lumière de ces lettres du XXe siècle – devenues, grâce à leur publication, mémoire –, le lecteur ne saurait rien du chagrin qu’a suscité la mort de Théo, et rien des messages de condoléances qui proviennent de Paris, Londres, New York, Badenweiler et Bruxelles, après son décès. L’extrait d’une lettre de Paul Desjardins rend compte du regard que ses amis portait sur celui qui interprétait « avec tant de succès le Midi, et l’éclat et la chaleur de sa lumière » :

C’était quelqu’un de grand, et aussi quelqu’un de bon. Son départ nous ôte une de nos raisons de goûter la vie.

Dans un des articles nécrologiques livrés au terme de cet ouvrage, Louise Wilmet écrit qu’avec Théo Van Rysselberghe, disparaît un artiste qui ensoleillait intensivement notre siècle morose.

Dans les difficiles périodes traversées entre 1899 et 1926, ces lettres écrites sans contrainte expriment un climat et le vécu de personnages hors du commun. Elles ont pouvoir sur l’imaginaire du lecteur, car leur « vitalité l’emporte sur les découragements ».

Théo Van Rysselberghe, Correspondance avec André Gide et le siens (1899-1926), Paris, Gallimard, « Les Inédits des Treilles / Les Cahiers de la NRF », 2025, 468 p. 23 €

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  • Le lecteur trouvera de plus amples renseignements sur ce voyage dans le Bulletin des Amis d'André Gide XXV, 114/ 115- avr.-juil. 1997.