Parcours en ligne de “Pierre Antonelli. Autour d'André Gide”

FCG

Avec André Gide (1869-1951), Pierre Antonelli (né en 1963) pose la question du rapport entre image et texte. Grâce au soutien de la Fondation Catherine Gide, il a transposé des extraits de l’œuvre de l’écrivain sur l’espace du dessin abstrait : restent-ils des mots lisibles ou bien se transforment-ils en images visibles ? C’est ce que la série « Gide visible », réalisée en 2019, s’efforce de démontrer. Composée de six diptyques, elle est exposée en 2021-2022 à la Fondation Fernet-Branca dans son intégralité au cœur d’une sélection de dessins de Pierre Antonelli.

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Accueil expo

Deux salles consacrées au Prix Nobel de littérature (1947) explorent la relation particulière qu’entretenait le célèbre écrivain avec les images et les sons. Il vécut la fin du XIXe et la première moitié du XXe entouré d’artistes, dans une proximité parfois contrastée avec leur art, au moment où les théories et pratiques artistiques occidentales étaient bouleversées.

Ce pont entre présent et passé ne se fige pas dans une relation à sens unique entre un écrivain et un artiste. Aujourd’hui, le rapport entre le texte et l’image, par-delà littérature et arts plastiques, se complète d’une nouvelle dimension avec l’avènement des images numériques. Pour autant, la voie classique du dessin poursuit un cheminement qui se veut inventif.

 

ANDRÉ GIDE - ÉCRIRE

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Salle Écrire

L’écrivain et les artistes

André Gide (1869-1951), prix Nobel de littérature en 1947, est l’auteur d’une œuvre plurielle, porteuse des tensions ayant animé sa vie et son époque (religion et morale, sexualité et liberté, colonialisme, communisme, littérature et écriture du « moi »). Ses liens aux artistes jouent un rôle majeur, tant dans sa vie que dans leurs propres créations, mais sa relation aux arts est complexe. La musique occupe le premier plan, tandis que la peinture exerce sur lui une forte attirance, sans qu’il ne sache comment l’appréhender. Ses écrits sur le dessin et la peinture, s’ils sont rares, se font par touche, et sont porteurs d’un étonnement communicatif dont témoigne la série « Gide visible » de Pierre Antonelli. Les artistes semblent poursuivre, par le trait, une réflexion qui touchait dans l’écriture d’André Gide à ses limites.

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Vitre présentation Gide

André Gide peint par lui-même : « Le public n’a pas à connaître de moi d’autre histoire que celle de mes livres. »

Gide a souvent eu l’occasion de se présenter lui-même. Nous retranscrivons ici la lettre inédite (et non envoyée) d’André Gide à Paul Wiegler, datant probablement de 1912, en guise de rapide (auto)portrait :

« Que vais-je pouvoir vous dire, cher Monsieur.
Je suis né à Paris très peu de temps avant la guerre ; par ma mère de sang catholique normand, et par mon père de sang languedocien huguenot ; je me sens “riche en antagonismes” comme eût dit Nietzsche, que l’œuvre d’art seule peut maintenir en harmonie. […] / Mes études premières ont été des plus irrégulières et constamment interrompues pour raison de santé.
Vers vingt ans j’ai fait un premier voyage en Algérie et je suis tombé gravement malade. Mais le pays m’a paru si beau que je n’ai plus souhaité en découvrir aucun autre – ce qui fait qu’en voyageant souvent je n’ai pas appris à connaître beaucoup de pays.
Le public n’a pas à connaître de moi d’autre histoire que celle de mes livres.
Vous trouverez la date de publication de chacun d’eux dans le livre de Rivière. Je les porte en moi très longtemps (de douze à quinze ans) avant de les écrire, de sorte qu’ils se développent simultanément. Si étrange que cela puisse paraître aux critiques habitués à considérer la production précipitée de nos contemporains, de même que Paludes et les Nourritures, La Porte étroite a grandi dans le même lit que L’Immoraliste, ces deux livres jumeaux se sont partagés ma pensée ; mais comme j’écris très lentement je n’ai pu les mettre au jour que l’un longtemps après l’autre et c’est ce qui a fait croire à une évolution, à un retour aux idées chrétiennes, à une palinodie, etc. Je vous préviens que tout cela est absurde et qu’il ne faut point voir d’évolution de l’un à l’autre de mes écrits, mais parties complémentaires d’un tout qui est mon œuvre entier.
J’ai eu l’honneur ces temps derniers de soulever l’irritation de certains journalistes et écrivains de parti, incapables de juger l’œuvre d’art autrement que par sa tendance. J’estime qu’il est du lot d’un honnête homme de se mettre à dos tous les partis.
Au revoir Monsieur ; j’attends avec une grande curiosité votre article. Croyez à ma très cordiale attention. »

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Brunetière
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Portraits de Gide mort
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Portrait de Gide par Saad
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Portraits de Gide

Du livre illustré à l’art abstrait

Du temps de Gide, les belles éditions étaient fréquemment accompagnées d’images commandées à différents illustrateurs. Mais la seule collaboration complète d’André Gide avec un artiste sera peut-être celle, en 1893, avec Maurice Denis, qui réalise une série de lithographies pour Le Voyage d’Urien. Le peintre pense l’illustration idéale comme étant « sans exacte correspondance de sujet avec l’écriture », ouvrant ainsi la voie aux livres d’artistes affranchis de la nécessité d’illustrer avec fidélité un texte, et conduisant jusqu’à l’abstraction.

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livres illustrés, époque de Gide
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Pièces livres
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Poésies d'André Walter, manuscrits
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livres d'artistes

J’ai songé surtout à la traduction des pensées, à l’expression. J’aurais voulu pouvoir peindre, pour moi seul ; pas de dessin presque, des teintes, et surtout ces fugitives apparences que jamais, presque jamais, je n’ai vues reproduites, peut-être parce qu’elles ne se peuvent pas redire ; des miroitements d’eau où se confondent, indistinctes, les berges reflétées et les algues du fond ; des transparences de vapeur, des mystères d’ombre ; de ces teintes qui, rapprochées se font révélatrices. 

André Gide, « Notes d’un voyage en Bretagne » (1889) 

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Gide/Antonelli
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Volumes grands formats illustrés
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Gardair, illustrations des Notes sur Chopin

Gide illustré par Christian Gardair

Christian Gardair a illustré deux volumes de Gide, les Poésies d’André Walter, et les Notes sur Chopin (2010). La sensation du texte est ce que retient son geste, comme ses toiles de grand format semblent à la fois essorer et ouvrir du paysage ses teintes, ses mouvements et ses reflets.

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Illustrations de Gardair pour les Notes sur Chopin

 

ANDRÉ GIDE - ÉCOUTER

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Gide mural, rythme

Notes et manuscrits

Une partition à la fois se regarde, s’entend intérieurement et s’écoute. Elle est un langage qui se réalise avant tout dans le récital ou le concert. Son déploiement dans le temps la rend plus proche du texte et de la lecture que de l’image, qui renvoie d’abord à une saisie visuelle immédiate. Mais ce qu’expriment le dessin comme la partition, c’est la vie du trait. Plus « manuscrire » devient rare, et plus les archives, qu’il s’agisse de notations destinées à être lues ou entendues, se rapprochent d’œuvres d’art à part entière, destinées à être exposées comme des tableaux.

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Manuscrits muraux
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Vitrine musique

Gide et la musique

La peinture provoque chez Gide des questions, une sorte de fascination inquiète ; la musique, un sentiment d’harmonie et de désir : il aurait aimé être Chopin. Il invente alors une façon de le dire et de le jouer. Dans la note de musique se réalise pour lui toute la puissance du mot. Ses Notes sur Chopin (1931) se penchent sur les liens entre littérature et musique, dessinant notamment des passerelles entre Baudelaire et le compositeur polonais. Les rares fois où Gide dessine dans ses manuscrits, c’est pour reprendre la ligne des partitions de piano.

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Gide, carnet URSS

Le geste d’écrire

Les archives d’André Gide révèlent bien plus que des versions différentes d’un même texte, avec leurs ratures et agencements. La dactylographie corrigée d’Ainsi soit-il montre ce qu’on pourrait appeler la griffe de l’écrivain, même tapuscrite. L’écriture se laisse voir dans ce qu’elle a de plus vif : l’élan mécanique des touches, la frappe et la densité du point, puis l’ajout d’encres noires ou bleues à la main, qui viennent « rectifier », et ainsi rendre visible les étapes dans l’élaboration du texte à venir, lissé. On peut ainsi faire voyager l’œil d’une page à l’autre, en observant par exemple une similitude entre partitions musicales et épreuves rythmées par les corrections de Corydon, une différence entre les cahiers de Si le grain ne meurt et ceux du Retour de l’URSS, comptant ici des tâches et jaillissements, là des saccades et retraits, et noter que la lisibilité a déjà disparu des lettres que Gide écrit à sa mère, agissant sur le regard comme des rideaux d’encre, et venant sans doute de la nécessité d’écrire beaucoup sur peu de papier.

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épreuves Corydon

Quand Gide dessine

Dans la lettre à sa mère du 28 septembre 1894, Gide dessine une clef. C’est un des seuls dessins que l’on ait de Gide, avec celui de la pension Keller et de quelques palmiers, toujours liés à une volonté de préciser ce que le texte ne suffit pas à imager : « Voilà le fac-similé de ma clef : imagine-t-on rien de plus joli ? »

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Salle 2

Le papier et l’encre en commun

Quelque chose se passe lorsqu’on observe ensemble liasses d’archives et dessins : un dialogue visuel s’engage, au-delà des différences d’intention, entre encres et papiers. Les documents présentés révèlent à quel point l’écrivain tend ses idées à sa pointe, les fait tenir, comme le pianiste sa musique, comme le dessinateur son trait, à ses doigts. L’encre est sujet de maitrise, objet d’élans variés, de l’hésitation à l’insistance en passant par la fatigue, la hâte, les décisions et les bifurcations. Le passage à l’ère numérique confère une nouvelle valeur à ce que toutes ces pages rendent visible, et à ce qu’en retient et transforme l’art contemporain.

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Vitrine carnets de Gide

[J]’écris ces lignes en face de La Naissance de Vénus de Botticelli. (28 décembre 1895)
J’écris ces lignes, en attendant Bourgerie, dans l’étude du notaire. (30 mai 1905)
J’écris ces lignes dans le métro qui m’emmène chez Ducoté avec qui je dois déjeuner. (1er juin 1905)
J’écris ces lignes, assis sur le premier banc vide. Il fait beau. (8 avril 1906)
J’écris ces lignes dans l’allée aux fleurs dont la partie voisine du potager est dans l’ombre. (13 mai 1906)
J’écris ces lignes dans la petite chambre du second que j’occupe depuis mon retour ici. (10 octobre 1914)
J’écris ces lignes sur le banc de l’avenue qui fait face à la hêtraie de Valentine. Le soleil va se coucher. Je cherche en vain une épithète pour peindre l’extraordinaire luminosité du ciel. (4 octobre 1921)
J’écris ces lignes, assis à la terrasse du petit hôtel de Hammamet, où j’attends René Michelet, Herman de Cünsel et sa mère, que doit amener le train de Tunis. (26 septembre 1916)
J’écris ces lignes dans la salle à manger du Gouverneur général Jonnart (12 janvier 1929)
J’écris ces lignes, dans le hall de l’hôtel, en proie aux mouches, attendant Varille qui doit venir me prendre à 8 heures mais il est déjà 8 h 30. Je lis Pickwick. (5 mars 1939)
Tandis que j’écris ces lignes, le soleil achève sa course et avant de disparaître derrière les hauteurs de Cabris, inonde d’une ineffable blondeur les murs, les toits, toute la ville. (15 septembre 1941)

André Gide, Journal.

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lignes

PIERRE ANTONELLI

Un dessin est « réussi » s’il apparaît, après un temps de repos, étranger, une surprise surgie de l’oubli. Il peut alors provoquer comme une suspension qui laisse quelques instants la forme face au spectateur, libre. 

Pierre Antonelli

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Couloir expo PA
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Pièce Pierre Antonelli
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Pièce Pierre Antonelli 2
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PA rouge
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PA détails

Le Voyage d’Urien (1893)

Le Voyage d’Urien est un récit poétique, proche de l’idéalisme esthétique des années 1890, pleinement symboliste. C’est une œuvre qui ne conclut pas et qui, comme Paludes (1895), invite le lecteur à collaborer. Pierre Antonelli a pris Gide au mot et nous offre aujourd’hui ses lectures picturales.

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Vitrine lien de Gide à l'art

Quelques réflexions sur l’Abandon du sujet dans les Arts plastiques (1937)

En 1921, Gide note son regret de « l’abandon du sujet » dans la peinture moderne. Il s’agit pour lui d’un appauvrissement : comment lire la peinture à venir si elle renonce à la composition et si, comme dans le cas de Degas et de Renoir, elle tend vers une émancipation totale ? En 1937, avec ses Quelques réflexions sur l’Abandon du sujet dans les Arts plastiques, l’écrivain trace une frontière entre les arts figuratifs et les arts non figuratifs. Aujourd’hui, alors que le débat sur l’abstraction ne se pose plus en termes de légitimité ou d’imposture, Pierre Antonelli déplace à son tour la question du sujet vers celle des intentions de l’artiste de dessiner avec un texte.

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Vitrine Poussin

Le Poussin de Gide (1945)

En 1945, André Gide publie un volume dans lequel sont reproduits une quarantaine de tableaux de Poussin, avec une présentation de celui dont il contemple depuis sa jeunesse les tableaux au Louvre, notant dans son Journal du 26 août 1937 : « Quelle absurdité moderne, cette horreur ou peur du “Sujet”, en peinture ! Le sujet, c'est la composition du tableau. Je n'ai fait que parcourir rapidement les salles modernes, déjà soûlé. J'ai pu éprouver avec joie une force d'attraction, de contemplation, d'absorption, ainsi qu'au meilleur temps de ma jeunesse. » Dans son Poussin, il écrit au sujet du peintre : « Et c’est qu'en lui la pensée se faisait aussitôt image, naissait plastique, et qu’ici intention, émotion, forme, métier, tout convergeait et conspirait à l’œuvre d’art. De sorte que l’on peut dire de lui ce qu’écrivait magnifiquement Barbey d’Aurevilly de Baudelaire : au sortir de cette lutte avec l’ange, “l’artiste n’a pas été trop vaincu”. »

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Les dernières lignes de Gide

Les dernières lignes de Gide

La dernière page manuscrite écrite par André Gide avant de mourir laisse peut-être échapper sa voix la plus spontanée. L’original montre des détails que la publication posthume du texte dans Ainsi soit-il ne donne pas, et que nous retranscrivons ici dans sa totalité :

« Non ! Je ne puis affirmer qu’avec la fin de ce cahier, du cahier, tout sera clos ; que ç’en sera fait. Peut-être aurais-je le désir de rajouter encore quelque chose. De rajouter je ne sais quoi. De rajouter. Peut-être. Au dernier instant de rajouter encore quelque chose… J’ai sommeil il est vrai ; mais je n’ai pas envie de dormir. Il me semble que je pourrais être encore plus fatigué. Il est je ne sais quelle heure de la nuit ou du matin. Ai-je encore quelque chose à dire ? Encore à dire je ne sais quoi. Ma propre position dans le ciel, par rapport au soleil, ne doit pas me faire trouver l’aurore moins belle. »
[Dans une bulle :]
« Après pisser j’ai constaté qu’il est 8h12/ 2h12 du matin »
[Il ajoute plus bas :]
« Le dosage insuffisant du gris-bleu du manteau de Catherine a été miraculeusement racheté, par la suite, par l’apport inattendu de la toque. Tout cela d’un goût exquis évidemment. »
[Et dans une autre bulle, en marge :]
« Cette page n’a aucun rapport avec la précédente. »

Ces dernières lignes tracent une écriture profondément vivante, qui s’échappe d’un homme qui va mourir.

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Cour de la FFB
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Livre d'or
Livre d'or de l'exposition Antonelli/Gide à la Fondation Fernet-Branca