Aline Mayrisch revisitée

Peter Schnyder

Pour saluer la traduction française, par Florent Toniello, de la biographie d'Aline Mayrisch par Germaine Goetzinger  

La biographie illustrée d’Aline Mayrisch par Germaine Goetzinger, si bien éditée en allemand (en 2022) est dorénavant accessible dans une traduction française fort réussie de Florent Toniello. Le choix du grand format permet une présentation aérée du texte sur deux colonnes, sans ajustement à droite, ainsi que l’insertion de nombreuses illustrations, portraits, couvertures, lieux, cartes, avec beaucoup d’inédits.

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Couverture Aline

Pour alimenter cette riche biographie, Germaine Goetzinger a su mettre à profit de ses travaux préparatoires pour partie publiés. Elle a collationné des sources parfois difficiles d’accès, en entreprenant des recherches dans une multitude d’archives. Elle a pris sur elle de découvrir des textes inédits et non classés, comme les « Carnets de Cabris », si intéressants à une époque particulièrement difficile pour Aline Mayrisch. Elle a vu et revu les Correspondances, de sa famille, d’amis et d’officiels. En même temps, elle rappelle que les lettres officielles ne sont pas toujours un témoin fiable, car les expéditeurs restent souvent sur leur quant-à-soi et embellissent ce qu’ils ressentent vraiment.

Il faut saluer ensuite la langue toujours soignée et élégante. Les portraits très vivants témoignent d’une grande maîtrise des sources antérieures. Germaine Goetzinger prolonge et dépasse les travaux de Robert Stumper, Cornel Meder, Tony Bourg, Frank Wilhelm et Manfred Bock. Ce livre invite le lecteur à une véritable rencontre de la protagoniste, mené dans un bon tempo, mêlant érudition et témoignages, information historique précise et commentaires approfondis de textes largement inconnus d’Aline Mayrisch.

Le réseau des connaissances de celle-ci est extrêmement ramifié : plusieurs mondes se donnent rendez-vous dans sa vie et le personnage reste fascinant dans sa riche complexité.

De Lou Andreas-Salomé à Émile Zola ou à Viktor Zjaka (alias Harry Domela), en passant par Maître Eckhart, les échanges sont fort riches entre des amies (Maria Van Rysselberghe, Marie Closset, Annette Kolb, Marie Delcourt, Alix Brunnschweiler), les auteurs, souvent amis (André Gide, Jean Schlumberger, Henri Michaux, Henri Thomas), les hommes d’État (Walther Rathenau), les intellectuels (Ernst Robert Curtius, le comte Keyserling, Richard Coudenhove-Kalergi, Karl Jaspers, Bernard Groethuysen, Jean de Menasce), ou encore les membres de tant de comités de rédaction (L’Art Nouveau, La Nouvelle Revue française, Commerce, Hermès, Mesures, Clarté, Mass und Wert, les journaux luxembourgeois).

Nous sommes ensuite invités à visiter les domiciles des Mayrisch : Dudelange, Colpach, Bormes-les-Mimosas, Cabris. Et nous accompagnons Aline Mayrisch dans ces nombreux voyages, pendant lesquels elle note ses impressions et rédige des lettres pour ses amis. Mais elle tient également un Journal : tout est ici au superlatif !

Un autre aspect, non négligeable, de cette biographie : Germaine Goetzinger met l’accent non pas, comme cela a souvent été fait, sur son rôle « d’épouse d’Émile Mayrisch », mais elle adopte une approche délibérément féministe. Et comme corollaire, il y a l’engagement social. Elle parle des faits et dits d’Aline, rappelle les frustrations de la jeune femme par rapport à son instruction scolaire insuffisante due au chauvinisme et au conservatisme régnant alors dans son pays. Elle évoque ses tentatives de briser les règles imposées par la société patriarcale : règles de bienséance, codes de la (bonne) société, volonté – constante chez elle – de rendre possible une meilleure formation des jeunes filles, leur permettant de faire des études. Le souci de contextualiser les étapes en jeu ne s’arrête pas aux apparences : certes, Madame Mayrisch a été une « grande dame » – fortunée, habituée à un confort qui allait pour elle de soi – mais elle n’a pas été que cela, loin de là : très tôt, elle se révolte contre le conservatisme religieux de son pays, s’oppose à la condition des femmes, à leur impossibilité d’être autonomes, de faire des études. Au lieu de se plaindre, elle choisit l’action, influence par exemple son mari pour rendre moins dure la condition sociale des ouvriers dont il est le patron, ou travaille à améliorer la situation de leur habitat, à créer une nursery. Bon an, mal an, avec une discrétion remarquable, elle soutient sans compter des personnes, des associations, des comités de rédaction. Elle favorise la création de la Croix-Rouge dans son pays, qui héritera du château de Colpach.

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Voyages d'AM

Petit à petit, étape par étape, la biographie parvient ainsi à cerner la protagoniste dans le cœur de son vécu. Une personnalité talentueuse se présente à nous, très cultivée, parlant parfaitement plusieurs langues, d’une grande curiosité pour les êtres, les pays, les us et coutumes. Qui, cependant, ne parvient pas à vaincre ses propres démons qui la font céder à des pulsions autodestructrices : angoisses, détresse, doute de soi, repli sur soi, isolation prolongée.

Cette biographie n’est pas une hagiographie. Elle ne cherche pas à embellir la réalité. À cause de ses périodes dépressives, Aline Mayrisch a pu paraître froide à son entourage, distante, ou non concernée. Mue par une grande soif de connaissance, elle lisait beaucoup et se piquait de communiquer ses impressions. On peut se demander, comme l’a dit son amie helléniste Marie Delcourt, si avec de la « Schulung » (une bonne formation), elle n’aurait pas réussi à dépasser ses doutes et à mener à bien les nombreux petits travaux ainsi que des œuvres de fiction, tel le roman, intitulé Richard, qu’elle avait en chantier.  

Très intéressée par les beaux-arts, elle s’est très tôt rendu compte du conservatisme réactionnaire de l’époque wilhelmienne en Allemagne. Elle s’exprime sur la peinture et les peintres. Quelques années plus tard, par le truchement de Maria Van Rysselberghe, elle découvre L’Immoraliste (1901) d’André Gide. Elle réagit en rédigeant un compte rendu important, qui retient l’attention de l’auteur. Elle publie des recensions dans La NRF des débuts, sur Gide, sur Rilke, encore peu connu en France avant la Première Guerre.

Après la mort d’Émile Mayrisch (le 5 mars 1928), Aline s’intéresse de plus en plus au domaine spirituel, et particulièrement à Maître Ekkhart, le mystique du début du XIVe siècle, du fait de sa foi non doctrinaire, et elle traduit certains de ses textes : Telle était Sœur Katrei. Traité et sermons, publiés par les Cahiers du Sud et La Baconnière, en 1954.
De là, ses collaborations dans des revues comme Hermès, Commerce, Mass und Wert (revues que pour la plupart elle soutient matériellement).

Mais le livre n’est pas pour elle un décor : il constitue un instrument de travail. Aline Mayrisch a beaucoup annoté les livres de sa bibliothèque. Tous les invités chez les Mayrisch ont toujours fait l’éloge de leurs diverses bibliothèques : Gide à Dudelange, Curtius à Colpach, Henri Michaux ou Henri Thomas à Cabris… Germaine Goetzinger cite Gide qui a pu dire que ces bibliothèques étaient « un des plus exquis laboratoires qui puissent se rêver ». Selon elle, ce sont des « supports du souvenir » (Erinnerungschiffren).

Après la Deuxième Guerre, sa santé laisse à désirer, elle perd la vue, ne peut plus parler. Elle a des crises de nerfs et se coupe des autres. Elle tente un « Retour à Colpach », et retient ceci, avec sa lucidité coutumière : « Colpach n’est en rien détruit, mais comme on y sent les morts  ! » C’était en 1945. Sa mort survient le 20 janvier 1947, à la Messuguière, à Cabris. Aline Mayrisch a été incinérée ; l’urne a été ensuite transportée dans un cercueil à Colpach, pour être enterrée à côté de son époux.

Christoph Dröge définit Aline Mayrisch comme une « auteure invisible ». La biographie si riche, si bien documentée, si bien écrite de Germaine Goetzinger nous la rend visible. Elle rend vivant le souvenir d’une femme hors pair, généreuse, mais (trop) exigeante pour elle-même. Elle fait revivre un monde qui a disparu. S’y plonger nous permet de mieux connaître ses qualités et son prestige, tout comme ses aveuglements – et le confronter au nôtre, sans complaisance.

Germaine Goetzinger, Aline Mayrisch de Saint-Hubert (1874-1947). Une vie de femme à la croisée du féminisme, de l’engagement social et de la littérature. Traduction de Florent Toniello, Luxembourg, Éditions Guy Binsfeld, 2024, 504 p. – Ce livre est produit en coédition avec le Centre national de littérature de Mersch.