André Gide, Fédor Rosenberg

Nikol Dziub

Sur : André Gide, Fédor Rosenberg, Correspondance 1896-1934, édition établie par Nikol Dziub, Lyon, PUL, 2021.

Riche de 350 lettres, la correspondance entre André Gide et l’orientaliste pétersbourgeois d’origine germano-balte Fédor Rosenberg (1867-1934), dédicataire de la partie africaine des Feuilles de route 1895-1896 et d’El Hadj, était, selon Claude Martin, l’une des toutes dernières correspondances gidiennes majeures à être encore inédites. 

De fait, ces lettres ne nous permettent pas seulement de découvrir la figure émouvante du « bon (et savant) Fédor », dit aussi « Batouchka » (petit père) ; elles apportent également une lumière nouvelle sur plusieurs aspects fondamentaux de la pensée, de l’œuvre et de la vie de Gide :

– Son rapport à l’homosexualité. Comme avec Henri Ghéon (ou plus exactement comme avec le Ghéon d’avant la conversion), Gide peut parler librement d’homosexualité avec Rosenberg, qui partage avec lui une même orientation du désir. La liberté de ton de son correspondant — qui n’hésite pas à lui conter par le menu ses aventures — réjouit tout particulièrement l’auteur de Corydon, qui fait à son ami l’honneur de le considérer comme l’un des rares lecteurs capables de comprendre cette « défense de l’homme » pour ainsi dire impubliable : « Oserai-je publier cela ? ? […] Je fais dactylographier l’ouvrage à huit copies. Peut-être pourrai-je t’en envoyer une… ? Inutile de te dire combien je suis désireux de te faire connaître cela, et soucieux de ton avis », écrit-il à Batouchka le 7 août 1909. 

– Son goût pour les littératures dites « orientales ». L’une des choses que Gide admire chez Rosenberg, c’est qu’il est capable de lire Hafiz ou Ferdowsi dans le texte. Rosenberg assume donc une fonction d’intermédiaire entre lui et des textes qui l’enthousiasment, mais qu’il ne peut lire qu’en traduction. Gide, d’ailleurs, aidera son ami à traduire en français le Livre de Zoroastre, œuvre majeure de la littérature persane du XIIIe siècle. 

– Sa passion pour Dostoïevski. S’il est question parfois de Nietzsche (et de son zoroastrisme) dans les lettres des deux hommes, le grand écrivain dont la figure anime leurs débats est, comme il se doit, Dostoïevski. Si Rosenberg (ce « Muichkine » malgré lui) l’aime et l’admire moins que Gide, il traduit cependant plusieurs de ses textes en français : dans un premier temps, la déposition que fit Dostoïevski dans le cadre du procès fait aux membres du cercle de Petrachevski, déposition dont la traduction (revue par Gide et par Marcel Drouin) sera publiée en octobre 1898 par la Revue de Paris ; « Bobok », récit fantastique dont la traduction paraîtra dans L’Ermitage en 1899 ; et enfin Le Rêve d’un homme ridicule, dont la traduction restera inédite. En 1923, par ailleurs, quand Gide réunira ses articles et ses causeries sur Dostoïevski dans un volume publié chez Plon, Rosenberg lira le livre de concert avec Anatoly Fedorovich Koni, juriste et mémorialiste russe qui connut en son temps l’auteur de L’Idiot. Bref, Gide, en fréquentant Rosenberg, met un pied dans le monde de Dostoïevski, qui s’incarne soudain devant lui. Témoin cette lettre du 13 septembre 1908, relative à un projet de voyage qui ne se réalisera pas : « Outre qu’il me tarde de te revoir, que je me réjouis immodérément à la pensée de te voir chez toi, je voudrais m’instruire un peu mieux sur Dostoïevski en vue de l’étude que je prépare, entrer en relations (fût-ce lointaines) avec Raskolnikov, Marméladov, Karamazov, etc.... »

– L’image qu’il se fait du communisme et de l’URSS. S’il a fallu attendre le voyage de 1936 pour que Gide prenne pleinement conscience des dysfonctionnements de l’Union soviétique, il a pu en avoir, malgré la censure, un avant-goût dans certaines lettres de Rosenberg. La sympathie qu’il montrera dans les années 1930 pour une Union soviétique dont les défaillances font souffrir Batouchka quotidiennement dans sa chair comme dans son âme ne fragilisera pas toutefois leur affection. Certes, Rosenberg se renseigne discrètement auprès de Jeanne Drouin (avec qui il a failli se fiancer en 1897) pour savoir si vraiment, Gide donne dans le panneau du communisme – et Jeanne lui répond, navrée : « Hélas !... Il a présidé ici une réunion avec G[ork]i. Il adhère complètement au parti. […] Je pense à vous – à l’écroulement intérieur de cette découverte. Madeleine n’ignore rien de tout cela et souvent elle me disait : “Que dirait Batouchka s’il le savait ? Quelle peine pour lui[1]…” » Mais les deux hommes ne laisseront pas cette divergence d’opinion gâcher les dernières années de leur amitié : l’un (Gide) a un sens trop aigu du réel pour ne pas donner la priorité aux hommes sur les systèmes, l’autre (Rosenberg) a trop confiance en son ami pour s’indigner de ce que pourtant il ne peut que considérer comme une erreur majeure de jugement. 

Sans doute Rosenberg n’eût-il goûté que moyennement les dernières phrases de l’éloge funèbre que lui consacra son ami : « Ses rares et exquises qualités de cœur m’ont appris à aimer encore un peu plus la terre et le peuple russes qu’il représentait pour moi. L’entente et la compréhension mutuelle des peuples est parfois comme symbolisée dans quelques sympathies particulières[2]. » Mais qu’importe au fond ? – car, au-delà de son engouement somme toute éphémère encore qu’authentique pour l’Union soviétique, et indépendamment par ailleurs de sa passion constante pour la Russie, dont Rosenberg, quoique germano-balte de naissance, était à ses yeux un représentant passionné, si Gide aimait le « bon Fédor », c’est que ce dernier était « l’ami le plus délicat, le plus sûr et le plus fidèle[3] » qu’il pût souhaiter. 

Diplômée de l’Université Nationale Taras Chevtchenko de Kiev, titulaire d’un master de l’ENS de Lyon et docteure en littérature française, générale et comparéeNikol Dziub est lauréate du Prix de thèse 2016 de l’Université de Haute-Alsace. Elle a obtenu le Prix 2019 de la Fondation Catherine Gide et de la Fondation des Treilles pour un projet de recherche intitulé « Les Caves du Kremlin : André Gide et La NRF face à l’URSS ». Elle est par ailleurs l’auteure de deux essais (Voyages en Andalousie au XIXe siècle. La Fabrique de la modernité romantique, Droz, 2018 ; « Son arme était la harpe. » Pouvoirs de la femme et du barde chez Nizami et dans Le Livre de Dede Korkut, LitVerlag, 2019), et elle a dirigé plusieurs volumes collectifs.

[1]  Lettre de septembre 1933.

[2]   Voir BAAG, no 170, avril 2011, p. 165-166.

[3]   Ibid.