François Bompaire : De l’ironie gidienne

Peter Schnyder

Sur : François Bompaire, Définir l’ironie en France entre 1800 et 1950. Construction théorique et mémoire gidienne, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », vol. 13, 2019, 488 p.

François Bompaire, agrégé de lettres classiques, a participé activement à des colloques organisés à Metz, à Mulhouse et à Paris, où il a montré sa large connaissance de l’œuvre d’André Gide ; avec son étude, publiée récemment par les Éditions Classiques Garnier, il montre, au-delà de Gide, sa belle compétence dans le domaine de la littérature antique qui lui permet de mieux comprendre les logiques de l’ironie gidienne. 

Sa contribution sur le discours ironique très élaboré de Gide, compris en tant que stratégie communicative multiple (plutôt que comme paradoxe énonciatif ou comme élément de la linguistique pragmatique), fait écho à un examen très pertinent de la notion d’ironie tout au long de son histoire occidentale – de Socrate, Cicéron à Schlegel, Kirerkegaard, Quintilien, sans négliger Voltaire, qui forme un point de fuite charnière. Il fallait sortir une notion fuyante de sa réduction classique à l’antiphrase. 

Soulignons les qualités méthodologiques de l’ouvrage, maniées avec souplesse, qui évitent une théorisation excessive au profit d’une discussion très équilibrée de toute l’histoire occidentale de la notion d’ironie, le volume publié mettant l’accent sur la mémoire gidienne. L’enjeu était, pour Gide, d’éviter à la fois deux pièges : l’hypocrisie et le cynisme. Comment alors exprimer le secret sexuel ? Pari réussi par Gide, démontré par François Bompaire qui élargit le domaine de la critique littéraire en proposant un type de lecture dépassant le processus herméneutique en ceci qu’elle tend à contrôler celui-ci de l’intérieur – dans cet acte de lecture même. 

Par rapport à son sujet, le candidat s’est installé, comme aurait dit Jean Starobinski, « à une distance de loge ». Il ne maîtrise pas uniquement les sources antiques, grecques et romaines, mais également les commentaires récents, qu’il s’agisse de Wayne Booth (1974), Catherine Kerbrat-Orecchioni (1976), Beda Alleman (1978), Ernst Behler (1981), Monique Yaari (1988), Sperber et Wilson ou, plus près de nous, les travaux de Pierre Schoenjes (2001, 2007), etc. Les excursus anachroniques évitent l’éloignement de Gide : « Gide avec Quintilien » offre ainsi des avancées intéressantes, tout comme le chapitre sur le « poulpe » de Théognis, mis en rapport avec le « Mille-pattes » cher à l’auteur des Caves (p. 237-241). Le chapitre autour de la « panique interprétative » de Gide par rapport à un compte rendu de Charles-Albert Cingria, est particulièrement instructif, sur Gide et sur la méthodologie choisie par M. Bompaire, puisqu’il parvient à mettre à nu des enjeux ironiques qui, pour une fois, déstabilisent Gide. La discussion pourrait par ailleurs être reprise et affinée, par exemple autour de figures importantes comme celle de Jean Schlumberger qui, de son côté, s’est montré également très sceptique vis-à-vis de Cingria, tout en mettant en lumière l’entregent (ironique) de Paulhan[1]. Cette interpénétration discursive constante forme un autre atout de cette étude, puisque l’auteur est capable de reconstituer des éléments historiques subtils, comme les problèmes qui ont travaillé Gide, par exemple pendant la période de la rédaction de Geneviève : l’écrivain voit l’importance de Proust grandir et il est confronté à un nouveau réalisme social. Ailleurs, on s’arrête, et c’est également intéressant, sur les relais que fait Gide entre Nerval et Heine. 

François Bompaire ne cite pas seulement les critiques de Gide, il se réfère constamment à ses nombreuses correspondances. Il est vrai que l’ironie est un sujet dont l’écrivain s’entretient avec de nombreux amis, comme François-Paul Alibert, Jacques-Émile Blanche, Dorothy Bussy, Claudel, Jouhandeau, Roger Martin du Gard, Henri Thomas, mais également avec Ernst Robert Curtius ou Willy Schuermans. Sans négliger une lettre à Arthur Fontaine, de 1899, où Gide reconnaît que le recours à l’ironie est, chez lui, acquise. La discussion des différents problèmes prend un relief saisissant au vu de ces témoignages très directs et en général très francs. Dans ce contexte, il est permis de se demander si l’apport des Correspondances ne pourrait pas fournir des compléments d’information : dans certaines lettres à des amis, le recours à l’ironie n’a que faire, notamment in eroticis. Il s’agirait donc de distinguer le discours épistolaire d’autres discours, l’un éclaircissant l’autre[2].

François Bompaire a pris sur lui de traduire lui-même la plupart des citations grecques et latines, et plusieurs longs passages de l’allemand et de l’anglais : c’est un travail très méritoire, car il lui a permis de vérifier les textes anciens et de leur assurer une nouvelle cohérence qui permet de surveiller de très près les évolutions de la notion. Celle-ci est montrée dans le contexte européen, bien sûr – quoiqu’à notre idée ici et là un peu rapide (par exemple autour de Jonathan Swift ou Mme de Staël). C’est que le discours sur le traitement de l’ironie en Allemagne aurait éventuellement mérité de plus amples développements — ils sont faits autour de Friedrich Schlegel notamment — mais Fichte est peu sollicité, alors qu’il jouait tout de même un rôle non négligeable pour le jeune Gide. Il en va de même de Max Stirner. Le curieux, c’est qu’en 1928, Gide garde de l’Allemagne une vision pour ainsi dire essentialiste, reflétant la psychologie des peuples qui date de l’avant-guerre : les Allemands sont selon lui des « dessinateurs »... Les Nourritures terrestres forment évidemment un sujet important de la thèse. Le livre est mis en rapport avec Marcel Schwob, l’auteur du fameux Livre de Monelle (1894) dont Gide a pu s’inspirer pour Les Nourritures. Schwob a été un subtil antiquisant et qui a parlé, peut-être le premier, de Théognis. 

Voici un travail qui fera date. C’est que le sujet choisi sert aussi de catalyseur bienvenu pour des relectures approfondies d’un grand nombre de textes en général peu visités de Gide. Cette négligence concerne également les Correspondances[3]. Il faut saluer François Bompaire de convier le lecteur à une promenade littéraire de haut vol à travers toute la littérature occidentale, de ses débuts à notre temps, en ayant pris sur lui de placer André Gide en son centre, beau défi, brillamment résolu. 

 

[1] Voir Peter Schnyder, « Charles-Albert Cingria entre Paulhan et Gide », dans Doris Jakubec et Maryke de Courten (dir.), Charles-Albert Cingria, Érudition et liberté, l’univers de Cingria, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2000, p. 299-334 [avec des documents inédits].

[2] Voir Paola Codazzi (éd.), André Gide dans ses lettres, in Épistolaire, n° 45, Paris, Champion, 2019, p. 22 : « Dans le labyrinthe représenté par sa vaste correspondance, il est donc possible de retrouver le fil d’une invention jamais achevée. Invention d’un art épistolaire, qui est inséparable de l’invention de soi et de l’invention de l’œuvre. » (P. Codazzi). 

[3] Lacune comblée quelque peu par la publication, sous la direction de Pierre Masson, d’un choix de lettres : André Gide, Correspondance (1888-1951), Paris, Gallimard, « Folio », 2019.