Gide et Freud

Anne Frenzel

Sur : David Steel, Gide et Freud, La réception de la psychanalyse dans les lettres françaises (1900-1930), Paris, Classiques Garnier, 2024, 194 p. 

Dans Gide et Freud, David Steel examine la rencontre intellectuelle qui a lieu, au début du XXe siècle, entre André Gide et Sigmund Freud. C’est avec minutie qu’il effectue une recherche historique fouillée sur la réception de la psychanalyse en France, les rapports de Gide avec la « psychologie des profondeurs », ainsi que l’accueil des écrivains, philosophes, médecins et critiques de son époque. David Steel lit les uns et les autres et relie les uns aux autres. 

C’est avec efficacité qu’il distille sa propre contribution critique, sans toutefois interpréter la pensée psychologique installée au cœur de l’œuvre gidienne. Grâce à cette aisance, l’imaginaire du lecteur appréhende son propos – adoptant ou rejetant l’accueil d’une ambitieuse notion – qui, elle, interroge l’âme et ses pathologies, dans l’œuvre, et la pensée de Gide, où sommeille un « freudisme latent ».

Freudisme que Gide ne nie pas. Mais ce qui le gêne, c’est que le lecteur puisse imaginer une quelconque influence des écrits du médecin viennois sur son œuvre. Grâce à la finesse de l’enquête menée par David Steel, le lecteur peut poser des dates sur les calendriers gidien et freudien. 1920 serait l’année d’une lecture première des écrits de Freud par Gide, qui a conçu et édité, dès 1890, une grande partie de ses propres ouvrages, ceux où germe une étude circonspecte de la psychologie humaine. Acceptons, de concert avec celui-ci, un « freudisme sans Freud », bien avant 1921. Cela, même si Freud séjourne en France dès 1885. Sans oublier que Gide connaît alors des écrivains, philosophes et médecins qui s’intéressent aux premières théories de Freud. Et en se souvenant que dès 1893, ce dernier fait paraître plusieurs articles sur les névroses, les rêves, l’inconscient, le déterminisme héréditaire, la liberté humaine, les psychonévroses. « Nouvelles recherches sur le mécanisme cérébral de la pensée » paraît en France, suivi d’échanges multiples.

Les œuvres de Gide, jusqu’en 1920, ne font aucune allusion à Sigmund Freud. Mais à ce moment, Gide amorce au travers de La Nouvelle Revue française une correspondance avec le psychiatre viennois. Il initie, ainsi, l’introduction en France de la psychanalyse. 

Quelle coïncidence que cette simultanéité, entre les écrits de Gide colorés de psychologie, et les écrits psychanalytiques que développe Freud, dont les échos tardifs en France, ont pu le déconcerter. Gide faisait « du Freud » avant d’avoir lu les théories de son aîné : il ne veut pas pour lors renoncer au statut d’innovateur des problématiques de l’inconscient dans son œuvre ! 

David Steel éclaire le lecteur sur les convergences, et rend compte des signes précurseurs de l’arrivée de la neurologie, de la psychologie et de la psychopathologie en Europe. Il étaie son raisonnement en le menant jusqu’à l'origine des écrits de ces deux éminents penseurs, donnant de nombreux exemples issus d’articles scientifiques et philosophiques de leurs contemporains. Il questionne, il enquête. Quand Gide prend-il connaissance du patronyme de Freud ? En 1915, avec la réception des « idées freudiennes », ou en 1920 ? 

De ces coïncidences évoquées, de réciprocités singulières, ressort également un écrivain, et un psychanalyste, marqués par l’œuvre de Dostoïevski, fascinés par « l’anomalie psychique ». David Steel souligne que dans Les Cahiers d’André Walter, Paludes, L’Immoraliste, Les Caves du Vatican, Souvenirs de la cour d’assises, La Séquestrée de Poitiers, l’Affaire Redureau, La Porte étroite, Corydon, Si Le grain ne meurt, le lecteur trouve, tout en subtilité, les premières pensées analytiques dispensées en littérature, et devenues « instrument du roman ». Cela, avant un Freud « outrepassé ». S’interpénètrent, dans ce début de siècle, sciences et lettres, moment-clé où la psychanalyse entre en littérature. Pour David Steel, les premiers pas gidiens inaugurent historiquement une entrée en poétique et en critique littéraire. 

Une preuve est ainsi offerte que Gide, vivant à une époque qui se familiarise avec la psychologie, et au milieu des controverses, ne lira vraiment Freud, qu’à partir de 1921. Cette rencontre l’invitera à réfléchir encore, seul ou en groupe, aux névroses enfantines, aux incestes, aux suicides, aux névroses sexuelles, à tout ce qui peut rendre l’homme fou, malheureux, inadapté. C’est également en 1921, qu’il fait une rencontre, qui portera de nouveaux fruits, celle de la psychanalyste polonaise, en ce temps freudienne : Eugenia Sokolnicka, dont le lecteur retrouve le nom, euphémisé, dans son roman, Les Faux-monnayeurs, et sa correspondance, quand est biffé – dans ses brouillons – celui de Freud. 

Après L’Introduction à la psychanalyse, que Gide a lue, des ouvrages écrits antérieurement et postérieurement par d’autres scientifiques l’intéressent tout autant. Pour les appréhender dans leur meilleure dimension, il faut lire l’étude magistrale de David Steel.