Gide & Laurens, ou le sens de la correspondance

Ambre Philippe

Sur : André Gide, Paul-Albert Laurens, Correspondance 1891-1934, Presses universitaires de Lyon, 2015, 231 p.

Encore un bel ouvrage, de par sa composition et son regard intelligent, à ajouter à la collection gidienne, qui éclaire, continue d’éclairer le portrait intime et cousu du quotidien de deux figures majeures du XXe siècle. Pierre Masson et Jean-Michel Wittmann y ont réuni 130 lettres (échangées entre Laurens & Gide, mais aussi Madeleine Laurens et Gide, Juliette Gide et Laurens, etc.)

Lorsque je demande à Pierre Masson ce qu’il a aimé dans la correspondance entre André Gide et Paul-Albert Laurens, il me répond :

« Ce qui m’a frappé, c’est le ton naturel de ces échanges, comme si Gide avait enfin trouvé, au sein d’une famille ouverte (le contraire des “foyers clos”), un vrai frère, avec lequel aucune rivalité n’est possible (comme avec Pierre Louÿs), aucune posture intellectuelle n’est à revendiquer (comme avec Valéry ou avec Drouin). Ils n’ont souci que de se stimuler l’un l’autre, de prendre soin l’un de l’autre, et cela résume leur relation : ils se sont fait du bien. »

Que nous racontent ces lettres ? Comme souvent, l’histoire d’une amitié. Et dans ce cas précis, en creux, celle de deux œuvres. Écrite, de Gide. Peinte, de Laurens. L’intensité de leur amitié pourrait être résumée sans doute dans le portrait que Laurens fait de Gide en 1924. On y observe un Gide sérieux et complice à la fois (l’air un peu « Joconde », finalement), au regard direct, pénétrant, surligné par d’épais sourcils, ce portrait aux traits saillants, reflet sans doute exact de l’intellectuel du moment. De l’homme qui pense et se tourne vers vous. Qui pose pour son ami. Et qui est en pause pour nous -- lunettes posées sur la table, visage posé sur sa paume, regard posé sur nous... Je m’arrête là.

Pierre Masson et Jean-Michel Wittmann nous rappellent, dans l’introduction, les circonstances dans lesquelles cette amitié se construit. Au centre, épisode, si l’on veut, épiphanique, le voyage en Afrique du Nord, entre 1893 et 1894. Épiphanie du corps révélé par ses désirs, sorte de synesthésies charnelles, qui se laissent découvrir dans l’écriture, se transmettant d’un intime à l’autre, de l’expérience à la correspondance.

« Je recommence à penser à toi puissamment », écrit Gide à Laurens. Car le sujet de cette correspondance est souvent l’amitié elle-même, décrite, déjouée, rejouée, à la fois naïve (prise aussi dans le devoir de répondre aux mères inquiètes) et comme théorisée, finalement sans cesse reconduite :

« […] il y a huit jours je te disais justement [...] mes doutes sur une correspondance jamais possible entre nous [...]. Avoir vécu ensemble une année durant, s’être suivis si serré que l’un cherchait toujours plutôt la pensée de l’autre que la sienne, et puis crève ! plus rien; C’est terrible. Pour deux caméléons comme nous, il est difficile de marcher à l’unisson une fois séparés [...]. » (p. 113)

La Correspondance a bien été possible, et on ne peut plus vivante. Elle s’ajoute à une sorte d’œuvre du quotidien gidienne qui ne cache pas sa rareté aujourd’hui : qui dépenserait autant d’énergie à rédiger des lettres ? Ces fragments d’histoires (la lettre toujours insuffisante pour en dire beaucoup, mais très riche pour le lecteur-2015 — qui plus est habitué aux SMS) témoignent d’un dynamisme étranger à certains systèmes aujourd’hui : la dépense pour autrui. Le temps pour soi, pour dire « je », donné à l’autre. Sujet, l’amitié. Et sens, aussi. Sens de cette correspondance, de la vie de ces artistes.

Mais ce qui fait la force de cette Correspondance n’est pas seulement dans la correspondance elle-même. Elle est même bien plutôt dans ce qui est « ajouté » au dialogue : à chaque lettre ou presque, une note rétablit le lien avec l’histoire, le contexte, avec d’autres lettres, avec d’autres évènements. Impossible de perdre le fil. Décryptage omniprésent et discret. Je pioche au hasard : un simple « en ce moment » et « Je songe à ta fatigante journée » se retrouve enrichi de : « Pendant que Gide travaille à Corydon et à ses Caves du Vatican, Laurens a une année assez chargée. Il va exposer une Suzanne au Salon des artistes français, et va devoir collaborer avec son père à la décoration du capitole de Toulouse. Il réalise... » - et caetera.

Cette Correspondance définit donc la relation entre Gide et Laurens, de ses racines à ses prolongements artistiques (et bien que, comme précisé par les éditeurs, le rôle joué par leur qualité d’artistes soit « secondaire ») en passant par le contexte familial, à travers des échanges assez courts, toujours francs, et qui se voudraient infinis, tant le plaisir semble immense d’échanger, dans le voyage, mais aussi par les lettres, par ce qui écrit le souvenir et le ravive, par ce qui communique ce plaisir plus loin, par exemple dans cette lettre de Gide à Pierre Laurens (le frère de Paul) :

« Ça m’ennuie d’achever cette lettre. Je ne voudrais point la finir. [...] Déjà nos souvenirs nous ont fait une vie commune spéciale [...] et souvent nous parlons déjà du futur plaisir qu’il y aura, tous trois, à la tombée du jour, prenant le café dans nos tasses, à te parler de choses musulmanes. Nous respirerons les parfums de Sadouk ; nous feuillèterons le journal que j’avais commencé, que Paul reprend maintenant, [...] et les photographies “illustreront nos récits”. »