L’écrivain Juré d’assises

Justine Legrand

Sur : D’André Gide à Sophie Képès : L’écrivain juré d’assises, Mémoire de Master 2 en Histoire du droit et des institutions par Ophélie Colomb. Sous la direction du Professeur Yann Delbrel, 2014-2015, Faculté de droit et de science politique de l’Université de Bordeaux. 

Dans son mémoire de Master de Droit intitulé : D’André Gide à Sophie Képès, L’écrivain Juré d’assises, Ophélie Colomb met en lumière tout ce qui se rattache au monde juridique, un monde fait de lois et de contraintes où transparaît un point d’achoppement entre André Gide et Sophie Képès. En effet, « le secret du délibéré pourtant prescrit par le Code d’instruction criminel en 1912, ne fut guère respecté par André Gide. À plusieurs reprises, l’écrivain expose, dans les Souvenirs, les débats, parfois en détail, qui ont eu lieu dans la salle des délibérations. Sophie Képès, quant à elle, s’est tenue au respect de la loi. Le délibéré n’est abordé, dans Probe et libre que de manière descriptive ».

Il y a toutefois des points de convergence entre nos deux auteurs, notamment concernant l’engagement, puisque « l’utilisation du terme “engagée” par la préfacière de Probe et libre est révélatrice de ceque porte l’écriture chez Sophie Képès. Cette femme de combats affirme n’écrire que lorsque les choses ont du sens, l’engagement étant l’outil nécessaire de l’écriture chez elle. Cependant, cette révolte, que l’auteur porte en elle lorsqu’elle écrit, se place hors champ, hors parti pris idéologique ou politiques ».

Insistons sur le fait que ces engagements sont à la fois littéraires et moraux, et c’est bien sur ces deux aspects que Gide et Képès se rejoignent, deux écrivains qui à travers leurs œuvres, leurs parcours et leurs essences montrent combien il est difficile de définir le terme d’écrivain. « L’écrivain semble doncêtre tiraillé entre deux acceptions : pur art ou pure profession ? À cela s’ajoute la question de ce qu’est finalement la littérature ? Dépend-elle de la subjectivité de chacun ou d’un cadre précisément entendu par tous ? Nous partirons de l’expérience de l’écrivain André Gide en 1912 pour arriver à la mise en récit de celle de Sophie Képès en 2013. Les auteurs français voire étrangers des XXe et XXIe siècles, ayant côtoyés la cour d’assises, tel Jean Giono, François Mauriac ou Dostoïevski, seront également à l’honneur pour mettre en perceptive l’approche particulière de l’écrivain juré d’assises. »

Ophélie Colomb a choisi comme point de départ de ce travail de recherche un film, tiré de l’œuvre originale de Reginald Rose en 1954, recoupant de nombreux procédés théâtraux, utilisés également dans la scénographie des assises. En se tournant vers la cinématographie et plus particulièrement l’excellent film de Sidney Lumet : Douze hommes en colère de Sidney Lumet, l’auteur montre qu’ici « la justice des hommes est ainsi décriée, à l’écran, à travers le prisme de l’une de ses institutions majeures : le juré d’assises ».

Une institution dont elle nous offre un rappel historique de l’évolution du statut, et des réformes depuis 1791, nous permettant de comprendre que nous sommes dans un cadre en constante évolution puisque « le régime de Vichy par une loi du 25 novembre 1941 achève le délitement du jury d’assises : magistrats et jurés délibèrent ensemble sur la culpabilité et la peine. En ce sens, la loi du 15 juin 2000 relative à la protection de la présomption d’innocence met un terme à la souveraineté du juré d’assises. L’appel est dorénavant possible pour les verdicts de cour d’assises. Les études sur la réception gidienne des questions de justice sont également nombreuses, notamment les travaux de Sandra Travers de Faultier. Le rapprochement entre l’expérience d’André Gide et de Sophie Képès, à cent ans d’intervalle, est inédit ».

Dans le chapitre consacré à « la réception littéraire de l’accusé », l’auteur revient sur un point crucial dans la vie et l’œuvre de Gide, le paraître qu’Ophélie Colomb définit comme une « importance du physique ». Ces questions de la représentation ne sont toutefois pas l’apanage du seul Gide : 

« L’entrée en scène des accusés, dans Probe et libre de Sophie Képès, recoupe les codes employés par André Gide, de l’esquisse d’un portrait saisi du premier coup d’œil aux révélations du dossier d’instruction. Chez Sophie Képès, chaque rencontre avec un être humain entraîne une réaction subjective. […] Et, où à la lecture des deux œuvres, il apparaît que la langue est une véritable épreuve pour l’accusé tant sur le plan de la compréhension que de l’expression. […] L’écrivain juré d’assises donne une place particulière à l’accusé en ce qu’il permet une certaine dénonciation des écueils du procès pénal. »

Ophélie Colomb revient sur l’engagement gidien qui est selon elle source d’anachronisme. Une question temporelle vue différemment pour Sophie Képès, selon qui cette approche est révélatrice du manque de temps. 

À travers son travail universitaire, Ophélie Colomb propose une lecture novatrice de sujets où se rejoignent deux écrivains à cent ans d’écart : André Gide et Sophie Képès. La transversalité temporelle de cette analyse enrichit la lecture que chacun peut avoir de la justice, de ses évolutions — révolutions, pourrions-nous même dire — au sein desquelles, finalement, « la justice pénale [est] au service de l’écrivain, [même si] chez André Gide et Sophie Képès, l’expérience de la cour d’assises ne semble pas être le seul facteur déterminant du processus d’écriture. La personnalité des hommes de lettres, leur sensibilité, leur engagement sont autant d’éléments à prendre en considération dans le déclenchement de la création ».

En parvenant à mettre ainsi en lumière les ponts qui existent entre la littérature et le droit, Ophélie Colomb insiste sur ce qu’elle qualifie de « secours apporté à la justice pénale par l’homme de lettres, ainsi que par la création littéraire que permet le procès pénal ». Car, avec cette lecture transversale, l’écrivain qui est aussi juré d’assises, comme cela était le cas pour André Gide et Sophie Képès renouvelle la lecture pénale faite par le plus grand nombre, tout en proposant une « réécriture critique du droit en se plaçant comme censeur de la justice pénale de son temps ». Une réécriture que Gide et Képès ont en partage avec d’autres grands noms de la littérature tels FrançoisMauriac, Jean Giono, Albert Camus, ou encore Dostoïevski.