Lire André Gide après #MeToo
La littérature était dans de beaux draps, quand au nom de la liberté de l’art on pouvait se vanter de ses frasques sexuelles sur les plateaux TV. Elle sera bien, quand un corpus de texte sera choisi avant tout pour la représentativité des victimes et des exemples qu’il comportera. On doit pouvoir prendre un moment, non pas pour inventer une bonne politique, mais pour se demander à quoi sert la littérature, débrouiller un peu nos idées, et échapper à ce double chantage.
Lorsque, dans Le Consentement, publié en 2019, Vanessa Springora évoque comme le plus violent des pièges « les volumes du journal de G. » (p. 192), qui, publiés du vivant de l’auteur, mettent sur la place publique, et presque sans filtre, la vie de jeunes amantes et amants, G. Matzneff et André G. diaristes et pédophiles deviennent-ils interchangeables ? Essayons de formuler le problème sans rien laisser dans l’ombre : dans quelle mesure un écrivain passé, et qu’on estimait dépassé, peut-il redevenir à la fois contemporain en tant qu’il est libérateur et, pour les mêmes raisons, intolérable ? Dans quelle mesure un écrivain homme, blanc, ayant profité de l’Empire colonial et confortable rentier peut-il se définir comme minoritaire et penseur des minorités ? Réponse identitaire : en étant protestant et homosexuel. Réponse littéraire : en faisant des colonisés, des femmes et des prolétaires les dépositaires d’un même secret, sans capter ni instrumentaliser leur voix par la représentation fictionnelle. Réponse intolérable : parce qu’il est pédophile.
Ainsi, au-delà du jeu des sept différences visant à laisser tomber un G. pour en sauver un autre, l’œuvre de Gide permet d’envisager la façon dont une œuvre peut être conservée, non pas parce qu’elle serait belle, ni parce qu’elle sauverait l’homme, ni parce qu’elle servirait de témoignage de telle ou telle oppression, ni parce qu’elle servirait simultanément de mémorial à tel crime, mais parce qu’elle se saisissait déjà, d’une autre manière qui peut nous servir, de ce scandale, et donnait à envisager sa propre destruction : « Jette ce livre, Nathanaël. » Elle nous révèle d’autres façons d’articuler les problèmes, à la fois scandaleuses — pas de danger qu’on s’en serve telles quelles — et qui nous mettent à légère distance de nous-mêmes. Ici, on envisage, avec autant de fascination que de terreur, l’idée d’une crise de la culture, des grandes œuvres heureusement déboulonnées par une idée de l’homme qui se passera bien de la haute littérature occidentale et de celle de Gide en particulier. On rêve d’écrire des livres si importants que chacun puisse s’en libérer.
Peut-être cette œuvre nous dit-elle que la catégorie du salut continue de hanter nos représentations laïques des rapports entre la vie et la littérature, et que la bonne nouvelle est que justement cette catégorie n’est pas pertinente. Peut-être pouvons-nous alors trouver d’autres façons de regarder ce qu’est une œuvre, et ce qu’elle permet.
François Bompaire, L’Espace politique de la littérature. Lire André Gide après #MeToo, Paris, Classique Garnier, 2021.