André Gide, écrivain traducteur
Sur : André Gide, écrivain traducteur. Suivi d’un choix de textes traduits par l’auteur, éd. de Pierre Masson et Peter Schnyder, Paris, Classiques Garnier, 2024, 295 p.
L’avant-propos d'André Gide, écrivain traducteur, volume bien documenté par Peter Schnyder et Pierre Masson, souligne qu’André Gide, Prix Nobel de littérature en 1947, fut un traducteur patient, passionné, et avant-gardiste. Peu d’ouvrages ont été écrits sur Gide et la traduction, cela motive l’approfondissement et la précision de cette approche pour les prestigieuses Lettres étrangères.
L’implication de Gide est telle que pour lui, « traduire peut équivaloir à écrire ». Devant une traduction difficile, sa patience égale celle des traducteurs chevronnés, et peut durer une vingtaine d’années, car il revient sur les textes qui lui ont résisté. Lecteur de grands auteurs anglo-saxons et d’outre-Rhin, il désire faire connaître une littérature qui favorise « l’essor de sa pensée ». Dès 1893, il envisage de traduire les œuvres de Goethe, Nietzsche, Schiller, Henri d’Ofterdingen de Novalis, Peter Schlemihl d’Adelbert von Chamisso, le baron de La Motte-Fouqué, mais également Pétrarque, Shakespeare. Les traductions sont rares, aussi, est-il désireux de traduire – et pour son plaisir et pour celui d’autrui – des auteurs peu lus hors de leurs frontières. Il lit indifféremment les auteurs latins, italiens, russes, et connaît parfaitement les langues allemande et anglaise, dont la première est « le prolongement de son univers mental », et dont les « allitérations chuchotées qui mieux que le français, disaient les songeries embrumées » ; quand la langue anglaise est, pour ce lecteur insatiable, une « merveilleuse gymnastique pour l’esprit ». Les écrivains allemands, Rudolf Kassner, Franz Blei, Felix Paul Greve, Ferdinand Hardekopf et Kurt Singer, traduisent – au regard de Gide – de façon tout à fait satisfaisante ses propres œuvres. Lui qui, lorsqu’il s’adonne à la traduction, rencontre de nombreuses difficultés liées à sa tentation permanente de conserver « sa propre esthétique », et sa volonté de ne pas « sacrifier » son style.
C’est cet ensemble de données que développent les éditeurs dans leur ouvrage, qui se déploie en trois parties. La première, chronologique, relate les écueils que peut rencontrer le traducteur, la deuxième, expose un bilan des limites qui déconcertent ce traducteur obstiné. La troisième dévoile un choix de traductions de Gide qui racontent son désir de perfectibilité devant la traduction.
Lorsque Gide entre dans la période où l’on accueille enfin la belle littérature étrangère, Valéry tente de calmer son ardeur et son engouement, qui semblent le détourner de ses propres créations :
« Travaille, il est temps. La France ne fait plus que des traductions. »
Gide n’écoute pas ! Il traduit ! Pour lui, la traduction est un « art », qui a une « valeur littéraire ». Infatigable, il déplore que « certains nationalistes […] contestaient jusqu’au devoir de traduire ou de lire les étrangers, sous prétexte que ce qui s’y trouvait de non français, d’exotique, était fait pour intoxiquer la France ». Cependant, traduire est également une « stratégie éditoriale », et André Gide fait appel à d’autres traducteurs afin que des traductions autres que les siennes paraissent dans La Revue blanche, au Mercure de France et plus tard dans La Nouvelle Revue française, Ainsi, tout ce qui est digne d’être édité, paraît ! C’est grâce aux « patients traducteurs » que peut être fondée une collection d’auteurs étrangers, dont les premiers à paraître en France sont : Walter Pater, H. G. Wells, Rudyard Kipling et Joseph Conrad. Toutefois, si l’intérêt de Gide pour la traduction s’exprime dès 1890, ses premiers projets de traducteur ne naissent qu’en 1893. En 1897, il collabore pour la première fois avec l’orientaliste Fédor Rosenberg, et qu’il peut se considérer, une fois le travail achevé, traducteur patenté. Néanmoins, lui qui a éprouvé des difficultés à traduire certains fragments de Novalis, a renoncé à traduire Rilke, pour ne pas le « trahir », et a déchanté lorsqu’il a voulu traduire certains passages de Shakespeare dans Hamlet, après avoir réussi la traduction d’Antoine et Cléopâtre, dont il « a su rendre le frémissement passionné, la richesse verbale et la poésie du texte anglais ». Il « éprouve une frénésie traductrice », et traduit avec succès beaucoup d’autres auteurs, à l’image du britannique Mark Rutherford, et du Prix Nobel indien Rabindranath Tagore. Des difficultés vaincues, ressort un Gide qui s’affirme, nonobstant la difficulté de trouver le bon mot, d’en retrouver le sens authentique, afin de ne pas le figer dans une langue trop parfaite, ce qu’il reproche à certains traducteurs, tout en remerciant d’autres pour le travail accompli en amont.
La traduction est un art difficile qui réclame de la culture, beaucoup d’attention, de sensibilité et d’intelligence. Le problème reste que l’écrivain, avec ses exigences stylistiques, peut faire de l’ombre au traducteur. Gide rassemble toutes les qualités requises, mais n’a-t-il pas malgré elles terriblement peiné, revenant, et terminant vingt ans après, sa traduction d’Hamlet ? Il évolue, et se reprend après avoir critiqué le style particulier de Shakespeare, fait selon lui de redondances, d’images absurdes, de métaphores boiteuses, de redites, de piétinements, d’arguties, y percevant des « phrases [qui] sont, l’une après l’autre, de parfaits monstres de syntaxe irrespirables et cacophoniques à souhait ». Quel désarroi a dû être le sien pour avoir un tel jugement sur le travail du dramaturge anglais, si longuement parcouru et apprécié par l’académicien Michael Edwards. Lui qui trouvait, à ses plus belles heures, « une sorte de fluidité dans la langue anglaise dont la française se refuse à donner le parfait écho […] ! » S’il avait vécu quelques années de plus, Gide aurait été heureux d’apprendre que Gérard Philipe avait emporté avec lui, peu de temps avant de mourir, quatre traductions de ce Hamlet dont la traduction lui avait donné tant de mal.