André Gide et l’économie

Ambre Philippe

Est paru André Gide, une œuvre à l’épreuve de l’économie, de Ryo Morii (Paris, Classique Garnier, “Bibliothèque gidienne”, 2017).

Ryo Morii explore le rapport de Gide à une question très riche, éminemment vivante, et complexe : celle de l’économie. Il s’agit de penser Gide dans son rapport à la dette, au don, au capital, de s’interroger sur la façon dont on peut être prodigue, généreux... ou avare. À ces aspects se superpose l’économie libidinale (telle que théorisée par Jean-François Lyotard) : « Comment la libido devient-elle un élément d’échange ? Cela peut mener loin, et implique les minorités sexuelles, puisqu’un échange est en jeu » – nous expliquait Peter Schnyder lors d’un entretien sur les projets soutenus par la Fondation Catherine Gide, dont la publication de cet ouvrage. « On se rend compte que Gide est quelqu’un qui nous permet de dépasser les clichés, les stéréotypes ; il a le courage de mettre à nu – un peu comme Nietzche d’ailleurs, et d’autres, bien sûr –, de nous aider à nous émanciper de valeurs qui n’en sont pas, et de dettes qui nous rendent esclaves et qui nous montrent que nous ne sommes pas libres, que nous nous soumettons à des dictats qui n’ont pas lieu d’être. En relisant Gide sous différents angles, en ouvrant ces aspects, on redécouvre. [...] Je crois que c’est ça, la littérature. Un œuvre littéraire, on ne peut pas l’épuiser. [...] C’est peut-être la pierre de repère d’une bonne œuvre : le moment où on ne pourra plus rien tirer d’une œuvre littéraire, elle sera morte, et abandonnée automatiquement par la recherche et par les lecteurs. »

Ryo Morii examine un aspect brûlant d’une oeuvre qui s’inscrit précisément, avec ce sujet, à la fois dans son époque et dans l’actualité. Elle résonne d’ailleurs avec le travail d’un autre chercheur, enseignant à Taiwan, Yan Zi-Ling : Economic investigations in twentieth-century Detective Fiction : Expenditure, Labor, value, où Gide trouve sa place de la p. 100 à 105 (Ashgate, 2015 et Routledge, 2016).

Voici le résumé que donne le chercheur d’André Gide, une œuvre à l’épreuve de l’économie :

« En prenant comme corpus principal les oeuvres de la fin du XIXe siècle, de Paludes (1895) à L’Immoraliste (1902), nous montrons que l’intérêt de l’auteur pour l’économie n’est pas seulement sensible dans sa dernière période, représentée par Les Faux-monnayeurs (1926), mais aussi au début de sa carrière. À l’époque considérée, l’écrivain a accès à plusieurs questions concernant l’économie dépensière, tel que nombre de philosophes contemporains et modernes, comme Nietzsche, Mauss, Bataille et Derrida, les prennent au sérieux, et on peut y confirmer l’attitude de l’auteur qui tente de réconcilier le capitalisme et la contre-économie. En outre, Gide réagit, à sa manière, aux tendances politico-économiques sous la Ille République des années 1890, notamment au solidarisme que Charles Gide, son oncle, économiste, promeut et à la crise de la monnaie d’or que cet oncle met en cause depuis la même période. Cette réaction de Gide présuppose son intérêt pour l’économie sociale et monétaire que les républicains de l’époque adoptent. À tout cela, il faut ajouter qu’au-delà de l’« économie du moi » qui constitue le fondement de l’économie gidienne, Gide présente le thème de l’économie libidinale et du monnayage du corps, thème qui nous permet de considérer l’affinité avec la pensée de Pierre Klossowski. En replaçant les textes « économiques » de Gide dans le contexte historique et intellectuel de l’époque et en les considérant éventuellement du point de vue moderne, nous faisons remarquer la singularité et l’actualité de la pensée de l’auteur ainsi que l’impact de diverses questions que celle-ci implique. »

Ryo Morii, né en 1984 au Japon, est docteur ès lettres de l’Université Paris-Diderot, maître de conférences à l’Université Waseda à Tokyo.