La rencontre Gide-Léger
L’ouvrage André Gide – Saint-John Perse : Une rencontre insolite 1902-1914 (112 pages), réalisé par Jean-Pierre Prévost, a paru aux éditions Orizons, collection « Rencontres », en juin 2014. La structure de cet opus permet de combiner l’album et le récit, de nombreuses photographies accompagnant l’histoire de la rencontre entre les deux auteurs : André Gide et Alexis Leger.
Dans son avant-propos, Jean-Pierre Prévost revient sur les différences entre les deux écrivains, soulignant au passage qu’ils « sont de génération différente : vingt ans les séparent, leur tempérament, leur comportement, leurs objectifs diffèrent ». Mais outre ces points de divergence, de multiples « analogies » existent, comme celle permettant de lier Les Nourritures et Éloges. Ainsi, c’est entre oppositions et ressemblances que se tissent les premiers liens: « Ce que Gide et Leger ont en commun, dans leur vie comme dans leur œuvre, c’est d’abord l’indépendance d’esprit et le goût de la liberté [...]. Ce qui les rassemble fondamentalement, et chacun à sa façon, c’est le goût pour la langue, la beauté de la langue, l’élégance du mot, sa sonorité rare. » Il convient de préciser dès à présent que Saint-John Perse est un nom d’emprunt, le vrai patronyme de ce dernier étant Alexis Leger.
Le cœur du livre présente ce qui est qualifié de « rencontre insolite », puisqu’à de multiples reprises, les deux hommes se croisent, mais se manquent. Jean-Pierre Prévost évoque alors une rencontre originale, « par étapes » et avec, pour point culminant, la vraie entrevue en 1911. Au fil des pages, les jalons de la rencontre entre André Gide et Saint-John Perse sont posés, notamment par le biais d’autres connaissances, en revenant, par exemple, sur l’admiration de Gide pour Francis Jammes : « Gide admire la simplicité et la beauté des poèmes de Jammes, son goût de la nature et du naturel, et cette admiration est partagée ».
Avec les années, les voyages se multiplient, et les amitiés qui se nouent viennent renforcer les liens entre Gide et Leger. Ainsi, Frizeau, Ruyters et Rivière viennent compléter un peu plus ce tableau de début de XXe siècle. Cependant, si les affinités se précisent, Leger vouant un véritable culte à Poe et ses écrits, les distances sont aussi prises lorsque Leger critique Rivière, et vice-versa. Citons Leger : « Rivière étalait beaucoup trop de culture au cours du jour et me donnait un peu l’impression de celui qui en rien ne veut négliger l’appel du “dernier cri”. » Mais en apprenant à se découvrir, les deux hommes vont réussir à s’apprécier, à la faveur notamment du lien préexistant entre Gide et Rivière : « une amitié immense et une collaboration exemplaire qui dureront jusqu’à la mort prématurée du second en 1925 », amitié qui bénéficiera à Leger : « Jacques Rivière devient l’un des plus ardents défenseurs d’Alexis Leger et l’encourage à publier. »

Si Gide et Rivière continuent de soutenir Leger, certaines dissensions se font sentir. Il semblerait que Leger joue un rôle et ne soit donc pas toujours apprécié de ses comparses : « Humour ? Timidité ? Manque de confiance en lui ou incapacité à se livrer avec sincérité, volonté farouche d’affirmer sa différence ?... Il faut toute l’amitié indéfectible et l’admiration de Jacques Rivière, soutenu sans réserve par Gide, pour qu’Éloges soit publié en juin 1911 dans La Nouvelle Revue française. »
« 1911 » : Année de la Rencontre, année où enfin les deux hommes peuvent se parler, et semblent s’apprécier de manières différentes. Ainsi, Leger parle de Gide en des termes appréciatifs, tandis que « le compte-rendu de cette première entrevue dans la version que fait Gide à Rivière (... et où Gide est) agacé par les insolences du jeune homme » se veut plus réservée.
Année également où Leger croise la route de Valéry Larbaud, qui serait l’homme auquel nous devons le pseudonyme Saint John Perse : « On dit que c’est Valéry Larbaud qui trouvera le pseudonyme de Saint John Perse (vrai ou faux ?), qu’Alexis prendra à partir de 1925 à l’occasion de la parution de son livre Anabase, et pour éviter désormais tout amalgame entre son métier de diplomate et son activité de poète. »
Ajoutons que la complicité entre Saint John Perse et Gide se traduira également dans le travail artistique, puisque c’est la découverte de Tagore à Londres par Saint John Perse qui conduira Gide à le traduire. Les années passant, tout en poursuivant sa carrière littéraire, Saint John Perse va devenir diplomate, et même si Gide et lui échangent encore, les rencontres se feront moins fréquentes.
La découverte de cette rencontre entre deux grandes figures littéraires du XXe siècle doit sa force, dans cet opus, à la profusion d’images qui agrémentent le tout : aux multiples clichés de chacun des deux hommes, il faut ajouter les photographies et dessins de leurs proches, ainsi que certains documents personnels : carte d’étudiant d’Alexis Leger, lettre de Jacques Rivière à Alexis Leger datant du 1er novembre 1909, etc. L’ensemble nous permet d’être à notre tour les témoins de cette rencontre « insolite », et nous pourrions même dire ubuesque tant elle a connu de ratés avant de pouvoir se concrétiser.