Gide et la musique en 2018

Paola Codazzi

Dans le beau cadre offert par la Maison Engelmann, en plein cœur de Mulhouse, a eu lieu le jeudi 18 janvier la présentation du livre André Gide ou l’art de la fugue, cinquième volume de la « Bibliothèque gidienne », collection des Éditions Classiques Garnier sous la direction de Peter Schnyder. Le volume, édité par Greta Komur-Thilloy et Pierre Thilloy, recueille les actes du colloque international « André Gide et la musique » qui s’est tenu du 13 au 15 octobre au Théâtre de la Sinne de Mulhouse. 

La soirée a été animée par Martina Della Casa, maître de conférences en littérature italienne, générale et comparée à l’Université de Haute-Alsace. Si ce riche ouvrage a pu voir le jour, c’est surtout grâce à un esprit d’échange et de dialogue qui a animé plusieurs années de travail, du texte à la musique et de la musique au texte.

C’est justement sur l’origine du projet qu’est revenue Greta Komur-Thilloy, doyenne de la faculté des lettres, langues et sciences Humaines de l’UHA et professeure des Universités en linguistique. L’idée du colloque « Gide et la musique » a des racines profondes, qui remontent au temps de son arrivée à l’Université de Haute-Alsace, qui se sont développées dans les échanges avec les collaborateurs de l’ILLE (Institut de recherche en Langues et Littératures européennes) et au travers de la représentation au 39e Cantiere internazionale d’arte (Montepulciano), en 2014, de l’opéra multimédia Les Faux-monnayeurs, réalisé par Pierre Thilloy à la demande de la Fondation Catherine Gide. Cette soirée a été une sorte de révélation dimensionnelle, d’une œuvre à l’autre : transformer le roman en quelque chose de différent, lui donner un autre sens à travers le langage des notes… Il y avait bien là quelque chose qui méritait une réflexion approfondie de la part de chercheurs aussi bien que de musiciens – d’où l’organisation, dans le cadre du colloque « Gide et la musique », de concerts reprenant l’œuvre gidienne, ou ses compositeurs de prédilection, dont Chopin et Bach.

C’est Pierre Thilloy, compositeur et co-éditeur de l’ouvrage, qui revient sur l’admiration de Gide pour L’Art de la fugue de Bach, en jetant un nouveau regard sur Les Faux-monnayeurs. Le labyrinthe romanesque, où les personnages se multiplient et les intrigues se croisent, est à ses yeux un jeu absolu mis en place par l’auteur pour cacher (ou fuguer) quelque chose. C’est en suivant cette intuition que Pierre Thilloy s’apprête à écrire une nouvelle version de son opéra sous forme de monologue, en interprétant le roman comme le testament philosophique de l’écrivain. L’écriture gidienne n’est pas forcément plus musicale que d’autres, mais par sa pureté et sa finesse, elle a su accéder à l’intimité du compositeur, en devenant une source inépuisable d’inspiration. Et il ne faut pas oublier l’importance de Gide « critique » : Pierre Thilloy invite à (re)lire ses Notes sur Chopin, texte à l’origine d’une autre de ses créations. 

Rythmée par les exécutions d’un quatuor à cordes de Bordeaux, la soirée continue sous le signe de la littérature et de la musique grâce à l’intervention d’Éric Lysøe qui, après avoir enseigné pendant des années à l’UHA, est aujourd’hui Professeur des Universités en Littérature comparée à l’Université Blaise Pascal (Clermont-Ferrand). L’article qu’il a rédigé pour le volume s’interroge sur le livret de Darius Milhaud Alissa, inspiré de La Porte étroite. D’après le témoignage du jeune compositeur, Gide réagit avec froideur à cette interpétration musicale. S’il est vrai qu’il s’agit avant tout d’une question de goût — Gide peut difficilement accepter les tendances avant-gardistes (la modernité ?) de Milhaud —, il faut également considérer que dans tout travail de composition, il y a également un travail de décomposition du texte originel. Gide ressent la transformation de sa Porte étroite comme un vol... Mais selon Éric Lysøe, il faut reconnaître que Milhaud a su saisir l’essence du texte : en faisant d’Alissa la seule voix de son livret, il est allé à la rencontre de Gide, qui jugeait son Jérôme et sa prose « flasque ».

Peter Schnyder, Professeur émérite de l’Université de Haute-Alsace et Président de la Fondation Catherine Gide, prend la parole pour clore cette soirée, en proposant au public des pistes pour mesurer, une fois encore, la grandeur d’un écrivain qui ne cesse de nous interroger. Un écrivain courageux, qui a toujours prôné l’ouverture et l’entente réciproque, en faisant de la rigueur artistique le fondement de sa création, tendue vers l’harmonie. C’est à cette « catégorie », à la fois musicale et existentielle, qu’est consacré son article (« André Gide et l’harmonie. Comment une catégorie musicale devient une catégorie existentielle »). 

C’est tout naturellement que la musique a le dernier mot (ou plutôt la dernière note) de la soirée, avec l’exécution des Notes sur Chopin de Pierre Thilloy. Gide, assurent les différents protagonistes de cet évènement, en aurait été ravi.