Que faut-il retenir (selon moi) des 4es journées Catherine Gide ?
« Il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux ; je veux que mes pieds nus le sentent. »
Gide, Les Nourritures terrestres
La photographie de Gide à Pontigny en 1923, avec un livre ouvert à la main et au centre de la photographie, m’a fait penser aux Journées lavandouraines, comme un clin d’œil lointain, décalé peut-être, à une époque où l’on plaçait le livre au centre, et Gide, avec lui. Aujourd’hui, la mise en scène est bien différente, mais le livre est toujours l’occasion d’une réunion.
Cette année, l’occasion, c’était la quatrième édition des Journées Catherine Gide, et le livre, Les Faux-monnayeurs. Le public, quant à lui, était agréablement varié. Des lycéens, venus de Toulon, Draguignan et Fréjus, ont pu lire des textes réunis dans les classes sur leurs impressions à la lecture des Faux-monnayeurs, au programme du baccalauréat 2017, et développer, devant un public, leur analyse du roman en question. Des gidiens de longue date, comme Pierre Masson (président de l’Association des Amis d’André Gide) ou David H. Walker (fondateur du « André Gide project », Univ. de Sheffield, UK), ont abordé les thèmes du texte, avec une passion toujours renouvelée. Christine Ligier, enseignante à Marseille, a parlé de la façon dont Gide « arrive » au roman, des Cahiers d’André Walter aux Faux-monnayeurs, et rappelé, à ceux qui, comme moi, l’aurait oublié, que Gide est le premier a avoir conceptualisé la « mise en abîme ». Klaus Weber (Hambourg, Allemagne) a fait le récit de sa propre découverte de Gide, à 14 ans, et de la façon dont on peut relire et vivre sa propre histoire en regard d’une lecture, dans une autre langue, à des âges différents, nous rappelant que lire est avant tout une expérience. Suzanne Joncheray a décortiqué les manuels scolaires et l’évolution de leur regard sur Gide, d’hier à aujourd’hui, à travers une étude comparatiste très instructive. Maryvonne de Saint-Pulgent (présidente de la Fondation des Treilles) nous a plongés dans l’univers musical de Gide, à travers l’étude et la lecture de lettres conservées dans le fonds Gide des Treilles, cédées par la Fondation Catherine Gide. Sans oublier Jean-Pierre Prévost, venu nous parler du jeu « Les Faux-monnayeurs », qu’il a créé avec Pierre et Geneviève Masson (une sorte de jeu de l’oie qui permet de comprendre l’intrigue des Faux-monnayeurs tout en s’amusant). Tout cela entre en résonance avec le travail que j’ai pu mener sur la réception et la perception de Gide autour du monde, dont le film a pu être projeté lors de ces journées. Voici le rapide (non)roman-photo que je garde de celles-ci.
Le lieu est aussi important que l’événement. C’est ce que je pense, en marchant sur le sentier du littoral, de l’hôtel de la plage à l’hôtel de ville. Les messages écrits sur les murs, ceux inscrits sur les poubelles dont les mouches s’éloignent quelques instants pour se poser sur mon appareil photo, les musiciens qui réinventent Aznavour sur le port et sont instantanément embauchés pour venir agrémenter des cocktails exotiques pour la saison, le front de mer où la jeunesse s’insulte joyeusement en crapotant, où un homme sculpte patiemment le sable sous un parasol différent de ceux qui peuplent la plage de Saint Clair, rouges pour faire de l’ombre aux matelas rouges, jaunes pour ombrager les jaunes, sables sur le sable...
Tout invite à réfléchir, et à vivre, ici. Les 4es journées Catherine Gide s’inscrivent dans ce mouvement-là. Bien sûr, on en attendrait toujours plus, et les évènements culturels quels qu’ils soient semblent toujours cloisonnés. On aimerait que la mer entre dans la salle de l’hôtel de ville, et qu’avec les embruns et l’écume, arrivent les penseurs de la rue, ceux qui écrivent en s’appliquant sur une poubelle que « nous sommes sans cesse à la recherche d’un plaisir potentiel pour guérir de notre angoisse, alors que cette quête est, en soi, douloureuse ». Ou encore, sur le mur d’un restaurant : « Je serais bien allé voter, mais je préfère la démocratie » – phrase réconciliant en soi avec une ville qui a majoritairement choisi la couleur bleue au premier tour. Mais ne mélangeons pas tout. Ou bien si ? Au fond, comme l’a projeté sur un écran éphémère David Walker : « “l’esprit faux” [...] c’est celui qui éprouve le besoin de se persuader qu’il a raison de commettre tous les actes qu’il a envie de commettre ; celui qui met sa raison au service de ses instincts, de ses intérêts, ce qui est pire, ou de son tempérament. […] Le véritable hypocrite est celui qui ne s’aperçoit plus du mensonge, qui ment avec sincérité. » Ceci faisant écho aux pensées de la poubelle : « Cette inclination pour la douleur provient de notre volonté de pratiquer la politique de l’autruche. »
Dans la salle de l’hôtel de ville, justement, on s’est assis sur des chaises d’un bleu profond, avec des touches dorées, qui ont un air royal. Mais Gide, dont l’insoumission n’a échappé à personne, et les différentes interventions autour des Faux Monnayeurs, nous rappellent que lire est avant tout faire preuve de liberté. Alors même si on s’ennuie un peu, même si l’on est assis et que dehors, le soleil nous appelle, on est assez heureux de partager des moments plutôt rares, comme celui où Romane (lycéenne) imagine cette discussion :
« J’ai, hier soir, lu le Journal des Faux-monnayeurs de Gide et sa fin a particulièrement attiré mon attention.
— La partie de “l’identification du démon”, c’est ça ? En quoi a-t-elle attiré ton attention ?
— Par la vision de notre monde qu’elle propose.
— Peux-tu m’en dire plus ?
— Oui, bien sûr. Dans cette réflexion, Gide nous dit que pour servir Dieu, il faut obligatoirement croire en lui, tandis que le Diable n’a besoin de la foi absolue de quiconque pour être servi. Ce qui est très intéressant, car si on y réfléchit bien, cela remet en question notre rapport au bien et au mal. Si le Seigneur a besoin de notre reconnaissance, ça prouve une sorte de dépendance de Dieu à l’homme, tandis que si on sert le Diable sans qu’il ait besoin de notre reconnaissance, alors il est en quelque sorte plus puissant car il n’a pas besoin de l’homme pour exister. »
Ou celui où Éloïse nous confie :
« Je n’ai pas aimé ce roman. En lisant ce roman, je me rends compte que je ne l’ai pas apprécié. L’auteur dans ce roman et dans ce journal nous explique qu’il ne veut pas d’un lecteur paresseux. […] je suis un lecteur paresseux, mais le roman ne pourrait-il pas plaire à plusieurs types de lecteurs, tout en mélangeant les genres ? […] Car selon le lecteur un roman ne doit-il pas nous divertir avant de nous faire réfléchir ? »
Ce à quoi Victoria répond indirectement, au terme de sa réflexion :
« Il est impossible d’être un lecteur paresseux en lisant l’œuvre de Gide tant il est primordial d’être impliqué dans sa lecture pour en comprendre le sens profond. »
Lire et se divertir ne sont pas, ne doivent pas, être incompatibles, mais inséparables. Il faut s’ennuyer, réfléchir et s’amuser, pour aimer lire, et vivre. Moi non plus, il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux... D’où l’inscription lavandouraine : « Apéro, boulot, dodo. »
Pour une présentation vivante de ces journées Catherine Gide, voir le diaporama d’Olivier Monoyer, photographe (Fondation des Treilles).
Pour lire les textes réunis des lycées de Draguignan, voir les « Lecteurs courageux de Gide ».