Gide l’Européen
Sur : André Gide, l’Européen, avec un texte inédit d’André Gide, sous la direction de Martina Della Casa, Paris, Classiques Garnier, 2018, 349 p.
Martina Della Casa nous invite à nous plonger dans la pensée européenne d’André Gide. Selon l’écrivain, l’Europe devrait fonctionner comme un orchestre. Le secret, pour une mélodie harmonieuse, est de ne pas rechercher l’uniformité. Chaque membre de l’orchestre doit composer sa propre partition, afin de créer une symphonie. Pour ce faire, il est nécessaire de rompre avec la ritournelle du christianisme dogmatique, afin d’encourager la libération de l’esprit et le développement individuel. C’est en écoutant et non en réinterprétant le chant du Christ – prônant une éthique du renoncement – que l’Europe parviendra à se remettre au diapason. Il s’agit donc d’un renoncement qui permettra à chaque instrument de s’inscrire dans le concert européen,tout en préservant sa sonorité propre.
C’est l’Italie, à la résonance à la fois chrétienne et païenne, artistique et naturelle, ainsi qu’au génie « fécond », qui représenterait la base de cet ensemble. Elle rappelle une identité commune. Entre la France et l’Allemagne, l’harmonie est plus délicate à trouver. Ces deux pays rivaux connaissent, en effet, de nombreuses dissonances. Mais Gide insiste, même si la puissance allemande peut effrayer : sa présence reste indispensable dans l’orchestre européen. Goethe et Nietzsche, compositeurs germaniques ayant grandement contribué à l’élaboration de l’hymne à la liberté, mènent la pensée gidienne, à la manière d’un premier violon. Le Français, admirateur de Chopin, cherche également à former des accords avec certains solistes d’outre-Rhin, notamment Thomas Mann, qu’il soutient dans sa mise en garde contre le nazisme à consonance wagnérienne. Le Luxembourg, représenté par la famille Mayrisch, joue en legato, afin de lier les notes françaises avec les notes allemandes. Gide vante ainsi les mérites des petits ensembles comme celui-ci, même si la musique suisse, qui sonne à son oreille de manière un peu trop protestante, lui est peu agréable.
Les régimes totalitaires, imposant l’unisson, n’ont pas leur place dans la nouvelle harmonie du Vieux Contient. Gide rêve ce concert sous un angle avant tout moral, et non politique. C’est cette prédominance de l’éthique individuelle qui rend la pensée européenne de cette figure incontournable de la littérature française des plus actuelles.
Cet ouvrage riche et passionnant nous emporte, au travers de périodes diverses et de thématiques variées, dans les réflexions affutées d’un intellectuel marquant du XXe siècle sur l’avenir de son continent en péril. La clé qu’il propose semble tout à fait pertinente : unissons-nous dans la différence, développons nos particularités individuelles afin de servir au mieux l’intérêt commun. Ainsi, parviendrons-nous peut-être à dépasser la situation de crise à laquelle André Gide a été confronté tout comme nous le sommes, mutatis mutandis, en ce moment.