La magie et la sagesse des Treilles

Martina Della Casa 

« Tenir un agenda ; écrire pour chaque jour ce que je devrai faire dans la semaine, c’est diriger sagement ses heures. On décide ses actions soi-même ; on est sûr, les ayant résolues d’avance et sans gêne de ne point dépendre chaque matin de l’atmosphère. Dans mon agenda je puise le sentiment du devoir ; j’écris huit jours à l’avance, pour avoir le temps d’oublier et pour me créer des surprises, indispensables dans ma manière de vivre ; chaque soir ainsi je m’endors devant un lendemain inconnu et pourtant déjà décidé par moi-même.
Dans mon agenda il y a deux parties : sur une feuille j’écris ce que je ferai, et sur la feuille d’en face, chaque soir, j’écris ce que j’ai fait. Ensuite je compare ; je soustrais, et ce que je n’ai pas fait, le déficit, devient ce que j’aurai dû faire. Je le récris pour le mois de décembre et cela me donne des idées morales. – J’ai commencé depuis trois jours. – Ainsi ce matin, en face de l’indication : tâcher de se lever à 6 heures, j’écrivis : levé à 7 – puis entre parenthèses : imprévu négatif. »
André Gide, Paludes, 1895.

C’est après avoir lu Paludes pour la deuxième fois que, il y a deux ans, j’ai décidé d’essayer moi-même de tenir un agenda similaire à celui que décrit le narrateur gidien. En relisant ce passage, j’avais éclaté de rire, même davantage que la première fois et presque jusqu’aux larmes, sans doute parce que j’avais pris son propos assez sérieusement. En effet, tout de suite après, je m’étais dit qu’essayer de tenir un agenda « double » comme celui-ci aurait pu être en réalité un bon exercice pour une jeune chercheuse comme moi, un moyen amusant et efficace de se discipliner, d’apprendre à gérer ses priorités et les aspects différents de son travail.

D’ailleurs, mes journées étaient déjà organisées sur la base d’un système assez compliqué de post-it colorés que je plaçais partout, sur l’écran de l’ordinateur, sur les livres, sur la table et même dans mon agenda, dans lequel j’annotais en revanche mes programmes à long terme. Passer à ce nouveau système me semblait ainsi permettre une sorte d’avancement, de progression dans l’organisation de mes semaines, puisque tout en gardant la même fonctionnalité du système précédent, celui « gidien » prévoyait pourtant une étape de plus, un moment de détachement et de réflexion que mon réseau intriqué et éphémère de post-it excluait a priori. Car après avoir accompli la tâche que ces petites notes me confiaient plus ou moins impérativement, en fonction de leur couleur, je les jetais avec satisfaction, une par une, ce qui faisait qu’ensuite il ne restait plus aucune trace de leur existence.

Pendant la première semaine de mise en pratique de ce nouveau projet, j’étais enthousiaste : non pas des résultats de la comparaison qu’il impliquait, mais du système lui-même. Au cours de la deuxième semaine, il a commencé à m’énerver. À la fin de la troisième, j’ai complètement renoncé. Et ce n’était pas à cause du fait qu’il était en fait assez difficile de tenir ce double agenda ou qu’il demandait un effort quotidien et qu’il fallait s’y mettre avec constance, y consacrer du temps. J’ai arrêté pour la même raison qui m’avait fait commencer : le fait qu’il obligeait à « comparer ». Pourtant, le genre d’« imprévu négatif » sur lequel je butais à chaque comparaison, n’avait rien à voir avec le fait de ne pas respecter les indications que j’annotais, ni dans la déception inévitable issue du fait de ne pas toujours réussir à accomplir tout ce que je m’étais proposé de faire. Le sentiment croissant de gêne que ce travail d’annotation et de comparaison provoquait en moi survenait du fait que, dès le début, j’avais commencé, involontairement et contrairement à mon programme initial, à écrire dans mon nouvel agenda non seulement ce que je devais faire, mais aussi ce que j’aurais aimé faire, le devoir ayant ainsi dangereusement commencé à se mêler au plaisir, ou mieux, tout ce que je programmais de faire simplement pour le plaisir de le faire, ce qui devenait, une fois que je l’écrivais dans mon agenda, un devoir parmi les autres.

Le dimanche, au moment où je planifiais la semaine à venir, un mécanisme incontrôlable d’idéalisation de mes journées se déclenchait en moi, ce qui d’une part, parvenait, jour après jour, à me motiver plus que d’habitude, tandis que de l’autre, il me vouait à une frustration quotidienne, car je ne parvenais à tirer aucun plaisir spontané de tout ce que à quoi je me consacrais en suivant les instructions soigneusement préparées la semaine précédente. Ainsi, au bout de la troisième semaine, j’étais complètement exaspérée, car la comparaison entre le plaisir attendu et celui atteint, qui n’était jamais à la hauteur du premier, était toujours négative. Sans compter que la petite surprise de redécouvrir chaque matin ce que j’avais programmé pour cette journée le dimanche précédent ne compensait pas du tout la diminution d’imprévisibilité que ce système comportait. C’est ainsi que le quatrième dimanche, j’ai jeté sans regret mon agenda, en mettant fin à ma secrète, et très brève, expérience gidienne.

Dès lors, j’ai repensé plusieurs fois à cet échec, parfois en en assumant complètement la responsabilité, parfois la rejetant sur la perversion intrinsèque de ce double système dont j’étais devenue victime, mais toujours avec une pointe de gêne. Toutefois, ce n’est qu’aux Treilles, où j’ai été invité justement pour poursuivre mes recherches sur le christianisme et la figure du Christ chez André Gide dans le cadre du Prix de la Fondation Catherine Gide du Centre André Gide — Jean Schlumberger, que j’ai pu éprouver la sensation d’une sorte de dénouement qui advenait en moi, comme si le conflit entre devoir et plaisir que cette expérience avait produit et fait éclater par superposition, conflit qui menace sans doute tous ceux qui font de leur passion un travail, s’était soudain résolu. Aux Treilles aussi, il se produit un chevauchement de devoir et plaisir, mais le résultat final, si l’on veut comparer, est diamétralement opposé : les deux se rencontrent sans discorde.

Tout d’abord, lorsque j’ai eu le privilège d’être accueillie dans ce merveilleux domaine situé dans le Haut-Var, je suis toujours parvenue à faire ce que je m’étais proposé de faire, même quand mes programmes effleuraient, comme il arrive souvent avec ce genre de planifications, l’absurde. Je me suis souvent demandé pourquoi, ce qu’il y avait aux Treilles de différent par rapport à d’autres lieux et d’autres moments où j’ai pu sortir de mon quotidien et me consacrer à mes recherches, sans pour autant éprouver les mêmes sensations ou obtenir les mêmes résultats.

La réponse, je l’ai trouvée en observant une installation de Yassilakis Takis qui se trouve devant une des maisons du domaine et qui est composée de hautes sondes mécaniques implantées dans le terrain, mais à l’envers, à savoir de sorte que la tête, qui normalement est enfoncée dans le sol, se trouve au contraire en haut. Ces sondes se confondent parfaitement avec les arbres qui les entourent, sans contraste, même en leur faisant écho par leur forme allongée. C’est ainsi que j’ai compris : c’est l’équilibre, l’équilibre extraordinairement discret et naturellement élégant qui règne aux Treilles, ce qui fait la différence : la sagesse et la magie de ces lieux. Tradition et modernité, solennité et chaleur, passion et travail, culture et nature, devoir et plaisir... tout coexiste en un accord parfait, en une harmonie qui enveloppe et protège contre toute forme de dispersion inutile d’énergies.

« Tout aboutit à l’harmonie » écrivait Gide dans son Journal. J’ai toujours trouvé extrêmement difficile de m’approprier cette idée, de saisir jusqu’au bout ce mouvement, mais grâce à mon expérience aux Treilles, j’ai eu le rare et immense plaisir de pouvoir le vivre. 

*

Martina Della Casa est Lauréate du Prix de la Fondation Catherine Gide du Centre André Gide-Jean Schlumberger (Fondation des Treilles).

Elle est actuellement maître de conférence à la Faculté des Lettres, Langues et Sciences humaines de l’Université de Haute-Alsace et membre de l’Institut de recherche en langues et littératures européennes (ILLE EA 4363). En 2014, elle a soutenu à l’Université de Bologne sa thèse, Expériences du sacré et (dé)figurations du Christ. Artaud, Beckett et Pasolini (DESE — Doctorat d’Études supérieures européennes, Cycle XXVI – La présence de la Bible dans la littérature européenne).

C’est par ses recherches doctorales qu’elle a commencé à s’intéresser à l’œuvre d’André Gide et a ensuite développé un projet postdoctoral portant sur le christianisme et la figure du Christ dans son œuvre.

À travers une analyse de l’œuvre fictionnelle et non fictionnelle de Gide, cette recherche vise à interroger la présence insistante et « continuée » (F. Lestringant) de la figure du Christ dans l’imaginaire de cet écrivain. Gide, on le sait, avait envisagé d’écrire un essai intitulé « Le christianisme contre le Christ », projet qu’il n’a jamais concrétisé, mais dont les fondements se retrouvent dans les nombreuses réflexions à ce sujet que l’écrivain formule tout au long de sa vie. Cette opposition, celle entre le christianisme et le Christ, va chez lui de pair avec celle, plus ou moins directe et explicite, entre la figure chrétienne du Christ, et celle du Christ tel que Gide le conçoit, un Christ non moins scandaleux, mais libéré de sa croix et d’une religion qui, aux yeux de l’écrivain, ne fait que le trahir, et avec lui son enseignement, car au lieu de se conformer à eux, c’est elle qui les assimile en les déformant.

En dépit de son rapport controversé avec la religion chrétienne, et notamment avec le protestantisme et le catholicisme, Gide reste toujours tourné vers le Christ, cette figure « biface », ce « mythe personnel » (E. Marty) qui l’accompagne jusqu’à la fin de sa vie et dans lequel se résument plusieurs des combats qui le travaillent. En confrontant Gide et Nietzsche au sujet du rapport entre morale et immoralisme dans un essai intitulé Nietzsche et Jésus selon Gide et Jasper, Georges Bataille écrit : « L’exigence de la vie est en jeu dans l’attitude de Gide s’il affirme les droits de la vie contre la morale, du désir contre le devoir, de l’instant contre l’intérêt. »

La figure du Christ, telle qu’elle prend forme dans l’œuvre de Gide, semble à la fois condenser et résoudre ces conflits jusqu’à pouvoir être considérée en tant que figure même de son humanisme. Cette recherche se propose ainsi d’explorer la nature, les variations et l’évolution de cette présence au long des écrits de Gide et les différentes formes qu’elle y assume ou derrière lesquelles elle se cache.