Le “Journal” de Gide en italien
Le 24 janvier dernier, à Florence, j’ai eu l’occasion d’assister à la présentation de la nouvelle traduction italienne du Diario d’André Gide (vol. I, vol. II, Bompiani). C’est dans le cabinet Vieussieux, à Palazzo Strozzi, que ce rendez-vous gidien a eu lieu. C’est ce même cabinet Vieussieux que le jeune André recommandait à son ami Ruyters de visiter : « Cabinet de lecture admirablement monté, près du pont Santa Trinita (Vieussieux) » (7 août 1897, Correspondance, I, p. 63).
Dans ce lieu chargé d’histoire, Piero Gelli, l’éditeur, nous a invité à redécouvrir la richesse bouleversante du Diario que Sergio Arecco achève de traduire pour le public italien. Pour la première fois, la maison d’édition Bompiani propose la version intégrale du Journal de Gide telle que Martine Sagaert et Éric Marty l’ont établie pour la collection « Bibliothèque de la Pléiade » (vol. I, 1996 ; vol. II, 1997).
C’est autour de quelques événements marquants que la présentation de Piero Gelli, spécialiste et passionné lecteur de Gide, s’organise : le premier voyage en Afrique, l’expérience de la guerre, la publication de Si le grain ne meurt (1926), l’adhésion au communisme, l’exil à Tunis. Dans un célèbre essai, Roland Barthes définit Voltaire comme « le dernier des écrivains heureux ». Or, selon Gelli, le bonheur appartient également à Gide et rien ne peut mieux le prouver que le Diario, dont la lecture est encore aujourd’hui « affascinante, divertente e coinvolgente » (t. I, p. XL). Dans cet ouvrage monumental, insiste encore Gelli, le lecteur peut retrouver toute la force, narrative et stylistique, de Gide, son ironie et sa joie de vivre, prenant forme au fil de ses rencontres, de ses lectures, de ses voyages et de ses aventures sexuelles.
Dans son discours — ainsi que dans sa préface (« Que reste-t-il de nos amours ? », t. I) — Piero Gelli s’attarde longuement sur les rapports de Gide avec l’Italie. L’éditeur s’interroge en particulier sur l’accueil que le public italien a réservé à l’écrivain et à son œuvre. C’est sur ce sujet que les deux autres invités de la soirée, Daria Galateria et Franco Contorbia, sont intervenus.
Daria Galateria (écrivaine et journaliste) a évoqué les nombreux voyages de Gide dans notre péninsule tout en soulignant la valeur, historique et littéraire, de certaines rencontres. Une journée grise et morne, très venteuse, raconte-t-elle, Gide se promenait, enveloppé dans son manteau, sur via Caracciolo, à Naples. L’écrivain La Capria, qui l’accompagnait, lui demanda : « Qui est le napolitain le plus intelligent que vous avez connu ? » Gide répondit, sans hésiter : « Cassiopolì ». Cassiopolì ? La Capria demeura perplexe. Puis, une sorte de révélation : le professeur Cacciopoli, mathématicien de renommée et excellent causeur. Quelque temps après, La Capria eut l’occasion de le rencontrer et de lui dire de l’admiration que Gide avait pour sa personne. Cassiopolì constata simplement que les Français ne savent jamais prononcer un nom italien correctement… Cette petite anecdote, dont Daria Galateria parvient à restituer toute la saveur, renvoie dans notre esprit aux difficultés linguistiques du pauvre Amédée Fleurissoire.
À propos des rapports de Gide avec les écrivains italiens, Franco Contorbia, professeur de l’Université de Gênes, a cité plusieurs articles témoignant de l’influence du grand écrivain français sur ses contemporains. S’il a évoqué des amitiés connues (Giovanni Papini, Giuseppe Vannicola), il a également porté l’exemple d’Eugenio Montale, dont l’admiration pour Gide fut précoce et durable. Lecteur attentif aux nouveautés d’au-delà des Alpes, le jeune Montale publia en 1926 un compte-rendu passionné des Faux-monnayeurs (« Il Quindicinale », juin-juillet 1926). Franco Contorbia a également mentionné un petit texte du grand journaliste Indro Montanelli, qui nous fournit un portrait assez amusant du « Maestro » — c’est ainsi qu’il lui plaît d’appeler Gide. Comme le rappelle Montanelli, Gide lut ce texte lorsqu’il était déjà très malade, en janvier 1951, et jugea que le journaliste italien avait été trop méchant avec lui. Il appela alors au téléphone Giacomo Antonini, dit « Gino », pour lui poser une question étrange : qu’avait dit Montanelli à propos de Claudel ? D’après Antonini, « delle cose orribili ». Gide décida alors de tout lui pardonner.
La publication de la présente traduction, comme le souligne Franco Contorbia en guise de conclusion à son discours, représente un événement, au sens le plus profond du terme. Une époque fascinante et controversée reprend vie à travers les pages du Diario, et surtout, reprend vie la figure d’un auteur trop injustement oublié par le public actuel. Ces deux volumes de Bompiani nous donnent l’occasion d’une (re)découverte profonde et totale de Gide, une (re)découverte d’autant plus charmante qu’elle se fait au jour le jour.