Le sens des personnages chez André Gide

Anne-Sophie Angelo

Le sujet de cet ouvrage, tiré de ma thèse, m’est venu à l’esprit de façon soudaine et peu académique. Dès le début de mes études universitaires, je savais que j’entreprendrais une recherche sur André Gide, dont la rencontre avait été une révélation au lycée et que je n’avais pas cessé de lire depuis. La question du personnage, tout particulièrement du personnage que joue parfois telle personne réelle, me taraudait déjà. Mes premières lectures sur Gide, les entretiens de Gide avec Jean Amrouche et la psycho-biographie de Gide par Jean Delay, témoignent de l’importance que j’ai accordée dès le départ au lien entre personnage fictif et existence personnelle. Le sujet de mon Master 1 m’est apparu soudainement : « Les personnages de Virgile dans l’œuvre fictionnelle d’André Gide ». J’ai poursuivi cette étude en Master 2, en me penchant cette fois sur les personnages de jeune homme dans Les Faux-monnayeurs. Et j’ai poursuivi en thèse : je voulais étudier tous les personnages gidiens, et le champ était libre.

J’ai réduit l’étendue de ma recherche pour plusieurs raisons. Tout d’abord, en trois ou quatre ans, il n’était pas raisonnable de traiter un corpus aussi vaste. Ensuite, la diversité du personnel gidien rendait difficile son étude sous un angle problématique unique et fort. Enfin, et surtout, ce qui m’intéressait dans les personnages littéraires et dans les personnages de Gide en particulier, auteur dans lequel, je pense, je me suis beaucoup retrouvée, c’était la manière dont ils permettent de donner une forme et, par suite, un sens à l’expérience. La littérature est et a toujours été pour moi un discours sur le monde, et le moyen de comprendre ce monde et les gens qui l’habitent de manière plus perspicace. Il m’apparaissait fondamental d’inscrire mes recherches dans ce cadre-là, ce qui impliquait deux directions pour mon travail : d’une part, reconstituer la conception que Gide et ses contemporains se faisaient du personnage, et l’enjeu que constituait celui-ci pour les écrivains de la fin du 19e et du début du 20e siècle ; d’autre part, analyser le détail du texte gidien et adopter la perspective du lecteur d’aujourd’hui pour tenter de définir l’usage qu’il pouvait faire de ce texte.

En me concentrant sur la période 1902-1925 et sur l’écriture spécifiquement romanesque de Gide, j’ai ainsi défini plusieurs modalités d’existence du personnage gidien, et réfléchi au mode de réception que chacune d’elles impliquait. L’existence du personnage est d’abord morale. Au 19e siècle, l’égotisme et la psychologie donnent une importance nouvelle à la notion aristotélicienne de caractère, et celle-ci confère au personnage la valeur de modèle et de repère. L’existence du personnage est ensuite symbolique : forme isolée sur une vaste toile de fond, le personnage gidien invite le lecteur à articuler particulier et général. Le personnage existe enfin dans le temps, par le biais d’une trajectoire qui peut faire l’objet d’un jugement de valeur et permet d’interroger la responsabilité de chacun dans l’univers de la fiction.

Ce travail de recherche m’a permis de mieux formuler puis de creuser deux questions qui me préoccupaient : d’une part, celle de l’authenticité des personnages que joue tout individu et, d’autre part, celle de leur utilité dans la vie et la formation de cet individu. Il y a ainsi un passage de ce livre qui me tient particulièrement à cœur, parce qu’il a fait l’objet de recherches imprévues, tardives et partant angoissées, qui se sont finalement révélées très fructueuses. Ce passage concerne les marionnettes, objet de fascination pour les symbolistes, et clé pour la compréhension du personnage gidien. Celui-ci se construit d’abord en extériorité, de façon très simple : des gestes et des paroles. C’est-à-dire que le personnage existe, chez Gide, indépendamment de toute construction discursive d’ordre logique ou narratif. Il ne fait pas l’objet de descriptions psychologiques externes, il n’est pas non plus défini en amont par le récit de ses aventures. Il est avant tout une forme qui permet de donner un ordre et une direction à la vie sans la figer dans un effort de compréhension logique. Le personnage, tel que le propose Gide, est un outil pour vivre la vie de façon plus claire, plus lisible.

Ce livre est mon premier livre, et je suis heureuse et fière de cette publication. J’espère que vous serez nombreux à avoir la curiosité de l’ouvrir. Et, pour ceux qui le liront et qui seront également nombreux je l’espère, qu’il vous apportera connaissances, plaisir, et désir de poursuivre. 

Anne-Sophie Angelo, Le Sens des personnages chez André Gide, Paris, Classiques Garnier, 2016, 465 p.