Le théâtre d'André Gide, 9 : “Ajax” (1904-1947)
Après plusieurs pièces puisées à la source biblique, André Gide revient à sa chère Antiquité grecque.
Figure de L’Iliade et de L’Odyssée d’Homère, Ajax, surnommé « le Grand » en raison de sa haute taille et de sa bravoure, est le fils de Télamon, roi de Salamine. À ce titre, il prend part à la guerre que les Achéens mènent contre Troie. Il s’illustre particulièrement, au chant VII de L’Iliade, par son combat contre Hector, le fils de Priam, champion des Troyens, qui se déroule avec noblesse, et s’achève sur un match nul. Contrairement à Achille, Ajax lutte avec ardeur, mais sans férocité excessive. Après la mort d’Achille, les Grecs doivent décider à qui reviendront les armes prestigieuses du héros défunt, et Ajax semble les avoir tout naturellement méritées. Mais la déesse Athéna s’y oppose, lui préférant Ulysse. Le roi d’Ithaque ayant emporté les suffrages de ses pairs, Ajax, en proie à une folie furieuse, massacre un troupeau de moutons croyant qu’il s’agit des rois grecs, puis, après avoir reconnu son erreur, se suicide.
Sur cette intrigue, dont Sophocle avait tiré une tragédie en -450, Gide n’a écrit qu’une scène, en prose. On y assiste à un dialogue entre Athéna (qu’il nomme Minerve, à la romaine) et Ulysse. Celui-ci demande conseil à la déesse à propos des armes d’Achille. Il craint qu’Ajax, qu’il estime « dangereux », ne se proclame, une fois revêtu des attributs glorieux, le chef suprême des Grecs. Avec sa rouerie coutumière, celui qu’Homère qualifie « d’homme aux mille tours » veut pousser Ajax à bout, le faire blasphémer, afin qu’il se discrédite et que les armes d’Achille puissent échoir à un autre guerrier. Minerve y consent.
L’argument est assez mince, même si le moment dramatique est bien choisi, et l’on ignore ce que Gide aurait conservé de l’épisode homérique, ce qu’il y aurait ajouté de son cru, et, surtout, quelles étaient les problématiques qui l’intéressaient ici, quelles valeurs étaient remises en question, quelle psychologie, quelle morale. On constate l’animosité d’Ulysse à l’égard d’Ajax, présenté comme une brute vantarde et infatuée de soi-même, face à la ruse du roi d’Ithaque, personnage peu sympathique au demeurant, ainsi qu’il apparaissait déjà dans Philoctète. Mais comment consacrer une pièce entière à des personnages qu’on semble n’aimer guère ?
Selon Richard Heyd, le démarrage de ce projet remonte à 1904. Le texte de la seule scène existante a été publié en 1947 dans le volume II du Théâtre complet.
Cependant, le Journal de Gide ne présente aucune mention d’un Ajax en 1904, ni même d’une (re)lecture de L’Iliade ou de la pièce de Sophocle. En revanche, en date du 22 avril 1907, il note : « J’ai voulu me remettre à Ajax, mais, examinant mieux le sujet, je crains de ne pouvoir expliquer, excuser même le geste d’Ajax sans intervention de Minerve ou de la folie ; il faudrait les deux à la fois : pratiquement absurde (il l’est suffisamment) et, idéalement, admirable (il ne l’est point). » Ce qui dénote la persévérance de Gide dans son chantier, mais aussi ses doutes quant au choix de son sujet (c’est lui qui souligne le mot). Le geste d’Ajax auquel il est fait allusion étant vraisemblablement le massacre des malheureux moutons.
L’écrivain semble ne plus adhérer lui-même à son projet, et le passage s’achève sur un constat d’impasse : « Rien à faire ». L’histoire aurait pu s’arrêter là. Cependant, le 16 juin 1907, arrivé à Cuverville dans un « triste état de fatigue cérébrale », souffrant à nouveau de « vertiges », et se décrivant « comme un demi-noyé », Gide glisse cette phrase, parmi d’autres sujets : « J’ai pourtant, entre deux plongeons, pu mener à bien la première scène d’Ajax. » La pièce, ensuite, disparaît de ses travaux : il s’occupe de son Candaule, qui doit être joué en Allemagne, ou de sa Porte étroite, qu’il met au net sur des manuscrits dactylographiés à la machine par son secrétaire Pierre de Lanux. Une grande première.
La scène première d’Ajax demeurera unique, et tant pis pour le « prodigieux Ajax, rempart des Achéens[1] »…
[1] Homère, L’Iliade, traduction Mario Meunier, Paris, Albin Michel, 1956.