Le théâtre de Gide, 4 : “Antoine et Cléopâtre” (1917-1937)
Antoine et Cléopâtre est à la fois la première pièce de Shakespeare traduite par André Gide – il s’attellera plus tard à Hamlet – et sa première collaboration avec Ida Rubinstein (1885-1960), à qui la première version de la traduction est dédiée. Son processus d’élaboration fut particulièrement long et complexe.
Ce travail est à l’origine une commande de la danseuse, chorégraphe et mécène russe – issue de la troupe des Ballets russes de Serge Diaghilev, qui a fait travailler les plus grands écrivains et musiciens de son temps –, passée à Gide en 1915, et destinée à être jouée à l’Opéra de Paris. Mais l’écrivain ne se lance dans l’aventure qu’au printemps 1917, ainsi que l’atteste son Journal, lequel rendra compte, de notations en notations, de sa progression. Ainsi, le 21 septembre, apprend-on qu’il est encore en négociations avec Ida Rubinstein « au sujet du traité à conclure pour la traduction d’Antoine ». Elle sera achevée le 22 novembre 1917, mais devra attendre 1920 pour être portée à la scène. Le 11 mai, Gide assiste à la première répétition, et en ressort fort mécontent. Au point de se « persuade(r) une fois de plus de l’impossibilité de faire d’une pièce de théâtre une œuvre d’art ». Il continuera cependant à suivre l’affaire, mais sans s’y impliquer plus avant : « Ils (les acteurs) peuvent bien faire de la pièce ce qu’ils veulent ; sa représentation m’ennuie et je me désintéresse de cette “réalisation”. » Il relate cependant les désaccords survenus entre la très entière Ida Rubinstein, laquelle interprète Cléopâtre, et le costumier Drésa, à propos des couleurs de ses robes, que doit dessiner et exécuter le couturier Worth. La pièce sera finalement créée en juin 1920, à l’Opéra, dans une mise en scène de De Max, qui jouait Antoine. Gide, en pleine correction des épreuves de Si le grain ne meurt, n’en parle pas dans son Journal, tenu il est vrai, à ce moment-là, assez irrégulièrement. Le texte, lui, paraît en édition originale en 1921 chez Lucien Vogel. La première édition chez Gallimard viendra en 1925.
Pour satisfaire aux exigences de la mise en scène (simplification, réduction du nombre de décors), Gide avait dû, à la demande d’Ida Rubinstein, supprimer toutes les scènes italiennes de la pièce de Shakespeare et, par conséquent, effacer le personnage d’Octavie, sœur de César et femme d’Antoine. Il s’explique sur ce qu’il appelle « ces quelques modifications » dans une Notice rédigée pour l’édition de 1925, assume son choix, et se défend d’avoir voulu « améliorer » le texte original, crime de lèse-majesté que certains critiques anglais (notamment celui du Times) avaient dû lui reprocher. Il revendique en revanche ses efforts pour rendre en français « cette extraordinaire vertu poétique de Shakespeare », au détriment peut-être de « l’exactitude », celle des nombreuses traductions précédentes auxquelles il renvoie le lecteur, non sans une certaine morgue. Et de conclure : « On peut approuver ou non mon travail ; mais je proteste que je n’y apportai que respect, dévotion et patience. » Une autre phrase, glissée dans ce texte, nous interpelle : « Il n’est pas impossible que je donne plus tard une traduction intégrale de cette pièce. »
Et en effet, douze ans après, en septembre 1937, Gide remet son ouvrage sur le métier, avec une patience qui force le respect, car il lui faut totalement défaire ce qu’il avait assemblé, « ainsi que les coutures pour relier les scènes, combler les lacunes, etc… », confie-t-il à son Journal. Il s’y consacre durant un an, entre autres tâches (la relecture des épreuves du Journal, par exemple, à paraître), et se montre enfin satisfait du résultat. « Les considérables améliorations que nous (c’est-à-dire lui et son beau-frère Marcel Drouin) y avons apportées, m’ont fait sentir bien défectueuse ma première version ; mais je la crois presque excellente à présent. » Tout Gide est là, dans cette permanente honnêteté intellectuelle, cette contrition partiellement feinte. Et ce « presque », surtout, admirable, qui lui évite le reproche d’autosatisfaction. Il précise encore que ce travail de relecture s’est effectué avec plaisir et lui a « redonn(é) goût à la vie ». Nous sommes en 1938, il sort à peine de son « épisode soviétique », et des polémiques violentes qui ont suivi la publication de Retour de l’U.R.S.S. (1936), à quoi il a répondu dans Retouches à mon Retour de l’U.R.S.S. (juin 1937). Et une Seconde Guerremondiale apparaît de plus en plus inévitable.
La traduction intégrale d’Antoine et Cléopâtre parut dans la foulée, en 1938, dans le second volume du Théâtre complet de William Shakespeare, dans la « Bibliothèque de la Pléiade », collection créée par Jacques Schiffrin en 1931, et intégrée par Gallimard en 1933, sur les conseils de Gide.
Cette version définitive fut créée en mai 1945, à la Comédie-Française, dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault, qui jouait par ailleurs Eros, un des partisans d’Antoine. Marie Bell interprétait Cléopâtre et Aimé Clarion Antoine. Gide venait de rentrer de son long « exil » en Afrique du Nord.