Lectures des “Faux-monnayeurs”

Justine Legrand

En cette année d’agrégation où Gide figure au programme, de nombreux ouvrages ont pu voir le jour. Nous nous intéresserons aujourd’hui aux Lectures des Faux-Monnayeurs réalisées sous la direction de Frank Lestringant et parues aux Presses universitaires de Rennes, collection « Didact français », en novembre 2012. Si cet opus de 168 pages s’apparente à une compilation en trois parties, nous verrons que les thématiques abordées sont assez éclectiques dans l’ensemble, et offrent d’intéressantes lectures de cet unique roman gidien.

L’avant-propos est composé d’une réponse de Gide datée de mai 1929 à Lotte Schreiber, demoiselle rédigeant une thèse sur lui. Dans sa lettre, l’auteur revient sur les 3 points relevés par la jeune femme, et que Frank Lestringant reprend à son tour : « classicisme, acte gratuit, humour ».

Dans la présentation intitulée « Les Faux-Monnayeurs, dernier roman symboliste », nous sommes face à un Gide qui ne fait pas de son œuvre une œuvre d’invention ; et comme le rappelle Frank Lestringant, il s’agit même ici du premier roman de Gide, mais d’un roman aux caractéristiques multiples, d’un roman agissant comme une libération tant dans sa forme que dans la pensée qu’il véhicule.

Première partie : Un « premier roman » 

Le premier chapitre rédigé par Jean-Michel Wittmann met en avant la diversité du roman dans lequel Gide « réfléchissait à la difficulté de concilier l’ambition d’aborder des questions d’ordre moral et la pureté de l’œuvre d’art, suffisante à elle-même et dépourvue de finalité pratique ». À cela, Wittmann ajoute un autre point clef du roman, celui de la place du lecteur, de l’« importance du rôle dévolu au lecteur », comme Gide le souligne dans le Journal des Faux-Monnayeurs. Puisqu’« inquiéter le lecteur revient ici à l’inviter à passer de la vision négative de l’homosexualité, perçue à l’époque comme une perversion et comme une maladie, à une vision positive ». 

À la base de la structure, il y a le titre de l’œuvre, et Alain Goulet souligne dès son introduction que « bien avant de dénoter un ouvrage, les titres de Gide condensent l’énoncé d’un programme que s’est fixé l’auteur pour se contraindre à l’écriture, orienter sa thématique et cristalliser sa production ». Ainsi, « Les Faux-Monnayeurs constituent un titre piégé et en partie énigmatique ». Et Goulet de revenir sur l’origine du mot « monnaie », soulignant que « l’acception financière serait due à une circonstance anecdotique », ce que montre Gide à travers une subversion du langage, notamment avec Passavant qui apparaît comme un « faux-monnayeur du langage ».

Mais il n’est pas que le langage qui soit soumis à cette subversion, et c’est donc finalement tous les personnages qui sont des faux monnayeurs. Et si « toute valeur n’a pas disparu », il n’en reste pas moins qu’avec ce roman « la littérature […] est entrée durablement dans l’ère du soupçon ».

Deuxième partie : Le roman et le réel 

C’est avec Alain Goulet toujours que le lien se fait avec la deuxième partie, où il est de nouveau question du manque d’invention gidienne, ce que nous comprenons dès le titre de ce chapitre : « L’investissement autobiographique dans Les Faux-Monnayeurs ». Les personnages sont directement inspirés par le réel et « à côté de ces personnages nés de souvenirs, il y a ceux que Gide rencontre alors qu’il compose son roman, et qu’il introduit à peine modifiés », même si nous sommes ici dans « un monde en mutation ».

Frank Lestringant fait, lui, le choix de confronter la part du réel à deux thématiques essentielles dans le roman : le protestantisme et le fait divers.

Dans son premier chapitre, Frank Lestringant décortique le cas de la pension Keller : pension dans laquelle Gide fut inscrit dès 1886, et qui sert de « modèle » à la pension Azaïs des Faux-Monnayeurs. Ce temple du protestantisme est le lieu idéal pour que « les enfants [développent] le sens de la dissimulation ».

Dans le chapitre suivant, c’est la place du fait divers qui est mis en avant, notamment à travers l’intérêt de Gide pour cette rubrique qu’il crée dans La NRF en 1926. Après un rappel historique agrémenté d’une justification quant à la « passion de faits divers » gidienne, Frank Lestringant établit un parallèle avec Montaigne, pour lequel on connaît l’admiration de Gide. Et c’est avec une révélation assez surprenante qu’il clôt ce chapitre où, finalement, nous retrouvons un Gide confronté aux limites du fait divers : « Mais je crois qu’il est temps de l’avouer aujourd’hui : au fond, je ne crois pas beaucoup aux “Faits divers” ».

Martine Sagaert s’intéresse aux « représentations féminines dans Les Faux-Monnayeurs et alentour », et avec forte raison. En effet, la place de la femme, trop peu souvent abordée, se démarque ici des critiques usuelles où « dans l’univers gidien, l’image archétypale de la femme est une figure virginale et thaumaturge, qui a partie liée avec Madeleine ». Selon Martine Sagaert, Les Faux-Monnayeurs sont à certains égards un « roman androcentrique », où la femme souffre d’être caricaturée : nous retrouvons ainsi la femme admirable, la diabolique, la repentie, la fugitive, la gourgandine ou femme libre ? Mais Les Faux-Monnayeurs sont également un « roman gynocentrique » où « chaque personnage féminin “assume un drame à sa taille” » et où la femme « veut conquérir sa liberté ». Ainsi, à la jeune fille émancipée, s’ajoute la militante. Car au fond, Gide « n’en est plus à dénoncer l’oppression des femmes, il met en avant une femme, qui loin d’emprunter un itinéraire imposé, peut choisir sa voie personnelle ».

Pour clore cette deuxième partie, François Bompaire pose la question de la justice en termes de « crise », un terme qu’il associe également à celui de « fiction ». Il y a, selon lui, une véritable « vacance de la justice » où « le juge d’instruction constitue une figure du savoir, mais effrayée par les conséquences du savoir ». Et « dans ce jeu de corrections successives, il apparaît que le jugement n’est pas simplement un fait extérieur. […Toutefois,] peut-on aller jusqu’à dire que Les Faux-Monnayeurs sont un immense procès où la justice est suspendue et déficiente, la scène étant constituée en tribunal par les personnages eux-mêmes ? » Ce que l’on retiendra, c’est « l’impuissance de la fiction à servir morale et justice ».

Troisième partie : Une poétique du roman

Cette dernière partie s’ouvre avec ce que Frank Lestringant nomme le « souci de pureté », ce « problème » qui a partie liée avec « divers aspects, religieux, moral, esthétique, linguistique et grammatical, mais aussi radical ». Après la question de la pureté sexuelle, sans doute la plus évidente chez Gide et qui mêle à la pureté l’impureté, Lestringant aborde les questions ethniques, linguistiques, et musicales. Rappelant les talents et la passion de Gide pour la musique, le piano et plus spécifiquement Chopin, Frank Lestringant souligne que Chopin lui-même « n’était romantique que pour les auditeurs superficiels ou les exécutants hâtifs ». Enfin, cette question de la pureté ne pouvait être posée sans aborder le « roman pur » comme Gide se plaît à qualifier ses Faux-Monnayeurs. Mais ici, comme souvent chez Gide, il y a une double lecture possible. Selon l’auteur, Gide « liquide trois figures de la pureté » : la morale, la sociale et la pureté littéraire. Des liquidations essentielles pour répondre au besoin de liberté gidienne.

Stéphanie Bertrand choisit pour sa part de s’attacher à la question de l’aphorisme dont elle donne cette rapide, mais néanmoins utile définition : « forme brève, gnomique, à la rhétorique volontiers travaillée ». Ce préambule définitoire est l’occasion de développer un peu plus loin cette idée intéressante selon laquelle l’aphorisme apparaît parfois comme « fausse monnaie », car tous les personnages des Faux-Monnayeurs auraient la tendance à recourir à l’aphorisme, or l’aphorisme n’est rien d’autre qu’une « dérobade, dans la mesure où il exprime fréquemment une idée proche de l’impuissance, de l’incapacité et équivaut donc à un abandon, à un refus d’endosser une quelconque responsabilité ».

Après avoir souligné les liens existants entre la pureté et la musique, Peter Schnyder tout en remarquant très justement que « la musique ne joue pas un rôle central » dans le roman, ajoute que si Gide a pris « le parti audacieux de raconter sa vie intime, […il] fera du piano son jardin secret ». Toutefois la musique n’est pas absente des Faux-Monnayeurs, comme cela est démontré dans les huit points suivants : Cécile, La Pérouse, Édouard, « l’allusion à la chanson “Malborough s’en va t’en guerre”», le titre du roman, « la voix de ses personnages », les allusions à la musique dans le Journal des Faux-Monnayeurs et enfin dans les « cahiers d’exercices et d’études dédiés au romancier Jacques de Lacretelle ». Pour conclure cette étude musicale, « si l’on compare les récits gidiens à des sonates, il est permis de comparer Les Faux-Monnayeurs à une fugue ».

Enfin, Aliocha Wald-Lasowski ferme le pas de cet ouvrage en analysant l’écriture gidienne, et Derrida comme lecteur de Gide. « Le secret de la littérature réside pour Derrida dans son indécidabilité. Il y a un secret de l’écriture, entre rêve et réalité, puissance de la langue et jaillissement de l’idée, fiction et vérité. Tout ici, ramène Derrida à Gide. […] Gide conduit Derrida à écrire. » En cheminant à travers la littérature et en évoquant Nietzsche, Aliocha Wald-Lasowski offre une lecture aux connexions littéraires, philosophiques et psychanalytiques multiples : « Depuis Montaigne et Rousseau, jusqu’à Freud, Gide et Derrida, l’association entre franc mensonge et fausse monnaie est significative et constante. […] Concluant alors sur le fait que] la fausse monnaie surgit souvent pour définir le mensonge et l’imposture. »

Quelques repères chronologiques gidiens, puis une orientation bibliographique sont ajoutés en fin d’ouvrage.

Ce livre destiné aux agrégatifs n’en demeure pas moins intéressant pour tout gidien curieux d’approfondir ses connaissances sur l’unique roman gidien. En effet, la grande richesse de cet ouvrage est de ne pas se cantonner à une lecture convexe des Faux-Monnayeurs, mais au contraire d’en vouloir élargir les perspectives, notamment en mettant sur le devant de la scène le rôle de la femme, la place de la musique et des potentialités multiples apportées par la plume gidienne.