Une soirée à l’ambassade de Suisse à Paris
André Gide et son éditeur suisse, Richard Heyd
Table ronde, lectures, intermèdes musicaux
« Andermatt, 27 janvier 1912.
Me voici de nouveau dans ce pays “que Dieu a fait pour être horrible” (Montesquieu). L’admiration de la montagne est une invention du protestantisme. Étrange confusion des cerveaux incapables d’art, entre l’altier et le beau. La Suisse : admirable réservoir d’énergie ; il faut descendre de combien ? pour retrouver l’abandon et la grâce, la paresse et la volupté, sans lesquels l’art non plus que le vin n’est possible. Si de l’arbre la montagne fait un sapin, on juge ce qu’elle peut faire de l’homme. Esthétique et moralité de conifères. Le sapin et le palmier : ces deux extrêmes » (Gide, Journal)
C’est la Correspondance entre André Gide et Richard Heyd, son éditeur suisse (publiée en 2022 dans la collection « Les Inédits des Treilles » par Gallimard), qui a été au centre de la soirée organisée le 19 septembre 2023 à l’ambassade de Suisse à Paris, en collaboration avec Fondation des Treilles et la Fondation Catherine Gide. Au programme : une Table ronde, des lectures de textes de Gide agrémentés d’intermèdes musicaux de l’époque baroque, post-romantique et classique.
Cette publication permet d’aller à la rencontre de Gide au soir de sa vie, étonnamment vif et actif, de rendre hommage à Richard Heyd (1910-1956), ami dévoué et éditeur courageux, et de mettre en lumière les obstacles auxquels s’est trouvé confronté un petit éditeur, en marge des grandes maisons d’édition.
Les éditeurs du présent ouvrage, Pierre Masson et Peter Schnyder, se sont entretenus avec Marie Frisson afin de développer différents aspects de cette correspondance. L’amour du texte et l’amour du livre y occupent la place centrale. C’est en admirateur que Richard Heyd, alors âgé de vingt ans, écrit pour la première fois à Gide, son aîné de plus de quarante ans, en 1930. En 1941, Gide est touché quand Fred Uhler, fondateur des Éditions Ides et Calendes, s’adresse à lui pour lui proposer d’éditer certains de ses inédits. Si, à cette période, le grand écrivain n’a rien à proposer, il revient vers la petite maison neuchâteloise après la Guerre et lui confie plusieurs textes inédits, dont Le Retour (1946) et Poétique (1947). Lié de longue date aux Éditions de la NRF, puis à Gallimard, Gide n'a aucunement besoin d’Ides et Calendes pour publier ses textes. Mais la passion des lettres de Heyd – devenu entre-temps directeur éditorial – et le travail raffiné que propose la maison helvétique le convainquent de se tourner vers la maison d’édition suisse. Pour l’écrivain vieillissant, en manque d’inspiration, ayant quelque peu perdu sa popularité au profit de Sartre, de Camus ou encore de Céline dans la France d’après-guerre, cette collaboration lui offre la possibilité de « vider ses tiroirs », d’occuper son esprit, d’oublier ses soucis de santé.
Cette collaboration franco-helvétique ne s’avère pas toujours évidente. Gide promet parfois des textes à Richard Heyd … et puis se ravise (pour les confier à d’autres éditeurs ou à des revues). À cela s’ajoutent le cours de change après la Guerre, peu favorable à la Suisse, et les difficultés douanières ne permettant pas à Ides et Calendes d’exporter par exemple les huit volumes du Théâtre complet de Gide, tout comme les autres plaquettes. Quant au marché suisse, il reste trop limité pour être rentable.
Les problèmes de santé, l’énergie consacrée au travail occupent également une place importante dans les échanges entre les deux hommes. Peu à peu, la relation professionnelle se cristallise en amitié. En ressort un aspect humain qui constitue le charme de cette Correspondance. Comme Marie Frisson le rappelle, un échange épistolaire s’établit en l’absence de l’interlocuteur et de manière différée. Certaines photographies faites par Richard Heyd permettent cependant d’entrevoir à quoi le temps passé ensemble pouvait ressembler. Nous retrouvons les Heyd, Gide, Catherine et Jean Lambert pour une promenade du dimanche sur les rives du lac de Neuchâtel, au Tessin, ou encore en Italie. Les clichés laissent deviner une ambiance agréable, familière et détendue. Gide et sa famille séjournent régulièrement à Neuchâtel, unique ville de la Confédération trouvant grâce aux yeux de l’homme de lettres français. Et c’est lors d’un séjour chez les Heyd, en novembre 1947, que Gide apprend que le Prix Nobel de littérature lui a été attribué.
La publication posthume de Et nunc manet in te (1951) viendra troubler cette cordialité. La parution de ce texte intime consacré à son épouse, Madeleine, engendrera un litige entre les intimes de l’écrivain défunt et Richard Heyd. Pierre Masson et Peter Schnyder ont fait le choix de retranscrire également les échanges relatifs à ce conflit. Ils sont d’avis que l’écrivain avait approuvé la publication posthume de cet ultime témoignage où il revient sur la réalité de son amour pour Madeleine, amour partagé, sans pour autant chercher à embellir un mariage blanc, ni les réticences de l’épouse vis-à-vis de l’audace de certains de ses livres –source de grandes souffrances muettes pour ce couple inégal.
Suite à la Table ronde, une lecture musicale a été proposée à partir de choix d’Ambre Philippe. Des extraits du Journal de Gide ou de ses écrits sur la Suisse ont été lus par Franck Javourez, avec l’accompagnement musical de Katia Viel (violon) et de Cécile Vérolles (violoncelle), à travers un répertoire hétéroclite : Tartini pour l’Italie, Mozart pour l’Autriche, Francoeur pour la France, Glière pour la Russie et Bach pour l’Allemagne.
Les lectures ont mis en lumière la relation ambiguë de l’écrivain avec le pays alpin, à qui il reprochait sa froideur. Terre montagneuse, aux arbres et « mentalité de conifères », la Suisse manquait, selon lui, cruellement de sens artistique et de volupté. Mais ce pays était pour lui également source d’énergie, de santé, de paix sociale et de solidarité.
Pour conclure cette soirée enrichissante, l’adjointe à l’ambassadeur de Suisse à Paris a convié les invités à un buffet. Une occasion de plus de célébrer la belle et solide amitié franco-suisse.
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André Gide et son éditeur suisse. Correspondance avec Richard Heyd (1930-1950). Édition établie et présentée par Pierre Masson et Peter Schnyder, Paris, Gallimard, « Les Inédits de la Fondation des Treilles / Les Cahiers de la NRF », 2022.
André Gide, Et nunc manet in te suivi de Journal intime, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1951. [Une édition privée de 13 exemplaires a été publiée par R. Heyd en 1947.]
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“L’esprit de vallée”
Gide et la Suisse
Présentation de la lecture par A.P.
Voici une lecture du Journal de Gide dans lequel se mêlent considérations sur le quotidien et la société, sur les livres et la Suisse parcourus ensemble.
C’est dans ce laboratoire de l’œuvre et de la vie de l’auteur que les idées prennent forme, à la fois œuvre de spontanéité et de réécriture de soi puisque, rédigées dans l’intimité, ces pages sont également destinées à être publiées du vivant de leur auteur.
À chaque réédition de son journal, André Gide choisissait comme ouverture le dernier feuillet de ses carnets de tout jeune homme et d’écrivain en devenir, si révélateur de ce qui s’avéra être le programme — réussi — de sa vie : « Avec Pierre [Louÿs]. Nous montons au sixième d’une maison de la rue Monsieur-le-Prince, en quête d’un local où se puisse tenir le cénacle. C’est, là-haut, une grande chambre, agrandie encore par l’absence de meubles. À gauche de la porte, le plafond tombe obliquement comme dans les mansardes. Tout en bas, une trappe donne dans un grenier qui longe la maison sous les tuiles. En face, une fenêtre à hauteur d’appui laisse voir par-dessus les toits de l’École de médecine, par-dessus le Quartier latin, l’étendue à perte de vue des maisons grises, la Seine et Notre-Dame dans le coucher de soleil, et, tout au loin, Montmartre, à peine distinct dans la brume du soir qui s’élève. Et nous rêvons tous deux la vie d’étudiant pauvre dans une telle chambre, avec la seule fortune qui assure le travail libre. Et à ses pieds, devant sa table, Paris. Et s’enfermer là, avec le rêve de son œuvre, et n’en sortir qu’avec elle achevée. Ce cri de Rastignac qui domine la ville, des hauteurs du Père-Lachaise : “Et maintenant…, à nous deux !” » (J1, p. 103.)
Pour cette lecture à l’ambassade de Suisse à Paris, nous avons choisi les passages du Journal que Gide tient lors de ses multiples séjours helvétiques, pour observer la façon dont s’est joué ce programme d’existence et d’écriture, de travail et de liberté, à travers le prisme d’un paysage unique, qui vît naître tant de passionnants « pérégrins », comme les nomme Nicolas Bouvier dans son Échappée belle[1], rendant justice à une Suisse trop souvent considérée comme « stable, sédentaire, raisonnable ». Gide ne fera pas vraiment exception, tout en donnant à ce petit pays une place à part.
Il faut comprendre le lien ambigu que Gide garda à la froideur Suisse comme étant tissé de comparaisons à la lumineuse et sensuelle Afrique du Nord, et dans ce qu’elle put représenter à la fois de pénible et de nécessaire en devenant le lieu de ses cures, et de vitale à travers certaines rencontres, dont celle, exemplaire, avec l’éditeur Richard Heyd.
« Ce qu’on appelle “l’esprit suisse” ce n’est pas l’esprit des hauteurs, c’est l’esprit de vallée[2] », notait Gide en 1902. Son Journal représente à la fois son œuvre la plus unanimement reconnue et cette vallée qui, prise entre les pics montagneux que constituent les différentes périodes de sa production romanesque, fait advenir à elle le ruissellement continu de la vie, jusqu’au dernier souffle.
[1] Genève, Métropolis, 2000.
[2] J1, p. 349.
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Choix de textes
Extraits du Journal et de "La suisse est une île"
1912 (43 ans)
Andermatt, 27 janvier
Me voici de nouveau dans ce pays « que Dieu a fait pour être horrible » (Montesquieu). L’admiration de la montagne est une invention du protestantisme. Étrange confusion des cerveaux incapables d’art, entre l’altier et le beau. La Suisse : admirable réservoir d’énergie ; il faut descendre de combien ? pour retrouver l’abandon et la grâce, la paresse et la volupté, sans lesquels l’art non plus que le vin n’est possible. Si de l’arbre la montagne fait un sapin, on juge ce qu’elle peut faire de l’homme. Esthétique et moralité de conifères. Le sapin et le palmier : ces deux extrêmes.
Janvier.
J’ai passé là-haut deux jours de brume et de neige, plus seyantes au pays que le ciel bleu que nous espérions y trouver après plusieurs semaines de pluie. Et, paradoxalement, voici depuis Olten un azur sans nuages. J’écris ceci dans le train qui me ramène à Paris, près de Em. que je sais souffrante et suis pressé de revoir. Admirable descente d’Andermatt à Gœschenen, ce matin ; j’enfonçais dans un bolge de l’enfer du Dante. Le brouillard, que le vent glaçait, couvrait de givre mon manteau, mes gants, les cils blonds du cocher et la queue du cheval qui semblait une plume d’autruche énorme, comme dans un des Proverbes de Goya. Le peu qu’on entrevoyait de la montagne, d’une hideur romantique admirable, se perdait, s’évanouissait aussitôt dans une irréalité fantastique. L’air plus transparent, ce matin, laissait voir les cimes lointaines qui barrent la vallée du côté de la Furka, roses et mauves, sans plus rien de cruel au regard, ni de hideux.
1917 (48 ans)
Lucerne, 10 août
Quelle propreté, partout ! On n’ose pas jeter sa cigarette dans le lac. Pas de graffiti dans les urinoirs. La Suisse s’en enorgueillit ; mais je crois que c’est de cela précisément qu’elle manque : de fumier.
1927 (58 ans)
Revenu de Zurich à Neuchâtel, mai
Ville engourdie dans un brouillard argenté, que, vers midi, le soleil dissipe. Tout le monde au culte car c’est dimanche. Je m’assieds sur un banc, en face du lac dont, ce matin, le brouillard cachait la rive opposée et qui prenait un aspect de mer du Nord. (Longtemps, je cherche en vain l’épithète de quatre syllabes qui conviendrait.) Volontiers j’habiterais à Neuchâtel, où le souvenir de Rousseau rôde encore […]. Le sol de la ville est si propre que je n’ose y jeter ma cigarette.
Toutes les pensées de ces gens qui circulent, un livre de « psaumes et cantiques » sous le bras, sont blanchies et repassées par le sermon qu’ils viennent d’entendre, bien rangées dans leur tête comme dans une armoire à linge propre. (Je voudrais fouiller dans le tiroir d’en bas ; j’ai la clef.) Des cloches sonnent. Est-ce l’heure d’un nouveau culte, ou du déjeuner ? Les quais se vident.
Déjeuné avec Strohl, que j’avais été retrouver à l’université, où il me montre diverses collections de coquilles, de crustacés, de coraux, d’insectes du plus grand intérêt ; visite un peu gâtée, dans mon souvenir, par le besoin de faire montre de mes connaissances mais c’est aussi pour encourager Strohl dont la conversation peut devenir on ne peut plus exaltante. Il dit toujours exactement ce qui peut m’être de plus de profit, et je l’écoute inlassablement. Fâcheux que son étude sur moi soit d’expression si gauche ! Il m’emmène déjeuner dans une petite salle du vieux Zurich, que parfume le souvenir de Got-Keller. Je tiens à régler ce repas mais, par gaucherie, « modestie », ladrerie, je laisse un pourboire insuffisant, dont le souvenir suffit à m’empoisonner tout le reste du jour.
Hier Strohl m’avait offert une admirable excursion en auto, dans une campagne extraordinairement fleurie : conversation ininterrompue qui m’instruit plus que la lecture d’un tas de livres.
7 mai.
Si je crois ou si je ne crois pas ?
Qu’est-ce que cela vous fait ?
Et qu’est-ce que cela me fait à moi-même ?
Il ne m’est pas plus possible de penser sincèrement votre credo, que de croire à la rotation du soleil autour de la terre. Mais j’ai connu, croyants, votre état. Et ego. Je sais que cette idée monstrueuse, plantée au cœur de notre esprit, par la gêne même qu’elle impose à chacune de nos pensées, nous amène à cet état pathétique dont peut profiter l’œuvre d’art. Et ce qui peut faire penser que l’art même est d’essence religieuse, ce qui peut faire croire au croyant que l’art et la puissance de création artistique sont une dépendance de la foi, ce n’est pas seulement le surcroît d’éloquence que doit l’artiste à sa croyance, c’est aussi le surcroît d’accueil de l’auditeur, du spectateur croyant, en face d’une œuvre d’art d’inspiration religieuse ; c’est la mystique communion entre l’artiste et le public, que seule cette croyance commune permet. On est de mèche. Les décors sont déjà posés, les instruments tout accordés, les larmes prêtes. Chacun se sent du troupeau, de la famille ; chacun, entre l’acteur et soi (l’auteur modestement s’efface), sent une connivence secrète. « Ça me connaît ». Pour moi je veux une œuvre d’art où rien ne soit accordé par avance, devant laquelle chacun reste libre de protester. Même les masques de l’Afrique centrale, les sculptures indigènes, sont le produit d’un sentiment religieux. La mentalité primitive est plus religieuse que la nôtre et le nègre, là-dessus, nous rend des points. « Comment peuvent-ils croire à cela ? » vous dites-vous, vous qui croyez. Mon triste étonnement devant votre foi est de même nature que votre étonnement devant la leur. Le palais de la foi. Vous y trouvez consolation, assurance et confort. Tout y est ménagé pour protéger votre paresse et garantir l’esprit contre l’effort.
8 mai
Non, non ce n’est pas ma doctrine qui a tort. Les principes étaient bons mais je ne les ai pas suivis.
Je me souviens d’avoir entendu Wilde me dire : « Ce n’est pas par excès d’individualisme que j’ai péché. Ma grande erreur, la faute que je ne puis me pardonner, c’est d’avoir, un jour, cessé de m’obstiner dans mon individualisme, cessé d’y croire pour écouter autrui, cessé de croire que j’avais raison de vivre ainsi, douté de moi ».
Vous incriminez mon éthique ; j’accuse mon inconséquence. Où j’eus tort, c’est quand j’ai cru que peut-être vous aviez raison.
Les meilleures de mes pensées ce furent celles de ma jeunesse, celles dont j’ai douté, par sympathie, dont je voudrais me ressaisir.
Ce que j’admire le plus chez Valéry, c’est peut-être bien sa constance. Incapable de vraie sympathie, il n’a jamais laissé briser sa ligne, ne s’est jamais laissé distraire de soi par autrui.
10 mai 1927.
Dernier jour à Zurich. Hier, j’avais été rejoindre Strohl à l’Université. Seconde visite, avec lui, aux galeries de zoologie. On n’imagine pas meilleur cicérone ; ni plus intéressé lui-même, plus exalté par l’intérêt qu’il voit que je prends à tout ce qu’il me montre.
[…]
Nombre de fumeurs d’opium et de cocaïnomanes, à Zurich. Certains, m’affirme Rychner, commencent à se piquer dans les dernières classes du gymnasium, c’est à dire dès la seizième ou dix-septième année. Il en connaît personnellement un que les professeurs surprirent en train de jouer de la seringue au cours d’un examen de fin d’année (analogue à notre bachot). Mis au pied du mur, il confessa qu’il avait pris cette habitude en classe.
« Vous ne pensez pourtant pas qu’on puisse supporter l’ennui des cours de X. sans piqûres, ajoutait-il en riant. »
Heidleberg, 12 mai.
La partie est perdue, que je ne pouvais gagner qu’avec elle. Inconfiance de sa part, et présomption de la mienne. Rien ne sert de récriminer, ni de regretter même. Ce qui n’est pas, c’est ce qui ne pouvait pas être. Qui se dirige vers l’inconnu, doit consentir à s’aventurer seul. Creuse, Eurydice, Ariane, toujours une femme s’attarde, s’inquiète, craint de lâcher prise et de voir se rompre le fil qui la rattache à son passé. Elle tire en arrière Thésée, et fait se retourner Orphée. Elle a peur.
Une à une je ressaisis chaque pensée de ma jeunesse.
L’illogisme irrite. Trop de logique ennuie. La vie échappe à la logique, et tout ce que la seule logique construit reste artificiel et contraint. Donc est un mot que doit ignorer le poète, et qui n’existe que dans l’esprit.
Conversations « infinies », avec Ernst Robert Curtius. Je me sens souvent plus près de lui que peut-être d’aucun autre et non seulement je ne suis pas gêné par notre diversité d’origine, mais ma pensée trouve un encouragement dans cette diversité même. Elle me semble plus authentique, plus valable, lorsqu’au contact de la sienne je me persuade qu’il n’était pas besoin de telle culture particulière pour la produire et que, partis tous deux de lieux si différents, nous nous retrouvons sur tant de points. Enfin je trouve en lui, dans son regard, dans le ton de sa voix, dans ses gestes, une douceur, une aménité, une bonté comme évangéliques à quoi répond de plus en plus ma confiance.
J’acquiesce toujours aux critiques sans haine et, dans la défense personnelle, toujours quelque chose d’intéressé me déplaît. Mais je ne peux souscrire à ce que dit Charles Du Bos que je cède, dans Numquid et tu, à la tentation de tirer à moi l’Évangile. Sans cesse, au contraire, j’y fournis des armes contre moi-même, et c’est souvent ce qui me condamne que je considère, et avec le plus d’insistance. Pourquoi, sinon, eussé-je été rechercher le sens secret de la parole : « Quiconque ne se charge pas de sa croix… et me suis. » — sinon précisément contre moi.
Conquérir sa joie vaut mieux que de s’abandonner à la tristesse.
30 novembre 1933, Lausanne
Dans un petit livre remarquable, qui vient de paraître, Ramuz parle précisément de « ces gens, pourvus de rentes ou de revenus, qui vivent dans la sécurité, qui n’ont pas à se demander, par exemple, si la société n’est pas mal faite, puisqu’ils lui doivent leur situation qui n’ont pas à se demander, par exemple, si l’injustice n’y est pas de règle, puisqu’ils ont de bonnes raisons de ne pas la trouver injuste à leur endroit ». Oui, c’est bien cela : ils refusent de se poser, et refusent de laisser poser, certaines questions essentielles (parce qu’ils estiment qu’il n’y a pas à remettre en question un état de choses et des problèmes résolus, pensent-ils, une fois pour toutes, et en leur faveur). Et du reste, ces questions, ils ne se les pourraient poser que d’une manière abstraite, artificielle tandis que ces questions, pour d’autres, demeurent urgentes pour d’autres qui ne se les posent point tant qu’ils ne les vivent. Et ces questions, on n’a même pas à les traduire, encore qu’il se découvre aujourd’hui que ces questions se posent dans toutes les langues de la terre et c’est en elles que tous les peuples se sentent aujourd’hui communier. Oui, c’est à peine jouer sur les mots : dans communisme, il y a bien aussi communion.
[Lausanne,] 5 décembre
[...] « D’ailleurs, c’est bien simple, disait cette excellente dame, à cet excellent déjeuner d’hier. D’ailleurs, c’est bien simple : si je n’avais plus de domestiques, je ne pourrais plus tricoter pour les pauvres ».
14 décembre
Dans Le Temps du 13 décembre : « Un jeune Pascal russe ». C’est le titre d’une courte communication au sujet d’un certain Nicolas Dmitriev, âgé de neuf ans, qui s’annonce doué de facultés mathématiques extraordinaires. Examiné par le professeur Tchistiakov, celui-ci déclare qu’il n’a, en quarante ans de carrière, jamais rencontré facultés pareilles.
Cela se passe à Moscou.
Naville avec qui je voyage pour rentrer à Paris, m’apprend que ce mot admirable, que je ne me lasse pas de creuser, sur lequel je voudrais établir un sermon en trois points (« De l’éminente dignité du tricot pour les pauvres ») et que j’ai eu l’imprudence de répéter à un trop grand nombre de personnes a été dernièrement cité par les journaux suisses. Le voici tout galvaudé.
Le communisme va-t-il tâcher de réduire le jeune Dmitriev à quelque mesure commune ? Les dirigeants de l’U.R.S.S. ne sont pas si bêtes. Dmitriev est l’objet de soins spéciaux, d’un traitement de faveur. Parbleu ! Et le régime n’en sera pas moins communiste pour cela.
1934 (65 ans)
À mon séjour à Lausanne, l’an passé, et surtout lors d’une visite à Genève, je me suis avisé de quelque chose qui a pris soudain à mes yeux l’importance d’une découverte, c’est que la Suisse est une île. Le peuple suisse vit à l’abri. Son honnêteté, sa philanthropie, sa richesse le prolongent et forment une sorte d’enceinte contre laquelle les vagues de la question sociale viennent se briser. […]
Il est bien rare que la fortune ne s’interpose pas entre celui qui la possède et la réalité ; fortune créée en halo doré, une sorte de suave gaine imperméable grâce à laquelle on peut sortir par le plus mauvais temps sans être mouillé.
L’honnêteté est une vertu qui m’est particulièrement chère au point que j’en ferais volontiers dépendre mon esthétique. […] Mais l’honnêteté devient dangereuse par la satisfaction morale qu’elle nous donne. Parce qu’on est honnête, on se croit quitte. On est à couvert, à l’abri. Le reste du monde va mal. Qu’y puis-je ? J’ai fait ce que je devais. Vous n’avez rien à me dire. Être sans dette, c’est ne devoir rien à personne.
[…] Le troisième capiton isolateur, j’ai dit que c’était la philanthropie. Permettez-moi de ne l’assimiler nullement au véritable amour des hommes.
Je me trouvais à Lausanne au moment des dernières élections municipales, à Genève le jour de la prestation des nouveaux élus. La surprise et l’indignation de la haute société suisse devant le résultat des élections me parurent s’alimenter surtout du sentiment que la Suisse, que Genève, n’avait pas mérité cela. Je crois volontiers qu’il n’y a pas de ville en Europe où la charité, les œuvres dites « de philanthropie » soient mieux organisées, plus actives qu’à Genève ; la société plus secourable, et les misères mieux secourues. Moyennant quoi l’on pouvait espérer dormir en paix ; la charité permettait, assurait l’abri, le confort. De là cette protestation : Alors quoi ? nous n’avons donc pas fait assez pour les pauvres ? Nous n’avions pas assez jeté de lest ?
Comme l’Angleterre aujourd’hui commence à perdre confiance en cette insularité qui la mettait jusqu’à présent à peu près à l’abri des attaques, la Suisse commence à sentir moins imperméable cette sorte de ceinture d’or que sa richesse et ses vertus lui faisaient. Elle a connu certaines angoisses financières, m’a-t-on dit, certains désastres même, et le spectre ambigu du chômage commence à hanter certains de ses cantons les plus laborieux. Les rapports plus étroits de peuple à peuple, les communications toujours plus rapides et fréquentes et cette sorte d’internationalisme involontaire et fatal qu’on appelle solidarité forcent les plus réticents à comprendre qu’en dépit des douanes et des frontières les problèmes sociaux se propagent de peuple à peuple, et que l’on ne peut, dans un vase, maintenir un liquide à un niveau très élevé lorsque dans un vase voisin ce même liquide est à un niveau très bas, dès que s’établit entre ces vases la moindre possibilité d’échange. C’est une loi physique qu’on nous enseigne dans les premières classes et qui trouve sa constante application dans le monde intellectuel et moral aussi bien que dans le monde matériel : la loi des vases communicants. Sur les lois de la solidarité, nos yeux commencent à s’ouvrir ; mais nous avons encore beaucoup à apprendre.