Vers le 150e anniversaire d’André Gide

Peter Schnyder

Quelques réflexions en marge de l’exposition « Gide l’inattendu » (2019)

En novembre de cette année, André Gide — l’« insaisissable Protée » selon Germaine Brée — aurait eu 150 ans. Cent cinquante ans, cela fait quelque peu abstrait — mais il est facile de diviser par trois cet anniversaire pour mieux en saisir l’épaisseur et la courbe évolutive : en 1919, Gide a eu 50 ans et, en 1969, 100.

Les deux anniversaires précédant 2019 ont été marqués, l’un et l’autre par un formidable renouveau : le premier pour l’œuvre, le second pour la critique de cette œuvre. C’est que, dans les années vingt, Gide, brouillé avec Madeleine, lâche sa bride et rédige des œuvres majeures, telles Les Faux-monnayeursSi le grain ne meurtCorydon ou encore son étude sur Dostoïovski. Il s’investit dans La NRF, ressuscitée après les années de guerre. La Petite Dame commence alors ses « Notes pour l’histoire authentique d’André Gide » et insiste sur sa jeunesse. Dans son Journal, Gide note, à la fin de 1917 : 

« La pensée de Marc me maintient dans un état constant de lyrisme que je ne connaissais plus depuis mes Nourritures. Je ne sens plus ni mon âge, ni l’horreur des temps, ni la saison, ou c’est pour y puiser une exaltation nouvelle […] » (15.12.1917). 

En fêtant les cent ans de Gide, en 1969, son œuvre a connu une nouvelle jeunesse : on lui a consacré plusieurs grandes expositions — à la BnF, en Belgique et ailleurs, permettant à un public plus vaste de mieux le connaître. 

Aidé de Catherine Gide, Claude Martin, soutenu par un comité de notables (dont Malraux, Mauriac, Jean Paulhan, Schlumberger) a alors pu fonder l’Association des Amis d’André Gide, qui publie entre autres un Bulletin très bien documenté. (C’est, rappelons-le, l’ouverture des archives de Catherine Gide qui a permis au Bulletin des Amis d’André Gide de publier tant d’inédits, réunis récemment en un volume d’Anthologie.)

Avec plusieurs grandes thèses, la critique gidienne a largement contribué à étendre les connaissances de l’œuvre et de la vie de Gide. Les Éditions Gallimard publient et republient Œuvres et Correspondances. On s’intéresse à la maturité d’André Gide, à l’histoire de La NRF, à la vie sociale des personnages, aux voyages, au Journal, etc. Il faut dire que les amateurs de Gide avaient déjà été gâtés par les deux gros volumes sur sa jeunesse, dus à la plume avertie de l’académicien Jean Delay :

« La jeunesse d’André Gide contient toutes les situations et tous les personnages du drame dont son œuvre sera le dénouement. »

1919 – 1969 – 2019 : et alors, quid de 2019 ? Parions que cet anniversaire est également celui d’un renouveau : les œuvres de Gide seront bientôt dans le domaine public et il est permis de penser qu’elles vont continuer à susciter de l’intérêt. La critique universitaire n’est pas en reste ; des colloques sur Gide et son œuvre sont régulièrement organisés. 

On peut citer celui sur Gide épistolier à Paris ce printemps, les 6e Journées Catherine Gide se tenant à la Villa Théo, au Lavandou (sur « Gide et les peintres »), une soirée Gide à la Société d’études françaises à Bâle prévue le 18 novembre, une journée à la BnF le 22 novembre, jour de son anniversaire. L’année prochaine, des « Entretiens » à la Fondation des Treilles. Sans négliger plusieurs publications critiques, albums, anthologies, volumes de correspondance… 

Ce qu’il faut relever surtout, c’est que de nouvelles formes de critique littéraire sont aujourd’hui élaborées, ici et là : film sur l’image de Gide dans le monde, créations musicales inspirées de Gide, danse, théâtre, photographie… Mais, surtout, des explorations de l’œuvre dans d’autres domaines, adossées par exemple à la bande dessinée, à l’art culinaire, à la botanique, à la photographie, à la recomposition théâtrale… C’est ce que propose le Groupe de recherche « Gide Remix » à Mulhouse. 

Pour clore, saluons la synergie entre plusieurs entités culturelles proches de l’écrivain et de son temps : l’Association des Amis d’André Gide, le Centre d’études gidiennes, La Fondation des Treilles (avec son « Centre André Gide — Jean Schlumberger »), la Villa Théo, la Fondation Catherine Gide. Créée en 2007 par la fille de l’écrivain, cette fondation soutient, rappelons-le, les chercheurs et les jeunes artistes qui se proposent d’évoquer, sous une forme ou une autre, l’œuvre ou la personnalité de l’écrivain ou de son temps.

L’exposition que propose la Galerie Gallimard — avec des travaux si originaux de Pierre Antonelli et Juliette Solvès, ainsi que des témoignages et des documents souvent uniques réunis par Alban Cerisier — ne montre-t-elle pas que Gide reste un être inattendu? Que son message est loin d’être lettre morte ? Ainsi, nous lisons ceci dans les Feuillets de 1928 :

« Peu de phrases m’auront autant irrité que celle-ci : “Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ?” Quelle absurde conception du monde et de la vie parvient à causer les trois quarts de notre misère ! Notre esprit, par attachement au passé, se refuse à comprendre que la joie de demain n’est possible que si celle d’aujourd’hui cède la place ; que chaque vague ne doit la beauté de sa courbe qu’au retrait de celle qui la précède ; que chaque fleur se doit de faner pour son fruit ; que celui-ci, s’il ne tombe et ne meurt, ne saurait assurer des floraisons nouvelles, de sorte que le printemps même prenne appui sur le deuil de l’hiver. »

Parions que les années à venir nous réserveront des découvertes inattendues autour d’André Gide et de son œuvre.