Autour d’une “Lecture”
Temps superbe. À peine un frisson au large : la première des Journées Catherine Gide 2015 s’annonce bien. La veille, le vernissage de l’exposition de Jean-Pierre Prévost autour du tableau Une lecture de Théo Van Rysselberghe a donné lieu à deux débats : est-ce qu’il fera beau demain ? Pourquoi toutes ces mains qui s’agitent ou qui pendent, dans le tableau de Théo ? Le ciel hésite. Les avis aussi.
La première question est indissociable du lieu : nous sommes au Lavandou, terre (sable) chérie des Gide, Van Rysselberghe et vacanciers du monde entier, on rêve d’entrer dans la mer comme dans un tableau, avec le frisson des baigneurs nouvelle-génération (lunettes noires et reflets nacrés oblige) de Saint Clair.
La seconde question est indissociable du tableau : ici, ce sont les mains qui nous regardent – les yeux des personnages nous ont, depuis longtemps, quittés.
Ces secondes Journées Catherine Gide entendent donc engager la discussion autour du tableau Une lecture, dont les mains semblent nous adresser un message. La main de Verhaeren, centrale, verticale, surtout. Finalement, on en dira peu du tableau, mais beaucoup des personnages portraiturés. C’est l’occasion de dresser les portraits des amis de Théo Van Rysselberghe : Francis Viélé-Griffin, Félix Fénéon, Henri-Edmond Cross, André Gide, Maurice Maeterlinck, Henri Ghéon et Félix le Dantec.
Si l’on n’en dit trop peu du tableau, c’est sans doute qu’il y a trop à en dire ; il faudra se contenter de l’interpréter, selon sa propre culture : Verhaeren est-il l’ancêtre de Spock ; serait-il à l’origine du vulcain ? Ou l’héritier du geste de bénédiction juif deskohanim ? À moins qu’il ne soit celui des doigts souvent représentés légèrement recourbés, quoique toujours tendus du Christ ? Je penche pour l’expression d’une existence qui passe par les mains : la langue méridionale – Théo est trop resté au Lavandou, voilà tout.
En vérité, il y a de fortes chances pour qu’il s’agisse là de confier à Verhaeren, si ce n’est un geste divin, un geste noble, et peut-être un signe de reconnaissance aristocratique. Sa main donne, incontestablement, cette fois-ci, sans hésitation, le mouvement (seul mouvement) à la peinture. Verhaeren, chef d’orchestre, lit avec ses yeux et parle avec les mains. Tout simplement. Il fallait que le geste soit beau, pour que le spectateur soit à l’écoute de l’inaudible. Il fallait qu’il soit vrai, mais aussi remarquable, pour justifier sa représentation.
Verhaeren donne le mouvement, mais aussi le ton : sa veste orange sanguine attire d’abord le regard du spectateur, qui entre donc, par la main, et par la couleur, dans le tableau. Si l’on a déjà vu un tableau représenter une lecture dans le cadre d’un portrait de groupe (à commencer par Lecture de Molière, par Jean-François de Troy, Un atelier aux Batignolles, par Fantin-Latour) ou des amis et artistes réunis autour d’un tableau (Fantin-Latour encore, avec l’Hommage à Delacroix, mais des personnages étant derrière le tableau – allez les gars, on voit bien que ce n’est pas naturel ! cf. l’Hommage à Cézanne par Denis), Théo Van Rysselberghe prend des risques : le spectateur entre dans la scène par un dos. Plus (ou moins) que d’y entrer, il y assiste. Il nous invite à un cercle, tout en nous en excluant – celui des poètes aujourd’hui bel et bien disparus ?
Trouvera-t-on encore ce type de scène dans la création contemporaine ? Des selfies d’écrivains ? Des photomontages de stars ? (L’appel est lancé.) En tout cas, le parti pris est intéressant, car bien que le tableau semble figer quelque chose de surfait, il donne aussi presque la sensation d’espionner une scène ayant réellement eu lieu : voyage dans l’espace, et dans le temps (Spock toujours.)
On apprend (j’apprends) que la scène est fictive, reconstituée ; chacun a été portraituré à part, puis soigneusement installé (pointilleusement installé) à côté de son collègue de lecture, le temps d’un tableau.
La tradition est là, qui collectionne des figures classiques, des maîtres à penser, mais, comme le suggère Claire Paulhan, l’anarchisme est là, aussi. Le décalage. La veste pétante. Et la surface des dos, pleine.
Le rideau rouge (ou pour l’occasion orange) de théâtre est porté par celui qui lit. Il est en couleur, quand les autres semblent en noir et blanc ; il a un temps d’avance, et c’est celui de la parole. Il a écrit. Les autres écoutent. Mais avec des oreilles de créateurs. Sur le visage de chacun, l’absence. Le regard modiglianien. Avec aussi le charisme du portrait – portrait de groupe, l’exposition rend son rôle individuel à chacun. Même si, dans le geste, Henri-Edmond Cross perd (littéralement) la face. Après tout, il devient l’esprit même de la modernité, du risque, du rôle que l’on est encore capable de jouer dos au spectateur. Il est le peintre — c’est une des explications qui sont données durant ce colloque —, en réalité et par procuration, du tableau. Et il est aussi et avant tout l’ami (seconde explication donnée lors du débat) de Théo, censé donc ne pas se froisser de ce dé-visagement ? Il est, avec Verhaeren, bien que dans l’écoute, le seul dont le dos est plus présent que le visage. Il est avec Verhaeren et avec Théo, là où les autres ne sont que figurants. Il est l’oreille et la main, l’oreille avec la main. Celle qui, dans le tableau muet, n’est autre que la parole : l’image même du son. Le geste qui indique, qui transmet, diffuse. La lecture même.
On parle aussi, pendant ces journées, beaucoup de Gide. Celui sur qui la lumière est justement la même que celle traversant la main de Verhaeren, si intensément posée sur le tableau, celui qui est définitivement lié au peintre Théo à travers Catherine Gide.
Peter Schnyder parle, à propos de Gide, de Théo, de Verhaeren, de cet art de bien faire, lié à la morale de l’effort de Gide, qui est aussi ce qui fait de ce tableau un chef d’œuvre. Le travail qui le constitue – on devrait dire, qui le compose (et autorise sa décomposition). Il conclut : « Sans vouloir comparer l’incomparable, sans même chercher à mettre sur le même plan les œuvres de Gide, de Verhaeren et de Théo, il faut reconnaître que leurs vocations artistiques se ressemblent ; au souci d’harmonie du peintre répond celui de dénuement stylistique de l’écrivain, la simplicité si équilibrée du poète – et ces vertus sont des vertus “classiques”. Elles naissent d’une exigence morale vis-à-vis de l’art, qui est aussi un art de bien faire ».
Interviendront ensuite Raphaël Dupouy, Claire Paulhan, Pierre Masson : le compte rendu qu’en fait ici Fabrice Picandet résume l’essentiel.
Chacun va et vient, de l’hôtel de ville à la plage, avec son petit livre rouge à la main : compilation d’images d’archives par Jean-Pierre Prévost, avec quelques repères pour situer les poètes, auteurs, artistes convoqués à la table ronde du tableau.
Temps « pourri », mer déchaînée : la seconde journée s’annonce mal. Il faut se protéger de Poséidon derrière les carreaux. Plus question de déjeuner en terrasse, et il y a même un risque de faire couler son rimmel : tant pis, je parlerai de Gide coûte que coûte. C’est donc sous la pluie que j’expose mon projet « André Gide autour du monde ». Partie à la recherche des gidiens dans une dizaine de pays, je reviens avec des anecdotes, des constats sur l’état de la lecture de Gide et de la lecture en général à l’étranger, et un petit film sur Gide au Japon… en attendant les suites de cette enquête de terrain. Là encore, il faudra naviguer sur e-gide pour plus d’informations.
Un arc-en-ciel viendra clore ces deux journées de conférences par une réconciliation spectaculaire et spéculaire entre le soleil et l’eau.
