Entretien avec Ryo MORII
Ryo Morii est enseignant-chercheur à l’Université Dokkyo (Saitama). Il a publié en 2013 André Gide, une œuvre à l’épreuve de l’économie (Paris, Classiques Garnier). En 2020, il a publié aux éditions Shinchosha (新潮社) Les Amitiés particulières (特別な友情), anthologie[1] d’écrits consacrés aux amours homosexuelles dans laquelle se trouve sa traduction de la nouvelle de Gide Le Ramier. Il me donne rendez-vous près de la gare de Shinjuku. Je me perds dans ses dédales, finis par atteindre la banquette de tissu brune sur laquelle il m’attend patiemment, au second étage d’un immeuble de verre, dans un café aux airs d’antan.
Ambre PHILIPPE : Tout d’abord j’aimerais savoir ce qui a motivé à l’époque votre intérêt pour André Gide ?
Ryo MORII : C’est Odile Dussud, ma directrice de mémoire de Licence à l’Université Waseda, qui m’a proposé de m’intéresser à Gide. Je souhaitais travailler sur les Confessions de Rousseau. Elle m’a demandé si je voulais élargir mon corpus et traiter de l’autobiographie : « Est-ce que tu penses à d’autres livres que les Confessions ? » Je lui ai répondu que j’étais en train de lire Si le grain ne meurt. Elle m’a dit que cela pouvait être une bonne idée de comparer Gide et Rousseau. Je me suis alors penché sur les techniques de la confession chez ces deux auteurs.
AP : L’itinéraire que vous avez choisi ensuite pour traverser l’œuvre de Gide est très original : vous l’avez relu à travers le prisme de l’économie, ce qui vous a permis de relever des thèmes forts : celui de la dette, de la disponibilité, de la solidarité, du corps comme monnaie. Dans vos articles, vous développez en particulier le thème de la mutilation corporelle et de l’homoparentalité. Vous reliez Gide de façon pertinente et aussi inattendue à ses contemporains, jusqu’à le frotter à la postmodernité. D’où êtes-vous partis et quelle a été votre ligne d’arrivée, au terme de votre travail de thèse ?
RM : Effectivement, après m’être beaucoup intéressé au Journal de Gide, je suis allé en France pour mon Master 2, où j’ai trouvé la nécessité de changer de sujet et de m’intéresser à l’économie dans la littérature gidienne.
J’ai pour cela suivi des conseils très différents, de la part d’Éric Marty, de la part de Yasuhisa Yoshikama, qui ont tous les deux travaillé sur les écrivains modernes et postmodernes. L’économie s’est révélée être un thème vaste et très intéressant. La relation entre Gide et son oncle, l’économiste Charles Gide, était dès le départ un sujet qui valait la peine d’être creusé. À cette époque, je connaissais la littérature, mais je savais peu de choses sur l’économie. J’ai pu y réfléchir, me poser de nouvelles questions, et c’est toute ma vision de la littérature qui s’en est trouvée changée. Elle est devenue très large, très variée.
AP : C’est un thème (l’économie) que vous auriez pu développer à partir d’autres auteurs. Qu’est-ce qui vous a fait focaliser sur Gide ?
RM : Quand je lis Gide, jeune étudiant, je suis immédiatement intéressé par sa façon d’aborder l’homosexualité, notamment dans ses échanges avec Oscar Wilde et Marcel Proust. Wilde, qu’on a condamné pour sodomie à deux ans de prison, conseille à Gide en lui disant adieu : « Les Nourritures terrestres, c’est bien...c’est très bien... Mais dear, promettez-moi : maintenant n’écrivez plus jamais JE. » Il y a des enjeux importants derrière ces quelques mots. Gide, dans les récits de ses expériences sexuelles, a osé dire Je. C’est un élan d’écriture qui donne du courage, qui a permis à de nombreuses personnes d’assumer leur préférence sexuelle. Quand j’étais plus jeune, beaucoup d’homosexuels ne pouvaient pas dire leur homosexualité. Aujourd’hui la situation s’est améliorée, il y a moins de pression et moins de préjugés. Il y a une certaine liberté. Mais ce n’est pas non plus un débat au sein de la famille ou de la société japonaise : on ne se demande pas si l’on va permettre, par exemple, le mariage gai.
AP : Quelles sont les questions qui occupent les débats actuels au Japon ?
RM : Il y a actuellement un débat autour des transgenres et de l’influence des États-Unis. On s’interroge sur quelque chose qui est vraiment spécifique au Japon, et qui est la question des bains (銭湯, sentô). Il y a des bains pour les hommes et des bains pour les femmes : quelle identité prime pour le choix du bain ? Une femme trans, personne qui s'identifie comme femme, peut-elle aller dans le bain réservé aux femmes ? Certains disent « oui », d'autres en doutent, en avançant la supériorité du sexe (biologique) sur l’identité de genre. Mais, dans le dernier cas, on pose de nouvelles questions. Un homme avec un sexe de femme doit-il aller au bain public pour homme ? Une femme avec un sexe masculin, au bain pour femme ? Il s'agit des « transsexuels » au sens strict. En tout cas, il faudra considérer la vie privée et la sécurité de tous les genres.
AP : La littérature contemporaine reflète-t-elle ce débat ?
RM : Oui. Beaucoup d’auteurs actuels traitent de la question du trouble identitaire à travers celle des genres et de la transsexualité.
AP : En vous lisant, j’ai pensé à la question du sacrifice (seppuku, 切腹), donc à Mishima, à la question de la dette, qui touche, d’une façon particulière au Japon, la sphère intime (la réparation par l’argent d’une perte immatérielle), à celle de la famille dite « nucléaire », traditionnelle (un papa, une maman, un enfant), que Gide fait éclater. Vous l’avez bien senti, Gide prépare « la nouveauté », une « nouvelle humanité » acceptable, possible, souhaitable. Pensez-vous que le Japon a influencé l’angle par lequel vous abordez l’œuvre de Gide ?
RM : J'aime bien Mishima et sa manière de vivre, qui se réclame de bushido 武士道, mais je ne dirai pas qu’il en soit pour quelque chose dans ma thèse... Quant à la famille « nucléaire » ou traditionnelle, j'en ressens la pression depuis longtemps. Autant personnellement que socialement, chez nous. J'ai dû considérer Gide comme libérateur.
AP : Comme vous le notez au sujet de l’homme et de l’aigle, Gide est un être de la relation. Mais ces relations ne sont pas toujours équilibrées. Il y a des angles morts dans la pensée gidienne, qui pourraient d’ailleurs être développés à partir du « corps comme monnaie ». Est-ce un sujet auquel vous avez réfléchi ? Quel écrivain japonais aurait une approche similaire du lien ?
RM : Ce qui m’a inspiré le concept de « corps comme monnaie » et la relation qui en découlait, c’est Pierre Klossowski et sa pensée de la « monnaie vivante ». Mais je m’intéresse au déséquilibre de cette relation même, qui me semble se référer à celle, pédérastique, entre éraste et éromène, que représente plus ou moins l’homme et l’aigle dans Le Prométhée mal enchaîné.
AP : Vous montrez dans votre thèse que Gide, s’il ne participe pas toujours explicitement aux questions politiques, n’en cristallise pas moins tous les enjeux, en épousant les contradictions de son époque. Y a-t-il au Japon un écrivain ayant joué comme lui le rôle de « contemporain capital » ?
RM : Je pense seulement à Riichi Yokomitsu (1898-1947), romancier et intellectuel de droite, qui s’efforçait, influencé par Gide, d’assumer ce rôle gidien, pour se solder par un échec... Côté littéraire, il avait l’audace d’introduire, à sa façon, la notion de « roman pur » et de quatrième personne, ce qui enrichissait quand même la scène littéraire de l’époque.
AP : De manière plus générale, quels écrivains japonais contemporains de Gide se sont inscrits dans son écho ?
RM : Par exemple, Kafū Nagai (1879-1959), tout à fait contemporain de Gide, a le même itinéraire que celui-ci : d’un rentier symboliste à un romancier réaliste, voire à un auteur de métafiction. Il écrit un « roman du roman » par le moyen de la « mise en abîme », comme dans Les Faux-monnayeurs : Bokutō kidan[2] (濹東綺譚). Dans les années 1930, beaucoup d’auteurs japonais lisait Gide comme modèle et essayait d’écrire eux-mêmes ce genre de roman gidien ; on peut citer Kanoko Okamoto, romancière très passionnée, qui écrit Kawa akari[3] (河明かり) comme si elle rivalisait avec Kafū et Gide. Tatsuo Hori (1904-1953) est aussi un gidien très connu au Japon. Il a écrit des nouvelles mais je ne sais pas si elles sont traduites en français[4]. C’est sans doute celui qui joue le plus grand rôle dans la réception de Gide au Japon. Il lit, traduit, et fait découvrir Gide. Ses amis sont aussi gidiens : Kiyoshi Jinzai (1903-1957), Shin’ichirō Nakamura (1918-1997), Takehiko Fukunaga (1918-1979). Chercheurs et écrivains, ils sont tous de bons traducteurs de Gide. Et Gide a influencé beaucoup de jeunes auteurs.
AP : Je me demande ce qui intéresse vos étudiants aujourd’hui ? Que leur enseignez-vous ?
RM : En ce moment, mes cours portent sur la littérature française, surtout celle d’amour, soit hétérosexuel, soit homosexuel. Je donne aussi des cours sur le cinéma, d’autres portent sur la langue française. J’ai d’abord enseigné à Waseda, avant d’être à l’Université Dokkyo (Saitama). À Waseda, les étudiants sont très actifs, ils pensent très librement. Ailleurs, ils sont plus… disons dociles. Mais tout aussi agréables ! La culture française les intéresse toujours ; la littérature, moins. Mais il y a quand même des étudiants passionnés de littérature ! Et l’on parle littérature entre amis également.
AP : Quels sont vos projets actuels ?
RM : Je travaille sur Pierre Herbart, ami et secrétaire de Gide. J’ai traduit en japonais ses deux romans, Alcyon et La Ligne de force, et j'en prépare la publication en un volume.
*
Publications de Ryo Morii :
Articles :
« Mutilation corporelle et monnaie : le thème du corps-fortune chez Gide » (1), 早稲田大学大学院文学研究科紀要 (Bulletin de l’École supérieure des Lettres, Arts et Sciences de l’Université Waseda), no 62, p. 191-201, 2017, en ligne : https://www.waseda.jp/flas/glas/assets/uploads/2017/03/2017_morii_191-201.pdf (FR)
« Monnaie inerte, monnaie vivante : le thème du corps-fortune chez Gide » (2), 早稲田大学大学院文学研究科紀要, no 63, p. 161-175, 2018, en ligne : https://www.waseda.jp/flas/glas/assets/uploads/2018/03/Vol63_MORII-Ryo_0161-0175.pdf (FR)
« アンドレ・ジッドと「ホモペアレント性」 » (« André Gide et l’homoparentalité »), 早稲田大学大学院文学研究科紀要, no64, p. 245-258, 2019 (JP). Pour le télécharger.
Monographie :
André Gide, une œuvre à l’épreuve de l’économie, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque gidienne », 2017, 313 p.
[1] Le titre complet est : 特別な友情. フランスBL小説セレクション : Les Amitiés particulières. Sélection de romans BL français. BL pour « Boy’s Love », qui constitue au Japon un genre (ou rayon) littéraire centré sur les relations homosexuelles.
[2] Une histoire singulière à l'Est du fleuve, parait en 1992 chez Gallimard, dans la traduction d’Alain Nahoum.
[3] « Rayon de lumière », 1938, non traduit en français.
[4] De Tatsuo Hori, le roman le plus connu (traduit en français par Daniel Struve en 1993) est sans doute Le Vent se lève (Kaze tachinu, 風立ちぬ ) — au titre inspiré par le célèbre vers de Valéry « Le vent se lève !... Il faut tenter de vivre ! » (« Le cimetière marin », 1920). Ses nouvelles ne semblent effectivement ne pas avoir été traduites en français.