La Vie avec Lacan

Robert Kopp, Catherine Millot

Le 9 mars 2016, Robert Kopp remettait le Prix André Gide à Catherine Millot pour La Vie avec Lacan. Retranscription de leurs discours.

Chère Catherine Millot, le jury a estimé que votre Vie avec Lacan remplissait à un degré éminent ces trois conditions.

La nouveauté, vous en êtes une habituée, car vous avez pris soin de nous surprendre à chacun de vos livres et de vos articles. C’est d’ailleurs sur votre recueil, La Logique et l’amour, que notre jury s’est d’abord penché, tant le fait de pouvoir lire ou relire vos articles dans un ordre nouveau lui parut séduisant. Mais heureusement que votre Vie de Lacan parut juste à temps pour entrer dans notre liste. L’hésitation n’était plus possible.

Livre étonnant, détonnant, dans lequel se cristallise une part importante de votre vie et analyse — dans toutes les acceptions du terme — à travers la remémoration votre rapport à l’autre, un rapport qui s’inscrit dans la double temporalité de l’histoire et du récit.

Si la nouveauté de cette démarche paraît évidente, l’originalité formelle de votre livre ne l’est pas moins. « La mémoire est précaire — dites-vous à la fin de votre ouvrage — mais l’écriture ressuscite la jeunesse des souvenirs. Le temps d’écrire, j’ai retrouvé quelques jours anciens et, par éclairs, m’étais rendue l’entièreté de son être. »

C’est donc d’illumination qu’il s’agit et le mot éclair nous rappelle que quand la foudre sème, l’excès et l’accès ne font qu’un.

Un rapport exigeant à la langue : il éclate dans la précision — devenue rare aujourd’hui — de chacune de vos phrases, ennemies des débordements inutiles. Mais vous étiez à bonne école, je veux dire celle de Gide, à qui vous avez consacré une partie importante d’un de vos précédents livres consacrés à « l’intelligence de la perversion ». Le jury s’en est souvenu.

C’est ainsi qu’il a décidé de vous remettre le Prix littéraire André Gide pour l’année 2016. J’ai le privilège d’être le premier à vous exprimer toutes mes félicitations.

Robert Kopp

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Vous me voyez très honorée et très heureuse de recevoir ce Prix André Gide qui me parle au cœur de plusieurs façons.

Tout d’abord, André Gide est un de mes auteurs les plus chers. Il m’a longuement accompagnée, à maintes reprises. Je lui ai consacré, il y a vingt ans, une étude réunie avec deux autres sous le titre Gide Genet Mishima. Ce qui ne m’a pas empêchée de revenir à lui souvent : Si le grain ne meurt, Et nunc manet in te, Ainsi soit-il sont des textes pour lesquels j’éprouve un attachement définitif. Et il n’y a pas si longtemps, j’ai lu avec tant de plaisir l’intégralité des Cahiers de la petite Dame, que j’ai été chagrine d’en achever la lecture comme d’une séparation avec un proche. Gide m’est si familier que j’ai l’impression de l’avoir connu. Il m’arrive de citer ses réparties si souvent qu’elles passent au rang de proverbe dans mon entourage. Ainsi, ce prix que vous me décernez aujourd’hui, je le reçois un peu comme si j’étais admise officiellement dans sa famille, une famille à laquelle j’avais l’impression d’appartenir déjà.

Il me touche aussi parce qu’il conjoint une nouvelle fois les noms de Gide et de Lacan, qui lui consacra un de ses plus beaux textes, publié dans ses Écrits sous le titre « La lettre et le désir ». Un des textes les plus pénétrants que je connaisse, fait de « l’attention la plus tendre », pour reprendre l’expression gidienne, qui rend hommage à l’homme de désir, l’homme libre que fut Gide. Je voudrais citer la fin de ce texte, qui en est la pointe. Gide, écrit-il, voulut « ne laisser à la mort que l’inévitable triomphe final, prendre toujours le parti du désir et savoir en jouir. Tels sont les derniers mots de l’éthique qui fut la sienne, dans la tradition d’une sagesse qui n’a jamais dédaigné le scandale ».

Homme libre, souvent excentrique voire extravagant, scandaleux parfois, ces qualificatifs vont aussi bien à Lacan qu’à Gide, quelque différents qu’ils aient été par ailleurs. Ce sont peut-être traits communs aux hommes de désir.

Et j’en viens à vous exprimer ma reconnaissance d’avoir élu, parmi mes livres, celui dans lequel j’ai voulu rendre hommage à Lacan, comme si un nœud se faisait ainsi, où je me reconnais, un nœud à trois, borroméen peut-être, qui m’inclut. Il me faut ici remercier Philippe Sollers, car sans son insistance ce livre n’aurait jamais vu le jour. « Écrivez votre Lacan », me disait-il souvent. Mais ce qui a, pour finir, levé ma résistance, fut la lecture du livre de Nathalie Jaudel, La Légende noire de Jacques Lacan. Je me suis alors décidée à apporter ma contribution à ce qu’il soit rendu justice à la personne de Lacan, à l’encontre des dénigrements dont il a été trop souvent l’objet. Et pour moi, le Prix que vous accordez à ce livre a la valeur de cette justice rendue à sa personne. Il m’assure que je n’ai pas tout à fait manqué mon but : faire connaître le Lacan que j’ai connu. Celui que l’on connaissait déjà, l’homme pris dans une passion de tous les instants pour la psychanalyse, et celui que l’on connaît moins, mais que reconnaissent ses proches, un homme dont la simplicité dans les rapports aux autres frappait autant que sa grande générosité.