Les “Corydon” d’Alain Goulet
En avril 2014, a paru aux éditions Orizons un ouvrage qui ne manquera pas de servir de références pour tout critique gidien, tant par le thème abordé que par la qualité des documents qui y sont joints. Les Corydon d’Alain Goulet présente en 222 pages le prolongement d’une « réflexion sur la pédérastie, et œuvre d’une vie ».
Le choix de l’ouvrage à l’étude n’est pas anodin, puisque, comme le rappelle Alain Goulet en citant Gide lui-même, il s’agit ici de son œuvre la plus importante : « Gide a considéré Corydon comme “le plus important […] (de plus grande utilité, de plus grand service pour le progrès de l’humanité) de (ses) écrits”. C’est aussi celui qui lui tenait le plus à cœur, celui à écrire, qui aura exigé de lui la documentation la plus vaste et la plus précise. »
Le pluriel dans le titre se doit aux deux versions qu’a connues cet ouvrage : en 1911 et en 1924. Alain Goulet revient d’ailleurs longuement sur ces versions où « pour les étapes de la longue genèse de Corydon, on se reportera à la notice présentant l’œuvre dans la “Bibliothèque de la Pléiade”. »
Goulet précise dans l’introduction que « cet ouvrage se propose donc de prolonger et de compléter l’édition de Corydon dans la “Bibliothèque de la Pléiade” en précisant les étapes de la longue histoire de sa publication, la teneur de ses éditions successives, et en présentant pour la première fois le texte intégral de la pseudo-édition de 1911 restée sous le boisseau, que Gide a toujours considérée comme l’édition originale, ainsi que ses avatars successifs jusqu’à la véritable publication de 1924 ». En choisissant d’intituler son premier chapitre : « La longue histoire de Corydon : une publication au forceps », Alain Goulet souligne la difficulté de l’accouchement de cet opus, tout en souhaitant apporter un complément au travail effectué récemment dans la Pléiade, qui a intégré aux œuvres de Gide ce traité sur la pédérastie. Dans sa conclusion, Goulet réitère son propos selon lequel « la première partie de cet ouvrage s’est donc efforcée de compléter l’édition de “la Pléiade” en fournissant des précisions supplémentaires concernant les différents états du texte de Corydon, et en accordant une attention particulière au C.R.D.N. de 1911, généralement passé sous silence et dont la réalité du texte ne pouvait être jusqu’ici envisagée dans son ensemble. »
La structure globale du texte s’articule autour de points clefs pour ce livre. Comme nous venons de le souligner, la première partie s’attache principalement à l’histoire de Corydon, en en présentant le texte intégral de la première version. En parlant de cette version comme « une édition originale vraiment originale », Alain Goulet insiste sur deux points essentiels : tout d’abord, le caractère insolite de ce traité qui place la pédérastie au cœur d’une réflexion sociale, littéraire et morale essentielle. Ensuite, l’adjectif « originale » est à entendre ici comme signifiant « des origines ». Car ce texte est le premier travail gidien visant à mettre en avant l’homosexualité et à aborder ce thème sans tabou, même si certaines limites sont ici évidentes, avec le « choix délibéré de centrer le propos sur ce que Corydon appelle la “pédérastie normale”, laissant dans l’ombre l’homosexualité féminine et stigmatisant les invertis. Et débouchant sur des considérations éthiques, l’ouvrage laisse prudemment de côté toute remarque d’ordre politique ou religieux, se gardant par exemple de mentionner les interdits bibliques, en particulier ceux des épîtres de saint Paul. »
Après avoir expliqué les corrections apportées à l’ouvrage, Alain Goulet joint des explications au texte de 1924, où « ses “quatre dialogues socratiques” forment les quatre parties d’une argumentation destinée à entrainer tout lecteur de bonne foi, faisant tout à la fois appel à la sensibilité et à la sympathie, la raison, la culture, et la morale sociale ».
Dans la deuxième partie, Goulet s’attache à la réception de l’ouvrage. Dans le dossier presse, l’auteur renvoie à des numéros du Bulletin des Amis d’André Gide. Ce dossier est suivi d’une enquête, celle des « Marges sur “l’homosexualité en littérature” » publiée en 1926, et où différents points de vue sont ici présentés comme celui de Gérard Bauër : « L’homosexualité s’est fort visiblement répandue jusqu’à former une mode, sans doute même une éthique intellectuelle ».
On y trouve aussi les quelques lettres relatives à Corydon que Gide a reçues après la publication de 1924. « D’autres lettres ont été déposées dans le dossier des “Notes pour Corydon” de la BLJD, mais deux importantes lettres-confessions, dont chacune jette une lumière crue sur la manière dont peut se vivre l’homosexualité à cette époque, se trouvent dans les archives Catherine Gide », et « À André Gide, qui a réhabilité l’homosexualité », lettre d’un certain « PM », non datée, trouvée dans les archives Catherine Gide.
D’autres réflexions sur l’ouvrage, et que l’on doit aux archives de Catherine Gide, nous apprennent que « Les littérateurs ont donc lu d’un œil indifférent ou ennuyé cette première partie de mon livre ; les hommes de science ne l’ont pas lue du tout, ou avec un dédaigneux sourire ».
Après un retour du côté de chez Proust, nous observons que cet ouvrage a franchi les frontières pour les États-Unis, avec une préface à l’édition américaine de Corydon, 1947-1950, dont plusieurs versions sont présentées au lecteur.
Alain Goulet s’intéressait déjà aux questions de la sexualité gidienne dans son ouvrage Fictions gidiennes et vie sociale : Représentations, interprétations, et fonctions de la vie sociale dans l’œuvre d’André Gide (1910-1925). En effet, l’essence même de certains livres gidiens se trouve dans cette sexualité qui permet à l’auteur de mettre au jour toute la complexité et la dualité de son caractère.
Dans les prolongements, Alain Goulet fait le lien entre le siècle dernier et les questions sociétales actuelles, comme la question du mariage pour tous. « Dans un article de Clotilde Leguil, “La psychanalyse face au ‘mariage pour tous’”, paru dans le n° 263 de Lacan Quotidien, on lit : “Se questionner sur le sens de cette revendication de normalisation de la part de la communauté homosexuelle au XXIe siècle est nécessaire.” En 1911 déjà, André Gide dans Corydon tentait d’inscrire l’homosexualité dans une forme de normalité. » « Cette lutte doit se poursuivre », déclare Alain Goulet, comme cela avait déjà été souligné dans de précédents ouvrages sur la sexualité gidienne.
Nous ne pouvons qu’apprécier ce bel ouvrage qui met de nouveau en avant un élément essentiel dans la vie et l’œuvre de Gide, et qui — malheureusement — a dû attendre presque un siècle pour que l’on prenne conscience de toute sa profondeur et de son apport culturel : l’homosexualité. Le but étant ici finalement de mettre sur le même plan Les Caves et Les Faux-Monnayeurs d’un point de vue analytique, puisqu’« il est désormais possible de mieux suivre son élaboration et l’évolution de la pensée de l’écrivain, voire de la saisir en mouvement. Ainsi cette œuvre pourra-t-elle à l’avenir être étudiée dans sa genèse, comme c’est déjà le cas pour Les Caves du Vatican et Les Faux-Monnayeurs par exemple ».