Les manuscrits de Gide à la Bibliothèque nationale de France
Sans prétendre à la richesse des collections gidiennes de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, la Bibliothèque nationale de France et son département des Manuscrits abritent quelques monuments de l’œuvre de Gide et, dispersées dans divers fonds littéraires, de précieuses pages de l’écrivain.
L’entrée dans les collections gidiennes du département des Manuscrits se fera par La Porte étroite… à travers le premier manuscrit important d’André Gide acquis par la Bibliothèque nationale1 en 1961 à la grande vente du bibliophile Jean Davray2 ; y figuraient d’ailleurs, outre ce lot (et le fameux portrait à la sanguine de Pascal par Domat offert à la BN…), les manuscrits de Corydon, du « Renoncement au voyage » et les éditions originales, ayant appartenu à Madeleine, des Cahiers d’André Walter et des Caves du Vatican.
Ce manuscrit de La Porte étroite est tout à la fois fragmentaire et composite. Fragmentaire puisqu’il ne comprend pas la totalité des états préparatoires du texte : d’autres passages sont conservés à Doucet ou dans des collections particulières, une grande partie a vraisemblablement disparu. Composite puisque, dans sa succession de feuillets de grand format, de cahiers et de dactylographies, il offre au moins trois versions différentes des débuts du roman, dont la rédaction lente et laborieuse commencée en 1903 et de manière plus intense en juin 1905 ne s’achèvera qu’à l’automne 1907 : c’est, devait dire Gide, une fois l’œuvre achevée, « ce que j’ai écrit jusqu’à présent de plus difficile, de plus important et de meilleur. »
En préparant pour la Pléiade l’édition de La Porte étroite, Pierre Masson a étudié ces commencements avec le plus grand soin et en a rendu compte dans deux articles du Bulletin des Amis d’André Gide de 2005 et 20063. Il y publie plusieurs passages inédits, délimitant et datant les étapes de la rédaction — les grandes pages utilisées pour la copie de la première version et deux ans plus tard pour le début de la deuxième version, le recours aux cahiers de format plus commode pour travailler l’été, etc. —, et analyse au fil des manuscrits les modifications de l’intrigue (déclenchée à l’origine par la mort solitaire d’une amie de la mère de Gide), l’évolution des personnages, les changements de point de vue et de voix narrative, la part grandissante des éléments autobiographiques.
Les manuscrits s’arrêtent, constate-t-il, au début du Chapitre IV. Est-ce parce que Gide a acheté une machine à écrire et ne garde désormais que les copies faits par son secrétaire Pierre de Lanux ? Seule la version dactylographiée est complète, et c’est alors seulement qu’apparaît en correction le nom définitif de l’héroïne, Alissa.
En 1996, même temps que la correspondance d’André Gide à Paul Valéry4, grâce à la dation Jean Lanssade, mort en 1993, entrait le manuscrit définitif de Si le grain ne meurt5, rédigé sur cinq cahiers de format registre, et comportant d’ultimes ajouts et corrections.
Enfin c’est en 2001 que la Bibliothèque nationale de France a préempté chez Sotheby’s (2 000 000 F.) un manuscrit essentiel pour l’œuvre de Gide, celui des Faux-monnayeurs ; provenant de la bibliothèque littéraire Charles Hayoit6, il était resté en mains privées depuis soixante-quinze ans. Ce dossier de préparation presque complet (exception faite de fragments conservés à Londres et chez Catherine Gide) se présente en huit volumes reliés7 : quatre volumes de brouillons et manuscrits — le premier comprenant les notes et les brouillons, les trois autres le manuscrit autographe —, et quatre volumes constitués de la dactylographie corrigée, des épreuves corrigées et de l’édition définitive. Le classement des liasses manuscrites, que Gide avait cédées au banquier genevois Arnold Naville dès la parution du roman, a été réalisé par un universitaire danois Einar Tassing, plus soucieux de l’état définitif du récit que de sa genèse ; d’où l’ordre très contestable dans lequel l’écriture des différents volumes est désormais figée.
Alain Goulet, qui s’est longuement penché sur ce dossier, en a publié dans le corps même du texte de la Pléiade un choix de passages inédits, « En marge des Faux-Monnayeurs ». Il y a joint dans l’apparat critique de nombreuses notes et variantes, rêvant d’une édition génétique beaucoup plus complète, dont il a jeté l’esquisse dans un numéro du Bulletin des amis d’André Gide de 2005, et un article de Genesis de 20088.
En 2015, nous n’avons malheureusement pas été en mesure de nous porter acquéreurs du manuscrit des Cahiers d’André Walter, passé en vente lors de la vente Pierre Bergé (n° 107).
À côté de ce bel ensemble manuscrit, des dizaines d’autres traces autographes de Gide se pressent dans nos collections : préface, discours, et surtout, disséminées dans les fonds d’écrivains contemporains, les nombreuses lettres écrites aux uns et aux autres. Qu’il s’agisse de façon plus ou moins ponctuelle des fonds Guillaume Apollinaire, Antonin Artaud, Henri Barbusse, Maurice Barrès, Paul Claudel, Henri Ghéon, Robert de Montesquiou, Paul Morand, Gabriel Marcel, Léon Pierre-Quint, etc., ou des lettres de Gide à Eugène Rouart ou à Elsie Pell, des six volumes de correspondances échangées avec Simon et Dorothy Bussy, acquis en 1964 (Sotheby’s, 8 200 F.), ou des lettres à Maria Van Rysselberghe qui accompagnent l’extraordinaire ensemble des 19 Cahiers de la Petite Dame9, donné en 1962 à la Bibliothèque nationale par sa fille Élisabeth : document capital sur André Gide et son temps que cette chronique quotidienne sur plus d’un tiers de siècle des dits, gestes et images de l’écrivain enregistrés par un témoin privilégié, dont Claude Martin dans son édition de 1973 louait « l’acuité, la rigueur et la lucidité10 ».
Une autre amitié considérable est celle qui lia Gide à Martin du Gard depuis 1913, et surtout depuis 1920, jusqu’à sa mort – grande pourvoyeuse elle aussi d’informations et de lettres. Or tandis qu’André Gide avait légué à la bibliothèque littéraire JacquesDoucet les correspondances et manuscrits qu’il avait gardés, Roger Martin du Gard choisissait de donner (1957 et 1959) à sa mort l’ensemble de ses papiers à la Bibliothèque nationale : romans, inédits, journal et lettres, dont celles fort nombreuses de Gide, qui semblent à certains moments constituer comme un second journal, tant sont étroites les relations des deux écrivains, et grande la confiance de Gide dans le confident qu’il s’est choisi.
Avec Paul Valéry, l’amitié se vit dans la différence — c’est le sous-titre de la toute récente édition de leur correspondance établie par Peter Fawcett, qui complète et enrichit la première édition de Robert Mallet parue en 1955. On sait que la plus grande partie des manuscrits et correspondances de Valéry est conservée au département des Manuscrits, classée en plus de sept cents volumes. Mais les lettres de Gide n’y sont parvenues que récemment, en 1996, par le biais d’une dation, celle du bibliophile Jean Lanssade, mort en 1993 : trois cent cinq lettres, échelonnées de 1890 à 1942, témoignent de cette « amitié de plus de cinquante ans, sans défaillances, sans heurts, sans failles…11 »
En 2015, les 139 lettres de Gide à Francis Jammes ont rejoint cet ensemble à la faveur de l’achat, par la BnF, de la collection de la SMAF (n° 81-36). Dès 1948, 280 lettres échangées par les deux auteurs furent publiées par Robert Mallet chez Gallimard mais aucune de celles acquises par la SMAF n’y figurait, écartées sans doute par discrétion. Drouot : 93 200 francs.
Bibliographie : Cf. Marie-Odile Germain : Colloque Gide de la BnF (2009), publié sous le titre : La Chambre noire d’André Gide, éd. par André Goulet, Le Manuscrit, 2009.
Œuvres
– Les Faux-monnayeurs, notes et brouillons (121 f.), manuscrit autographe (346 f., 105 f., 349 f.), dactylographie corrigée (433 f.), 2 jeux d’épreuves corrigées, édition originale. 8 vol. [NAF 26960-26967].
– La Porte étroite, manuscrit autographe et dactylographie : premières versions (f. 1-123) ; dactylographie par Pierre de Lanux, avec corrections autographes de Gide (f. 124-278). [NAF 25174].
– Paul Valéry, manuscrit autographe (f. 1-34) et transcription dactylographiée (f. 35-70) du discours prononcé à l’occasion des funérailles de Paul Valéry. [NAF 14625].
– Préface à : Jean Schlumberger, Saint-Saturnin. [NAF 14 063, f. 73-76].
– Si le grain ne meurt, manuscrit autographe, dernière rédaction. 5 carnets de format registre. 100 f., 100 f., 97 f., 68 f., 111 f. [NAF 26316-26320].
Correspondances (les plus importantes)
– Correspondance avec Simon et Dorothy Bussy, 1918-1951. 6 vol. [NAF 15627-15632].
– Lettres à Henri Ghéon [NAF 28142].
– Lettres à Roger Martin du Gard, 1913-1951. 3 vol. [NAF 28190 (110-112)].
– Lettres à Elsie Pell, Mrs Lawrence Arendall, 1934-1950. [NAF 17692]
[1] BNF, Manuscrits, NAF 25174.
[2] Catalogue de vente, Collection J.D. [Jean Davray]. Manuscrits et livres précieux du XVe au XXe siècle… Paris, Palais Galliera, 6-7 décembre 1961.
[3] BAAG, nos 148 et 149, octobre 2005, janvier 2006.
[4] BNF, Manuscrits, NAF 26321-26323.
[5] BNF, Manuscrits, NAF 26316-26320.
[6] Catalogue de vente, Bibliothèque littéraire Charles Hayoit, Paris, Sotheby’s, 30 novembre 2001, n° 757.
[7] BNF, Manuscrits, NAF 26960-26967.
[8] BAAG, n°148, octobre 2005 ; « Prélude pour une édition génétique des Faux-monnayeurs de Gide », Genesis, 29, 2008, p. 91-102.
[9] BNF, Manuscrits, NAF 25583-25603.
[10] Maria Van Rysselberghe, Les Cahiers de la Petite Dame, édités par Claude Martin, Paris, Gallimard, « Cahiers André Gide », 1973-1977, 4 volumes.
[11] André Gide – Paul Valéry, Correspondance, 1890-1942, éditée par Peter Fawcett, Paris, Gallimard, «Les Cahiers de la NRF », 2009.