Lire “Lire”, de Daniel Cohen, ou le refrain gidien

Ambre Philippe

La lecture est un sujet essentiel… à l’écriture. On ne cesse de s’interroger sur ce que signifie lire et, à l’heure de la dématérialisation, sur la quantité du lire : livres, lecteurs, entre production et réception. On dit qu’on lit moins[1], on dit aussi, plus justement à mon avis, qu’on lit différemment. Que vient apporter le livre de Daniel Cohen à ces revenances, interrogations sans résolution, à ces permanences, à ces feuillages persistants du comment, pourquoi et combien lire ? 

Lire et vivre

On aurait attendu, mais ce serait mal connaître l’auteur, qui inscrit Lire dans la continuité de ce qu’il a publié précédemment (des récits autobiographiques, des improvisations à la plume et à partir de ce qui compte pour lui : sa chatte, Blanche, la peinture d’Ellis A. Ware[2], sa mère, la maladie, sa bibliothèque – proustienne surtout –, son Sahara natal[3]), un ouvrage plus construit qui nous donnerait quelque chose de ce que lire signifie pour nous (tous), de ce qu’être humain veut encore dire lorsqu’on est un lecteur. La problématique littéraire est bien là, mais qui se décline à travers un paysage dont la netteté se rapporte à la rétine de l’auteur lui-même, à travers un cortège de phasmes coheniens – ses lectures et leurs comptes rendus, ses rencontres humaines (la « poétesse » [p. 119], « l’auteur » [127], « une amie » [189], et puis tous ces noms-amis à qui il adresse les lettres reproduites dans la partie « Portiques ».) 

Il y a quelque chose, dans la façon dont la lecture occupe la vie de Daniel Cohen, de monstrueux, non pas dans le sens d’une inhumanité, mais dans celui d’une étrangéité. Le monstre tel qu’on le pense dès les récits du moyen-âge : l’inconnu, la marginalité, la démesure. Lire, chez Cohen, relève bien d’un espace qui le fait devenir étranger à la rue, et progressivement, dans la maladie, à ses murs, à ces pans de livre dévorants. Déformer son être au-delà de la maladie, dans les permanences proustiennes, l’occupation, et lire tellement, à en vivre moins, ou à en vivre plus, mais dans les livres, à en marquer tout en l’effaçant totalement la frontière entre le vivre et le lire. Justement : les feuillages persistants. Pas de perte des feuilles, à aucune saison (sous aucun prétexte). Dans la santé, dans la maladie, dans l’amour, dans l’instant présent, toujours avoir en pensée quelque chose qu’on a lu. S’isoler. Ainsi semble être l’itinéraire de l’auteur, comme un vivre sacrifié par le lire. Et le lire apparaît soudain comme un refrain ; la vie, comme un cycle.

Le refrain gidien

André Gide est un de ces refrains. Il revient comme un repère à deux dimensions : parce que de vivre fait rencontrer à Daniel Cohen la famille gidienne élargie (Catherine Gide, Peter Schnyder, Henri Heinemann notamment), parce que lire le conduit à découvrir Gide et à pousser ses lectures plus loin[4].

Que nous dit Cohen de Gide, « le contemporain capital » ? Qu’il lui préfère Proust, « l’homme capital » (206). Pourquoi les confronter ? À cause du refus de Proust par Gide[5] ? Pas vraiment, même s’il y a toujours un étonnement (Gide étant un excellent critique, pourquoi n’avoir pas vu, au-delà de Proust, Proust ?). Plutôt parce qu’en Cohen, il y a un personnage rassasié : « Si le grain ne meurt me plaît, Les Faux-Monnayeurs m’ennuie ; il y a quelque chose d’assez étonnant dans la déconstruction de la narration classique – mais trop rempli de Proust, j’y suis indifférent. » (199). Il y a aussi une rancune, mais c’est surtout parce que Gide, pour le dire simplement, n’a pas « été là » pour les juifs[6] : « Silence par feinte ou paresse intellectuelle ? Et, dans un sursaut, en accord avec lui, il laisse filer une noirceur. » Il a été là, et il l’est toujours, pour les homosexuels (« le Gide du Corydon »). Il survit à un oubli possible par une récupération de thématiques qui le placent (classent) dans les gender studies. Mais les juifs ? C’est ce que Daniel Cohen semble récupérer de Gide : ses zones d’ombre, sa « “limpidité trouble”, […] opacité de l’âme que Victor Hugo appelle “tigrée” » (224).

Il pioche des phrases de son Journal (voir les p. 234 à 245). Des hésitations qui le mettront dans le camp des traîtres (Gide « pro-hitlérien ? », se demande l’auteur), ou tout au moins des déceptions, pour Cohen-lecteur, puisque Gide éprouve de l’« antipathie » (240) à l’égard des juifs. Dans sa langue, son rapport à Gide se résume ainsi :

« Mais à propos de Gide, une traversée délicate, un nœud fait de fils lisses auxquels se mêlent des souvenirs contrastés et, curieuse régularité, une étrange volée de rancunes et de regrets. » (199)

Gide et/ou Proust

Lire aurait pu s’intituler Daniel Cohen entre Gide et Proust[7]. Kafka, Gracq, Zola, Flaubert, Camus… on en parle, mais en y consacrant une pensée – un tiroir, une valise, etc. Avec Gide comme avec Proust, on est dans la répétition d’un même geste, l’obsession d’un sujet. La vie de Daniel Cohen y semble suspendue, adoration ou admiration d’un côté, exploration ou observation perplexe et méfiante de l’autre. Là où Proust semble la réponse à (presque) tout. Là où « Proust a gagné » [98], Gide au contraire est celui qui interroge encore sa propre légitimité. 2015, et il n’est toujours pas sorti du purgatoire dans lequel il a été placé dès 1951, qu’il s’agisse du grand purgatoire littéraire ou d’un purgatoire personnel, à l’échelle de Cohen-lecteur : « Un grand bourgeois disant les troubles et les plaisirs du corps enchaîné à la tyrannie et à la morale du plus fort – sujet œcuménique : cela explique-t-il une telle prospérité, une célébrité aussi phénoménale ? » Et puis : « Mais malade, pourquoi aller vers Gide ? Pourquoi projeter le pléiade avec les forces qu’il me reste ? » (139) Poursuivant :

« Gide, s’il m’intéresse, c’est par son courage, sa témérité […]. Il a osé écrire L’immoraliste et Si le grain ne meurt à une époque inimaginable pour les gens d’aujourd’hui. »

Il y a encore un modèle en Gide, ce « prodigieux animal à risques » (214), un modèle de persévérance, et d’épanouissement face à la maladie (Michel, dans L’immoraliste, face à sa femme mourante), dont Cohen ne dit rien, tout en en égrénant les termes. Sans doute parce que c’est sur le chemin de l’immoralisme que se trace ce bonheur retrouvé. Il y a une certaine éthique chez Daniel Cohen, à vivre cette vie livresque, à entreprendre son travail éditorial, qui se tient loin de la vérité gidienne. Des « folies » opposées, dans le geste de celui qui « tâte de l’Arabe » et de celui qui aide sa mère « à vaincre sa mort » (223), l’« épure de soi », passant par une « folie » comparable, prend des chemins opposés.

La remise en question du lire Gide trouve néanmoins assez rapidement ses réponses. Gide permet de situer. Quand Cohen dit l’importance de Proust, il parle nécessairement de Gide (98). Lorsqu’il pense notre époque, Gide lui vient encore automatiquement : « […] n’a-t-il pas préparé le chemin dont nos libertés sont l’aboutissement […] ? […] Par son œuvre et ses goûts, Gide a été le prophète obstiné de notre modernité. » (213-214) Gide prophète, donc, mais aussi paradoxe (« Paradoxe-Gide », 239). On reconnaît encore dans Lire le Gide (grand) écrivain, et plus encore écrivant : au lieu du fixe, le mouvant, le chemin. Lire Gide est emprunter un sentier, d’autant plus significatif pour Daniel Cohen qu’il le conduira sur ceux de la vie, avec ses épines, avec ses odeurs et ses géométries. La vie – j’aime cette phrase, qui est une des rares à raconter : « Un jour, vers la fin des années 80, appelant Schnyder, j’entends, à l’autre bout de la ligne, en fond sonore, et simultanément, l’aboiement d’un chien et la voix d’une femme. Ainsi apparaissent Cyrène et Catherine Gide. » Dans l’écriture comme dans la vie, c’est une apparition. Et puis cet autre extrait :

« Les Audides, la propriété de Catherine, dans sa simplicité et ses merveilles, y figure en carrefour : les hommes et les choses titubent entre deux chemins ; l’un et l’autre relèvent de la chute : le premier pentu et déclinant, le second ascendant, mais pris, malgré tout, dans la tenaille, comme le prolapsus d’un organe. […] La bibliothèque… […] c’est moins une bibliothèque privée qu’un lieu de pèlerinage. J’ouvre la fenêtre : elle donne, au-delà des cyprès, sur l’immémorial paysage de Provence. » (216)

Gide a donc été, au gré des hasards et au fil du temps, un élément vital. À travers sa fille Catherine, qui aide Daniel Cohen lorsqu’il va « être à la rue ». À travers cette force littéraire qui épouse une réalité : « J’entends le rire dentu de Gide raisonner… » (227) La bibliothèque s’évapore dans des présences qui dansent autour de Cohen. Gide fait partie du cortège.

Une plume aigre-douce

La plume cohenienne est belle, et cultivée. Lorsqu’elle est simple, elle a quelque chose d’honnête, d’infantilement honnête et de spontanée[8], un air frais qui fait se fréquenter en son écriture une totalité temporelle : l’enfant, l’adolescent et l’adulte, qui se confronte avec ce que son corps lui dit déjà du vieillard (souffle diabolisé : trop réel, creusant la chair, trouant l’homme – cancérigène). Daniel Cohen a quelque chose d’aigre-doux – et c’est le goût amer qui l’emporte, comme un râle bronchique. Il y a dans cette écriture de l’ombre comme une attitude littéraire, qui nous plonge dans des océans sans vie sous-marine à laquelle se raccrocher – dans un ciel sans une étoile à laquelle promettre son destin. Je trouve à Lire une silhouette d’invertébré. Je cherche une fin qui soit plus vivante : simplement, on s’arrête sur l’auteur coréen (« Jo Jong-nae a pu et su amener sa force de bâtisseur au service de l’honnêteté historique. Un débat s’en est suivi ; et des millions de lecteurs lui ont apporté leur fidélité. » [391]), avant de repartir sur un article (déjà publié) sur les écrivains et l’argent.

Qu’est-ce que Lire ? Un journal, un essai ? Une improvisation, un recueil de lettres ? Un récit autobiographique ? Bien que la quatrième de couverture l’annonce (« Il ne s’agit ni d’un essai ni d’une pratique du lire, mais d’une histoire personnelle »), la colonne semble manquer. La colonne ? L’histoire.

 

Lire Lire devient intéressant lorsque quelque chose échappe à l’activité d’écrire, qui s’agrippe au vivant : le son des voisins, la « merde » qui souille ses vêtements, jusqu’à l’épiderme et plus loin. Ces passages où la lecture dépasse le fauteuil, ou le canapé où l’on allonge ses pensées pour les soumettre à l’analyse, sans pourtant vraiment attendre une interaction, on en voudrait de plus longs : pour avoir la netteté de l’auteur focalisé sur des éléments extérieurs, sur ce qui perturberait le confort de sa bibliothèque : car même si elle devient, dans la maladie, son ennemi, même si elle ne paraît pas un lieu, à première vue, « confortable », c’est pourtant l’image du connu, de ce que, lu et relu, il connaît trop bien : « ses » auteurs, « ses » livres, qui sont devenus ses murs (et, peut-être, ses oppresseurs) : Daniel Cohen est chez lui. L’intensité avec laquelle il lit est en manque de monde, elle est, peut-être, en manque des autres. La langue, elle, est bien là.

La « possibilité Gide »

La « vraie » fin de Lire pourrait être la dernière phrase, qui précède la partie « Portiques », et qui s’appuie sur Gide pour poser la « noirceur » dont il parlait plus tôt, sur le futur :

« Gide suscitant un engouement pervers, en raison de ses rejets, constants et inconstants, dans une France à la fois permanente et très lointaine, est une possibilité qu’il ne faut pas exclure. C’est un risque qui apparaît lorsque les hommes doutent de leur humanité et vont à reculons vers le point nodal d’avant leur Haut-Pays. » (250)

Lire Gide serait donc douter de son humanité ? Un risque ? Un engouement pervers ? Aller à reculons ? Comment Gide peut-il avoir « préparé le chemin de nos libertés », comme le dit Cohen, et « les malhonnêtes » trouvé dans Gide un « homme des libertés », comme il l’écrit plus loin ? La contradiction gidienne est bien plus que… gidienne : elle est humaine.

L’ennemi peut difficilement être littéraire, et même un Céline aujourd’hui demeure la possibilité de mieux comprendre l’homme et d’« avancer dans le débat ». Le « traçage d’un itinéraire auquel [Gide] n’a pas pensé » est encore précisément ce qui fait l’intérêt d’une œuvre faite de mots : elle est donnée à lire ; ainsi, elle est donnée à vivre, trouve ses prolongements, qu’elle n’avait pas imaginés. Il ne s’agit pas, pour celui qui écrit, d’implanter ailleurs ses idées, mais de s’adonner à l’inconnu, au non-encore-existant, au fantasmé, à la forme de son futur : le lecteur. Écrire sur le lire, ici écrire sur Gide serait donner une image du futur gidien. Ce n’est sans doute pas avec Gide que nous construirons la noirceur du futur. C’est avec lui que l’on pourra s’essayer à penser nos contradictions, celles qui animent la France d’aujourd’hui, celles dont parle Daniel Cohen. C’est effectivement possible, et c’est bien justement parce que Gide a une politique variable (« il ne saurait correspondre à une politique invariable », nous dit Cohen) qu’il est encore lu aujourd’hui. D’abord, parce qu’on ne le lit pas souvent pour sa politique, mais sa littérature, ensuite parce qu’il est cet esprit habité de noir et blanc qui permet de chercher à comprendre les frontières entre le moral et l’immoral, la peur de l’étranger et l’antisémitisme, et de chercher à comprendre comment l’homme écrit son humanité et questionne l’inhumain.

Doit-on décider de l’humanité d’André Gide ? La possibilité qu’il représente n’est-elle pas celle, encore et tout simplement, de penser ? Le risque gidien, celui de se mesurer à ses propres contradictions ? L’écart entre lire et vivre trouve encore ici son extension, car on peut douter de la performativité des écrits « antisémites » de Gide[9]. À vrai dire, sur tous les plans, Gide est l’écrivain du doute. On ne sait pas quoi penser de sa sexualité, pas plus que de sa théorisation de l’homosexualité, on ne sait pas quoi penser de ce qu’il écrit sur « le Juif », on ne sait pas que faire d’une URSS avec aller-retour. Lorsque, en 1938, Gide écrit à propos de Céline qu’il est un « Créateur », on voit combien sa focalisation se fait sur la littérature plutôt que la vie, et à quel point, tout simplement, on n’a pas encore vécu la guerre, une guerre qui prendra d’ailleurs des dimensions surréalistes (ce qui existe de plus inimaginable est aussi le plus réel) : « Ce n’est pas la réalité que peint Céline ; c’est l’hallucination que la réalité provoque […]. » 

 

[1] Denise Pires se demande si l’homme est « fait » pour lire, « We are not really readers », Why don’t we actually read anymore? [Le lien n'existe plus.]

[2] Voir notamment l’ouvrage Blanche des oublies, Paris, Embelles, 2015.

[3] Voir D’Humaines conciliations, Eaux dérobées, etc.

[4] Daniel Cohen est l’éditeur d’une dizaine de livres sur André Gide.

[5] L’histoire est bien connue, et rapidement relatée sur le site des Éditions Gallimard : « [Proust] propose Du côté de chez Swann à la fin de l’année 1912 aux Éditions de la NRF : Jean Schlumberger jette un coup d’œil distrait et prévenu aux sept cents pages de la dactylographie. Indifférence, refus. Proust se replie sur Bernard Grasset, qui publie l’ouvrage en 1913 à compte d’auteur. “Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de la NRF”, regrette aussitôt Gide. »

[6] Voir l’ouvrage de Jocelyn Van Tuyl, André Gide and the Second World War: a novelist’s occupation, Albany, State University of New York Press, 2006.

[7] Cohen lie leurs destins (p. 64) : « Si Proust n’était pas mort en la date que nous savons, Gide aurait été un des hommes les plus puissants de la création française. »

[8] J’aime ce passage : « J’ai sursauté de bonheur, lorsque j’ai vu la robe mouler parfaitement le corps de Mme de Guermantes, dans le film de Nina Campanneez, A la recherche du temps perdu… » (173).
[9] On peut en douter, du moins, en 2015. Lire Gide aujourd’hui est (et c’est ce qui est intéressant) différent du lire Gide d’hier. Un article tout récent entremêle littérature, politique et « réalité », à travers l’exemple des Grecs et de Gide : « Les Grecs auraient-ils trop lu Gide? »