« Soignez bien Gide, qu’il sache qu’on attend de lui des choses extraordinaires »

Juliette Solvès

André Gide m’accompagne depuis cinq ans. C’est arrivé par hasard, au détour d’un livre qu’on m’avait demandé de suivre. L’auteur m’avait fourni un embryon de biographie du bonhomme, dans laquelle perçait toute la saveur de sa personnalité. Une personnalité qui m’impressionna beaucoup et instantanément, non pas tant du côté de l’écriture que de celui du contemporain capital, sorte de représentant farouche de l’insoumission et de la lucidité. L’Afrique noire, l’URSS, l’homosexualité : trois grandes affaires politiques et morales analysées par lui avec un degré de clairvoyance qui, à mon sens, force le respect. Arrivé en homme providentiel dans mon environnement intellectuel, il est devenu une figure que j’admire, le plus possible sans aveuglement, comme il le souhaiterait. Un compagnon de route.

Gide est avant tout une voix vivante, présente à mon oreille, rapport direct de lui à moi que je revendique, voire recommande. À quelques exceptions près, je suis passée par-dessus l’étape du commentaire. Je n’en tire pas de leçon, encore moins de fierté, et ne juge aucunement ici la place des études littéraires. Cela s’est passé comme ça, voilà tout. Je ne suis pas une gidienne. Je suis une lectrice, tout bellement.

J’ai plongé dans les œuvres de l’écrivain en commençant par le monumental Journal, sans savoir véritablement où j’allais, par curiosité à l’égard des bribes de vie que j’avais saisies dans le livre précédemment cité. Cette vie y rejaillit à chaque page, chaque jour, à travers des mots si précisément choisis. Parler ici de raffinement n’est pas un vain mot. Au fil du Journal, j’ai eu le sentiment de commencer à entendre Gide ­­– une voix intérieure y réside, offrande pour chacun.

Ce n’est ni dans ses romans ni dans des textes d’un genre différent que j’ai continué à l’entendre. Une autre personne est en effet apparue, femme de l’ombre, éminence grise, indispensable à l’écrivain, dont la présence dans l’environnement de celui-ci et l’influence sont profondément originales. Maria Van Rysselberghe m’a pris la main et m’a emmenée en terre gidienne : les Cahiers de la Petite Dame sont des pages passionnantes pour qui veut écouter l’inquiéteur. Maria restitue avec un tel talent les conversations qu’ils tenaient, attablés au Vaneau, un bout de cigarette au coin des lèvres, discutant vivement de sujets littéraires, politiques, religieux, philosophiques, amoureux, familiaux, amicaux. Avec les Cahiers, je me suis retrouvée assise à leur table. 

C’est un fait, j’imagine toujours Gide vivant, un homme avant toute chose. Ses mots me sont une musique parce que je l’envisage ainsi.

Enfin, c’est dans sa correspondance que j’entends si souvent l’écrivain et ses amis, s’agissant d’un type de littérature propice à la lecture à haute voix. Lire une lettre me procure l’impression d’être au milieu d’eux, sans les épier, sans les déranger ; ainsi puis-je les écouter discrètement, mais sûrement, ainsi suis-je intégrée à leur vie, au fait des rapports (intimes ou professionnels) qu’ils entretenaient les uns avec les autres. 

L’édition de la correspondance entre Maria Van Rysselberghe et André Gide s’avère donc, on ne s’en étonnera pas, une étape importante dans la construction du rapport que j’entretiens avec ce dernier. J’y ai entendu un peu plus encore le grain d’une voix vivante qui me parle depuis cinq ans. Des histoires de littérature, de travail, d’amitié, de famille, de politique, d’engagement, d’amour, de voyages, de santé y défilent, racontées si adroitement, si brillamment par les deux protagonistes. Car il faut bien insister sur ce point : si Gide fut aussi fidèle à Maria, si celle-ci sut gagner l’amitié de l’écrivain et la conserver aussi inaltérablement pendant cinquante ans, c’est qu’elle était une Grande Dame.

Ces quelques lignes, aux accents sans doute naïfs ou trop sincères pour certains, souhaitent traduire mon lien amical à Gide qui a guidé et inspiré le travail mené pendant plusieurs années aux côtés de Peter Schnyder. Je ne saurais jamais assez remercier ce dernier de m’avoir associée à cette entreprise, car j’y ai découvert deux amis et compagnons extra-ordinaires.

Je propose et souhaite à chaque lecteur d’entendre cette voix dans les lignes qui vont suivre : ce sont les premières lettres échangées entre l’écrivain et son amie à partir de 1899, qui seront publiées au fur et à mesure sur le site de la fondation Catherine Gide jusqu’à la parution du volume complet, le 23 mars prochain : Correspondance André Gide – Maria Van Rysselberghe, 1899-1950, édition établie par Peter Schnyder et Juliette Solvès, Paris, Gallimard, collection « Les Cahiers de la NRF », 2016. Nous en avons volontairement allégé l’appareil critique pour cette présentation.

[Correspondance en cours de réintégration sur le nouveau site].