Avec cette déambulation dans les Archives d'André Gide, Juliette Solvès nous propose une redécouverte du poète belge Émile Verhaeren, qui meure accidentellement sous les roues d'un train en 1916. La “boîte 01” renferme le brouillon de l'hommage de Gide à Verhaeren, reproduit en fin d'article.

À l’ombre d’André Gide dorment de nombreux documents. Une partie d’entre eux se rapporte à la vie de l’écrivain, une autre à celle de la famille Van Rysselberghe, à laquelle Catherine Gide était liée par sa mère, Élisabeth, fille unique de Maria et Théo Van Rysselberghe.
Au gré des ouvertures de boîtes d’archives, un manuscrit en dormance a été « réveillé » — et me fournit l’occasion d’en réveiller d’autres. Il s’agit d’un émouvant texte lié à un moment de vie connu de tous : un changement d’année. Quelques photographies accompagnent ce passage, qui était celui de 1915 à 1916, inaugurant la dernière année d’existence du poète belge Émile Verhaeren, né en 1855.
Nous sommes le 1er janvier 1916. La Première Guerre mondiale fait rage depuis presque un an et demi. La boucherie suit son cours, et l’on tente de s’en prémunir par les traditionnels vœux.
De la famille Van Rysselberghe, seul Théo est à Saint-Clair, dans leur maison du Lavandou, où il s’est réfugié et où il fait de la peinture comme il peut. Maria officie depuis le début du conflit, avec André Gide et Charles Du Bos, au Foyer franco-belge, à Paris, pour aider ses compatriotes. Quant à Élisabeth, elle est partie étudier puis travailler en Angleterre. Le deuil du jeune écrivain Rupert Brooke, avec lequel elle vivait une liaison amoureuse, l’a faite revenir en France. Elle vient d’accepter un poste à La Corbière, en Suisse, pour dépanner la directrice. Elle arrivera de la villa d’Auteuil le 14 janvier à Saint-Clair, pour y rejoindre son père. Elle y retrouvera Émile Verhaeren et son épouse Marthe, expatriés en Angleterre, qui sont venus de leur côté rendre visite à Théo pour quelques semaines dans ce chaleureux sud de la France. On sait l’amitié indéfectible entre Théo et le poète belge, on sait aussi l’attachement de Maria pour celui-ci, amour fulgurant et impossible narré dans son court récit Il y a quarante ans. On sait enfin qu’il était le parrain de leur fille Élisabeth. Mais personne ne sait alors que Verhaeren mourra avant que s’achève cette année 1916.
Car c’est Émile, « petit vieux » ainsi qu’il se qualifie, qui signe ce billet, adressé aux absentes, Maria et sa filleule — mais aussi un peu aux Gide. Il est entouré de Théo et de deux Marthe Massin : sa femme (née Massin) et leur jeune nièce. En voici la transcription :
Le premier janvier 1916, à St-Clair, après déjeuner, au moment de finir le dessert, Théo Van Rysselberghe, Marthe Verhaeren, Marthe Massin et Émile Verhaeren prolongent leur geste au bout duquel scintille un verre dechampagne et le tendent à travers les lieues, vers Maria et Élisabeth Van Rysselberghe pour boire à leur santé et leur souhaiter du bonheur. Ils songent également à Madame Gide et à André Gide pour leur adresser leur pensée amie. Que 1916 soit moins sombre que 1915 et nous enlève l’angoisse aiguë de la guerre.
Ceux qui signent ces mots aiment bien ceux à qui ils les adressent.
Théo Marthe la petite Marthe Émile, petit vieux

Le « petit vieux » Verhaeren était fêté chaque année par Maria, qui lui envoyait un cadeau toujours bien choisi pour sonanniversaire (canne, encrier, cigares, carnet, chemise, gilet, stylo, etc.) – « j’admire votre annuelle ingéniosité à mesurprendre d’une toujours si agréable façon » (cote 27-03-A-11), lui écrit-il dans l’une de ses réponses, tandis quedans une autre, il loue le « nombreux cortège de cadeaux dont le défilé [le] charme depuis tant d’années » (41-01).
On retrouve les états d’âme du poète au sujet du vieillissement dans une lettre de remerciement rédigée à l’occasion de ses cinquante-deux printemps :
Ma chère Maria
Reçu la canne solide, simple, belle. Merci. Je m’en vais marcher en sa compagnie tout au long de la mer et mon pas sera plus ferme et je ne paraîtrai pas avoir 52 ans, grâce à vous. C’est quelque chose de rare que de pouvoir rajeunir un ami.
Certes, cela m’embête fort d’avoir 52 ans. Chaque fois que j’y songe, mon caquet est quelque peu rabattu. Je suis jaloux de tout jeune homme que je rencontre et je voudrais le lui dire, en le voyant passer. Mais je crains qu’il ne comprendrait pas ou me prendrait pour un toqué. Ah la belle jeunesse et qu’importe qu’elle ne comprenne pas, puisque somme toute elle possède. C’est l’important. Dire que plus jamais je n’aurai vingt ans, que quoique je fasse je ne pourrai plus les ravoir. C’est cela qui m’enrage. C’est cette impuissance patente, c’estce désir à tout jamais insatisfait et c’est l’inutilité de toutes ces paroles que je profère et que j’écris.Vois tuCelui qui a poussé le cri le plus humain qu’on ait jeté sur la terre, c’est ce vieux Faust. Rajeunir ! Si je pouvais le faire, je veux bien que tous les Gounod du monde mettent mes vers en leur sacrée musique et qu’on déshonore par des valses tous les poèmes de la multiple splendeur. Ils resteraient beaux quand même et la honte somme toute, ne serait pas pour moi.
Et voilà. Heureusement que j’ai une belle canne marquée à mon chiffre et que c’est là une petite consolation que je prise d’autant plus qu’elle me vient de vous.
Le Ponant nous plaît : air, lumière, espace et pas de senteur rance dans l’appartement. Et [nom de personne illisible] qui est venu nous voir m’a réjoui de sa mine un peu ronde mais rouge et hâlée comme je voudrais que la mienne fût. Nous avons parlé de vous tous et des choses d’antan.
Ma fièvre me taquine un peu – mais moins que les autres années.
Passez donc mes amitiés à Marianne et Delacre1, je ne sais où ils sont. Je les aime à travers l’espace au Nord, au Sud, à l’Est, à l’Ouest, je ne sais par où. Je ne puis penser à eux et leur dire des choses aimables qu’en metournant vers le soleil. C’est la direction que prennent mes vœux, ils montent puis retombent en angle vers eux. Le soleil s’en charge. Voilà une bien longue lettre. Sachant combien je déteste d’écrire, j’espère que vous m’en saurez gré.
Bonjour vieux et cher Théo ; bonjour Zabeth et baisers de nous deux à vous trois
Très votre
Émile

On le voit en compagnie d’Élisabeth sur ces quelques photos prises dans le courant de janvier 1916, dans le jardin de la maison de Saint-Clair, peu après la rédaction de la lettre de vœux du 1er janvier. Une page d’album témoigne de ce moment partagé avec Théo et les deux Marthe.


On y ajoutera cette autre émouvante page d’album, annotée en haut par Élisabeth, qui montre l’écrivain belge dans sa maison du Caillou-qui-bique, en Belgique. On ne saurait dire avec certitude qui a pris ces clichés : peut-être Théo, qui s’était rendu à Bruxelles au début de l’année 1914 pour visiter sa belle-mère ?

Verhaeren est, on l’a dit, le parrain d’Élisabeth. Lorsque le couple Van Rysselberghe lui avait demandé de le devenir, celle-ci n’était pas encore née. Le poète leur écrit sa réponse, non sans humour et sérieux tout à la fois, depuis Londres. On voit combien il s’est trompé dans ses pronostics… On voit également combien, déjà, la vieillesse le préoccupait : vieillesse, non pas physique, mais spirituelle – vieillesse de pensée, sclérose de l’esprit.
Et de tout cœur j’accepte, « la petite vieille » mon amie, d’être celui qui tiendra sur les fonds-baptismaux d’une coupe de champagne le petit Théo, auquel je souhaite d’avance la forte santé de son papa – les polypes2 en moins – polype ou polyppe ou polippe ou pollype, comment faut-il écrire ? Et je vous sais gré, Madame ! de m’avoir procuré l’occasion d’avoir un filleul – car je ne veux pas douter du sexe – et d’espérer qu’un jour il fera faire – tellement il sera un artiste intransigeant – une tête pas drôle aux petits points de son père. Vous en ferez un rude lapin de peintre, n’est-ce pas ; ou peut-être – qui sait ? – un poète. En tout cas un artiste. Il croîtra en force,en ayant toujours devant les yeux les couleurs complémentaires et binaires et sa joie sera immense quand pour la première fois il verra un arc-en-ciel. Vous lui apprendrez des jurons comme ceux-ci : Nom de Dieu de Bougereau! et des prières comme suit : « Notre Seurat qui êtes aux cieux… » Il mettra l’auteur des Nounous3 parmi les saints de son paradis et quand il sortira à l’avenue Louise4, sur les bras d’une campagnarde à bonnet rond avec de grands rubans bleus, il croira avoir posé pour papa – jadis. Puis il viendra chez l’oncle-parrain juger si c’est ressemblant.
Et voilà la vie ! Le petit nous donnera à tous des coups de pied dans le dos en nous criant « avancez donc, les vieux » et ce nous sera exquis parce que cela nous rappellera un temps où nous faisions nous-mêmes cet exercice et puis aussi parce que nous nous dirons en guise de consolation que le même sort l’attend, lui. Mais aussi, grâce à lui, nous garderons-nous bien de devenir trop tôt des vieux, ne fut-ce que pour nous bien tenir et donner le bon exemple.
Et voilà ! Donc de tout cœur j’accepte le parrainât et je me tiens le pied en l’air pour accourir au moindre appel. Amitiés fortes à vous deux. J’écrirai à Dario5 sous peu.
Émile Verhaeren


Ce parrainât n’a rien de bien surprenant. Les liens qui unissent les Van Rysselberghe et les Verhaeren sont anciens et solides. Théo et Émile sont amis depuis leur jeunesse. Ce dernier avait envoyé cette drôle de lettre au peintre à l’annonce de son mariage :
Mon vieux brave
Je reçois ta lettre ; Willy6 n’est pas chez nous – il a dû accompagner Jef Mommen7, qui est venu désagréablement nous surprendre et ils battent Londres. Il ne rentrera que ce soir.
Mais je veux t’écrire de suite mon vieux te disant la joie que m’a fait ta lettre. Ta dignité aurait sombré dans lavie bâclée que tu te faisais – et tu en sors ! Tant mieux ! J’aurais été désolé de te voir tourner vers la dèche chronique et l’un jour ou l’autre, je le sentais, tu n’aurais plus été pour moi celui que j’aime très à fond mais que j’estime aussi. L’estime ? Eh bien, je crois qu’elle aurait eu des accrocs – là, franchement.
Ta nouvelle vie te sauve de cela et te sauvant sauve aussi notre amitié de tout danger. Est-il nécessaire de te dire que je n’ai pas assez de bons souhaits à t’envoyer !
Je sais en outre Melle Maria Monnom assez intransigemment artiste pour que jamais tu t’embourgeoises àcause d’elle. Donc tout est au mieux. Fais-lui mes bonnes amitiés et toi mon vieux, je te la serre fortement.
À toi

Maria et Verhaeren se côtoient donc autour de Théo, jusqu’à l’épisode de la « petite maison perdue dans les dunes », au printemps 1894 près de Knocke, amour éclos et immédiatement étouffé. Parmi les objets qui peuplaient l’environnement domestique de Maria, figure une photographie encadrée de cette maison, qui nous est parvenue.

Elle possédait aussi un petit portrait du poète jeune homme logé dans un cadre ovale, ainsi qu’une médaille commémorative.



En août 1894, celui-ci s’inquiétait de sa santé, visiblement malmenée par son estomac depuis les « événements » — il en parlait à deux reprises dans des cartes adressées à Théo :
Ma chère Maria. J’ai battu et rebattu Vienne à la recherche de quelque chose de pas trop banal pour vous et Théo. Rien. La montagne de la cour a tout l’article viennois. Une chose eût convenu, sans les armes d’Autriche quis’y trouvaient. Vous aurez donc un petit miroir banal et Théo un étui à crayon, idem.
Vous me dites que votre estomac n’est point encore déshabillé de mal. Franchement cela me contrarie fort et simes vœux servaient à quelque chose, j’en construirais haut comme les Alpes. Pauvre Maria !
J’ai vu de belles choses dans les musées — mais le reste connu c’est toujours Paris un peu modifié. Remerciez fort Reclus8 et faites-lui mes bonnes amitiés et une forte poignée de mains à Théo.
A vous très bien.
Émile.

Maria a transfiguré cette aventure qualifiée de tragédie sentimentale en trois œuvres différentes, écrites, du moins définitivement mises en forme longtemps après : un récit, Il y a quarante ans, publié chez Gallimard en 19369, et un poème, Strophes pour un rossignol, sous deux versions, l’une en vers10, l’autre en prose11, la seconde ayant paru chez le même éditeur en 1950. Je vous livre la première version, versifiée, dont des états successifs sont conservés par les Archives André Gide. Le manuscrit12 retranscrit et reproduit ici est complété de deux tapuscrits, comportant également des parties biffées :
Au soir de mes longs jours, mon cœur tout apaisé
Cherche encore le soleil qui dora sa jeunesse
Il brille toujours sur les plaines du passé
À peine pâli, bien moins que ma vieillesse
Je n’aurai pas suivi le chemin jusqu’au bout
Où dès le premier pas, jeme suism’étais reconnue
La beauté de ses fleurs m’a laissée à genoux
Et leur puissant parfum à tout jamais émue
Le poids d’un regard est ma gloire secrète
Qui de mon être ardent dépassa le grand rêve
La tendresse qui l’emplit,ôtoi ma conquête
Fit une éternité de mon heure trop brève
Mais la coupe d’or où reposait l’amour
Ne débordera plus à la fin des beaux jours.
Sentir comblée sa plus haute exigence
Et devoir l’écarter pour la mieux mériter
Vouloir armer son cœur contre la défaillance
Devant l’irrépressible qui veut arriver
Source jaillissante qui n’avait pas d’issue
Réserve obscure où mes racines s’abreuvent
Pour puiser la force que veut la route ardue
De l’idéal amer où les vertus s’émeuvent
D’un cœur trop plein, déferlante maréeTu souris au temps ; vainqueur de tant d’annéesqui sourit vainq[ueur] au réveil des années
Émoi d’un grand soir, béni d’entre les soirs
O bonheur absolu, quis’est passése passa d’espoir
Mais la coupe d’or où reposait l’amour
Ne débordera plus à la fin des beaux jours.
Dépasser les larmes et vaincre la contrainte Se hausser hors de soi dans cette liberté
Et de cet effort, taire surtout la plainte Cruelle volonté où saigne le passé
Mémoire fidèle, qui rejette l’oubli Secrète forêt qu’habite la vérité
Déroule les anneaux d’or et les pleurs aussi Puisque tout est précieux de ce qui a été
Richesse inépuisable, puits clair du passé
Gardienne des cendres où s’est forgée mon âme
Pour un cœur que l’amour n’a pas désabusé
Ranime un instant la chaleur de sa/taflamme
Mais la coupe d’or où reposait l’amour
Ne débordera plus à la fin des beaux jours.
Sortons, cherchons le vent à l’odeur salée
Qui rythme nos pas et lave nos visages
Qu’il disperse au ciel nos plus sombres nuées
Les vagues sonores berceront nos orages
Goûtons en silence la douceur de l’instant
Rêvons longuement d’impossibles voyages
Jouons avec la joie, oublions le tourment
L’ombre d’un oiseautremblerapassera sur la plage
Immensité du ciel, argenté par la luneGrandPetit chardon bleu, blonde épaule de la dune
Paysage ami quinous voyaitpasserparfois nous vit pleurerQui nous voyaient rire et nous voyaient pleurerEt MaisDont la calme douceur savait nousconsolerapaiser
Mais la coupe d’or où reposait l’amour
Ne débordera plus à la fin des beaux jours.
La maison nous attend, rentrons pour mieux nous voir
Les poètes diront ce que nous n’osons dire
Nous fermerons la porte en bénissant le soir
Et que l’angoisse meure à la faveur du rire
Voici la maison rose et le moulin sonore
Et voici l’âtre clair oùmeurentbrille lesderniersfeux
La lampe qui baigne l’irrésistible accord
Des âmes transparentes, au plus profond des yeux
Belle rose d’amour quin’a pas pune pouvait fleurirTes racines,en moi, ne pouvaientton souvenir ne devait pas mourirJe suis leur substance, elles sontIl est mon armature et me tiendra deboutQui me tiendra debout de sa fidèle armurePénétrant ma vie de chaleur jusqu’au bout
Tant que la coupe d’or où reposait l’amour
N’aura pas, avec moi,vécu son dernier jour.

La comparaison entre les deux poèmes est impossible. Ici, le rossignol n’est que dans le titre : Complainte du rossignol. Ce soleil recherché dans la première strophe est bien Verhaeren, « foyer d’ardeur13 », dont la présence était rayonnante, et qui revient à la fin sous forme de « chaleur ». Le mot « cendres » renvoie à Parmi les cendres, tandis que l’adjectif « clair » apparaît à deux reprises – adjectif qui, selon Maria, « éclaire sa foi dans l’infinie ressource de la nature humaine14 ». Celle-ci ajoute : « Certes le mot clair est le mot le plus proche de son cœur. Il y vit tout à côté de fervent, il luit comme un rayon d’argent dans son œuvre où tant d’outrances et de ténèbres sont accumulées15. » Mot qui figure dans son pseudonyme à elle, M. Saint-Clair, et qui la rapproche tout exprès de cet amour ancien et laissé là16.
Il paraîtra alors un peu audacieux de faire suivre ces vers vibrants de divers courts textes d’un tout autre ton, visiblement inédits, écrits par André Gide, peut-être en partie sous la « dictée » de Maria, à propos de leur ami belge commun, et rangés dans un dossier intitulé par lui « anecdotes – dialogues – etc ». Car ils illustrent, non sans humour, un autre aspect du caractère de Verhaeren, pour le moins autocentré — Maria le soulignait précisément dans Galerie privée : « Sa présence toujours vous rapprochait de l’essentiel. Le poids de cette présence était fait d’un certain égoïsme assez féroce, celui des forts qui est naturel, ingénu, puissance absorbante qui voisinait chez lui avec un don de sympathie la plus débordante qui fût17. » Nous sommes au début de la décennie 1900.
Verhaeren
Quand il loge chez Théo, il lui prend toutes ses affaires, et sa canne en particulier, puis sort avec. Le plus fort c’est qu’il a sa canne à lui, que Théo, devant sortir aussi, est bien forcé de prendre, n’en trouvant plus d’autre. — Tous deux se rencontrent dans les galeries St Hubert.
« Tiens ! dit Verhaeren, tu as pris ma canne. »
« Et toi la mienne », dit Théo.
« Oh ! mais moi ça n’est pas la même chose », ajoute Verhaeren.

Verhaeren en 1901 à la conférence qu’il fait à Oxford après Philippe II.
On lui fait offre banquet où assiste le corps professoral ; lorsqu’on joue le God Save the Queen tous se lèvent en chœurainsi que tous les assistants. Verhaeren seul reste assis. Il attend son tour. Après le God Save the Queenon joueaimablement on commence la Marseillaise : Verhaeren fait signe que ce n’est pas l’air : il est belge. On arrête la Marseillaise.Alorsonlui demandes’inquiète de l’air de laBrabançonneBelgique. C’est la Brabançonne dit Verhaeren — maiscomment estquel est l’air de la Brabançonne c’est ce que personne ne sait. Attendez dit Verhaeren, je m’en vais vous le chanter ; il se lève et s’aperçoit qu’il l’a complètement oublié — se rassied, s’absorbe et pendant qu’il cherche l’orchestre indécis un instant réantonne [sic] un nouveau God Save the Queen. De nouveau tout le monde se lève, excepté de nouveau Verhaeren. On commence à la trouver mauvaise, il entend autour de lui qu’on chuchotte [sic] et quelqu’un en face de lui prenant son parti dire : « Mais après tout, chacun son opinion, et si ça ne lui plait pas de se lever, à ce Monsieur. » Alors Verhaeren, très fort : « Eh bien, ça n’est pas bête du tout, ce que vous dites là. »

C’est Madame Van Rysselberghe qui nous raconte tout cela : et le mot de Verhaeren voyageant avec je ne sais plus qui prend les billets au guichet et les met tous deux dans sa poche — puis un peu plus tard, ayant à les présenter, se fouille et n’en trouve plus qu’un : « Tiens, dit-il, voilà que j’ai perdu ton billet. »
Et à ce propos elle nous redit comme autre trait d’égoïsme ce mot de l’anglais, qui, paraît-il est classique : il arrive avec sa femme à l’auberge ; on cuit pour eux deux côtelettes ; l’une tombe dans le feu — « Ma pauvre amie ! Qu’est-ce que tu vas manger ? » s’écrie-t-il.
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Verhaeren était malade ; on lui ordonna des douches ; il avait toujours peur de rater sa réaction et sitôt après sa douche, montait en peignoir chez Théo et se faisait bouchonner durant une demi-heure.
Ce caractère autocentré, on le retrouve exprimé sous la « vraie » plume de Gide, dans cet extrait du Journal, datant de mars 1904 :
Au banquet Edmond Gosse, Verhaeren, assis entre Maeterlinck et Henri de Régnier ; Verhaeren à Maeterlinck (à voix basse) :
« … D’ailleurs, moi…, je peux vous avouer ça. Au fond, il n’y a plus que ce que j'écris qui m'intéresse. »
Et Maeterlinck :
« C’est tout comme moi…, d’ailleurs, même ce que j'écris ne m’intéresse plus beaucoup. »
Alors Verhaeren, sursautant :
« Ah ! mais, permettez ! ça n’est pas du tout la même chose. Ce que j’écris m’intéresse passionnément ; passionnément, vous entendez… et c’est même pour ça que je ne m'intéresse plus beaucoup aux écrits des autres. »
C’est Verhaeren qui, le lendemain, raconte cela dans l’atelier de Théo Van Rysselberghe. Il ajoute :
« Et un peu plus tard, Maeterlinck m’a dit encore : “Du reste, je ne travaille plus à présent que par habitude18.” »
Mais Verhaeren pouvait lui-même reconnaître son égoïsme, comme il le fait dans cette lettre adressée à Maria :
Ma chère Maria
Et d’abord — merci. Ce devait être rasant d’assister à toute une vente avec l’obligation consentie de rester jusqu’à la fin.
Je suis très satisfait. Somme toute, j’aurai 4 000 Fr bien sonnants dans ma poche et je n’aurai plus la préoccupation d’épousseter des livres que je ne lisais plus et que je trimballais d’appartement en appartement avec l’angoisse qu’on me les volât un jour.
Voici longtemps que je ne tiens plus à aucun livre excepté les miens. Je me détache aussi de tant de choses jugées inutiles et de plus en plus je ne prends plus intérêt qu’à moi-même. Je deviens un égoïste cadenassé. Je tourne au monstre. Je le sais et je ne m’en défends pas. J’espère qu’avant de m’en aller, je redeviendrai encore une fois un homme vraiment bien et que ma vie que j’aimais à suivre dans ses phases désertes telle qu’elle s’est déroulée, me réservera encore quelques dernières surprises et un suprême avatar. Pour l’instant je ne suis pas très beau à étudier.
Remerciez Gide en lui serrant les mains. Je n’ai voulu avertir aucun de nos amis, mais je suis néanmoins content que quelques livres que j’aimai jadis, soient aujourd’hui entre ses mains.
Nous avons gardé bonne impression des quelques heures passées à Vilevorde.
Les hommes perdent toujours à sortir de leur milieu, brusquement. Chez eux on les voit mieux, avec leurs gestes habituels et l’on entend leurs paroles justes en face des meubles familiers qui sont habitués à les entendre du fond de leurs coins. Bien à vous. Amitiés à Théo et à Zabeth.
Émile

Je ne résiste pas au plaisir de relever un élément graphique qu’on pourrait considérer comme un détail, mais que j’ai remarqué immédiatement : plusieurs courriers commencent non pas par « ma chère », mais par « Chère », et ainsi le C majuscule prend une merveilleuse et inattendue forme de lune sous la plume du poète.



C’est Maria qui avait porté le premier livre de Gide, Les Cahiers d’André Walter, à l’attention de Verhaeren lors de sa parution en 1891, lequel en avait fait un article élogieux. Ce n’est qu’une fois celui-ci installé à Paris que les deux hommes s’étaient liés d’amitié. Maria n’est pas peu fière de parvenir quelquefois à les réunir et exprime sa satisfaction : « J’ai le cœur encore tout dilaté du plaisir que j’ai pris au déjeuner ! Que c’était bien de vous avoir ainsi tous les deux vous et Verhaeren et de vous sentir en si bonne forme ! L’absence “d’à peu près” dans les paroles, et la façon de sentir – le ton si franc ! Mon esprit en garde un bien-être, une vraie volupté19. »
Sans nul doute fragmentaire, la correspondance entre Gide et Verhaeren trahit par endroits des effusions émotionnelles surprenantes, comme cette déclaration gidienne :
« Je reçois ce matin votre beau livre. C’est peut-être dans ces calmes, intimes, humbles poèmes que je vous sens le plus grand. Comprenez-vous quelle force, quelle tranquille assurance, quel amour communique à ceux qui vous suivent votre exemple admirable ? Avec quelle limpide confiance je pense à vous et combien je vous aime, cher grand ami… J’ai des larmes plein les yeux en vous écrivant ceci20. »
Jusqu’à cette ultime (du moins connue) lettre envoyée par le poète belge durant l’hiver 1915-1916, dans laquelle, curieusement, il tutoie son ami français :
« Cette lettre que je t’écris est la plus précieuse que je t’écrive jamais : il me semble que depuis Saint-Cloud nous sommes l’un pour l’autre plus lisibles. Je découvre en toi ce que je n’y vis point encore jusqu’à ce jour : une confiance entière ; une amitié allant jusqu’à la tendresse ; une volonté d’être l’un pour l’autre appui, secours et conseil. Et je songe qu’en perdant le très cher Merrill21 je t’ai retrouvé toi. Merci, merci mon très cher Gide22. »
On ne s’étonnera pas alors du texte publié par Gide dans son Journal sous le titre À la mémoire d’Émile Verhaeren, écrit trois mois après son décès et dans lequel il le tutoie à son tour :
Février (1918).
Un petit pays dont l’immense horizon recule jusqu’au ciel sa frontière et d’où l’âme aisément bondit ; un ciel, et parfois un brouillard qui contraint à rechercher au-dedans de soi le soleil, où le vent passionné règne en maître ; un sol noir, riche d’ardeur latente, de ferveur secrète et d’énergie concentrée ; un labeur excessif qui tend les muscles et fait l’homme trouver sa plus grande beauté dans l’effort ; puis pourtant du confort mais sans mollesse, du luxe mais sans complaisance, de la volupté sans langueur.
Et vous, grandes cités surpopuleuses, ports débordants, vous surtout petites villes aisées, propres, bien peintes et bien dessinées, hier encore quiètes, en règle avec les hommes et faisant crédit au bon Dieu, – aujourd’hui broyées, douloureuses, ayant eu à payer pour des dettes imaginaires, ayant une immense injustice et une mauvaise querelle à régler…
Je revois tout cela dans ton vivant regard, Verhaeren, grand ami disparu, plus vivant aujourd’hui, plus existant par ton absence, que lorsque nous te savions parmi nous — j’entends un grand amour chanter, et une grande indignation, dans ta voix plus active et qui ne connaît pas la mort23.
Gide publiera un autre hommage à l’écrivain belge, en janvier 1921, dans La Revue hebdomadaire24, reprise d’une conférence au théâtre Marigny prononcée le 22 décembre 1920, dont les épreuves manuscrites sont conservées par la Fondation, en complément de deux feuillets du brouillon de la conférence elle-même.



Maria se souvenait-elle de cet hommage lorsqu’elle a rédigé son propre portrait de Verhaeren publié dans Galerie privée25 ? Sans doute – leurs propos sur, d’un côté, son « extraordinaire, inlassable force de sympathie » et « l’accueil à tout ce qui se présentait à lui26 », de l’autre « la chaleur de sa bienvenue » et son « ravissement27 », le laissent penser.
Maria Van Rysselberghe, d’aspect mélancolique, qu’on voit sur des photographies prises à la villa Aublet, rue Laugier : en 1908, attablée à un secrétaire, devant le beau portrait de Verhaeren de profil au fusain fait par Théo en septembre 189228 ; à la même époque et dans la même pièce, assise dans un fauteuil derrière lequel on devine, accrochée au mur, la célèbre estampe de la silhouette du poète marchant sur la plage (1898), autre œuvre de son mari. Le portrait photographique reproduit en ouverture de cet article, réalisé en 1912 alors qu’il faisait une série de conférences en Allemagne, s’inspire d’ailleurs d’un véritable genre pictural apparu au début des années 1890 : le portrait de Verhaeren assis à son bureau, entouré des outils de l’écrivain29. Bref, Verhaeren, vivant et une fois mort, est toujours, est partout présent autour de Maria — et bien sûr en elle.


Il me faut lui laisser le mot de la fin à son sujet : « il a je ne sais quoi d’élargi, d’attendri, il était superbe en revenant de la campagne : les beautés de l’automne, la vie des champs lui avaient mis au cœur un lyrisme primitif et fou — à son contact, la vie est exaltante30 ».
[1] C’est-à-dire Marie-Anne (née Weber) et son époux l’homme de théâtre Jules Delacre.
[2] Théo souffrait de sinusites chroniques et mourra d’un emphysème.
[3] Verhaeren évoque ici Théo lui-même, qui avait exposé en 1889 au Salon des XX un tableau intitulé Les Nounous : « Un tableau clair plutôt que lumineux. Les ombres noires et sans vie, les plaques d’encre ou de jus ont disparu. Pourtant que d’hésitation, et ci et là que de tons mal venus et de hasard. En plus, […], c’est la masse du personnage, le bloc du corps qui est rendu, uniquement » (L’Art moderne, 9e année, no 6, 10 février 1889, p. 41-42). L’œuvre n’a pas été retrouvée à ce jour.
[4] Maria et Théo vivent au 422, avenue Louise, à Bruxelles.
[5] Dario de Regoyos.
[6] Le peintre Willy Finch.
[7] Joseph Mommen est le fils de Félix, fondateur à Bruxelles des Établissements Mommen, qui fournissaient tout le matériel aux artistes, mais aussi des ateliers. Joseph reprit l’entreprise familiale. On connaît de Théo un portrait peint du père (1882) et du fils (1897).
[8] C’est-à-dire Élisée Reclus.
[9] Prépublié dans La NRF en 1934, précisément quarante ans après.
[10] Dans cet ordre, d’après ce que rapporte Jean Lambert dans Gide familier : « Quant aux Strophes de la Petite Dame, elle les avait d’abord écrites en vers, sous forme de complainte, avant de leur donner cette forme de prose rythmée. J’aimais ce lyrisme contrôlé par une extrême attention au langage ; j’aimais aussi la découvrir à ce point sentimentale, et qu’elle sût si bien le cacher » (Paris, Julliard, 1958, p. 111). Gide et la Petite Dame lui ont fait lire dans le train « ce qu’ils avaient écrit l’un et l’autre de plus intime », étant pour l’écrivain Et nunc manet in te. Le parallèle est intéressant.
[11] Qualifiée de « transcription allégorique de son aventure avec Verhaeren » par Jacques Roussillat dans la biographie qu’il a écrite de Maria (Maria Van Rysselberghe, la petite dame d’André Gide, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2017, p. 208). Le manuscrit original se trouve à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (Ms Ms 19658).
[12] La mention « A Verhaeren » a été ajoutée par Élisabeth Van Rysselberghe. Le même travail d’identification a été fait par celle-ci pour d’autres poèmes inédits en vers écrits par sa mère, tous en lien avec une personne précise.
[13] « Émile Verhaeren », dans Il y a quarante ans, suivi de Strophes pour un rossignol et de Galerie privée, Paris, Gallimard, 1968, p. 81.
[14] Ibid., p. 88.
[15] Ibid., p. 89-90.
[16] Je l’associe comme le fait Raphaël Dupouy : « M. Saint-Clair, un pseudonyme éclairant », Bulletin des amis d’André Gide, no 191/192, automne 2016, p. 60.
[17] Ibid., p. 82.
[18] André Gide, Journal. T. I : 1887-1925, éd. Éric Marty, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 423.
[19] André Gide et Maria Van Rysselberghe, Correspondance. 1899-1950, éd. Peter Schnyder et Juliette Solvès, Paris, Gallimard, « Les cahiers de la NRF », 2016, 14 février 1906p. 210-211.
[20] Rainer Maria Rilke, André Gide et Émile Verhaeren, Correspondance inédite, éd. Carlo Bronne, Paris, Messein, 1955, p. 80-81.
[21] Il s’agit du poète Stuart Merrill, décédé le 1er décembre 1915.
[22] Rilke, Gide et Verhaeren, Correspondance…, op. cit., p. 83-84.
[23] Gide, Journal. T. I, op. cit., p. 1088.
[24] Reproduit dans André Gide, Essais critiques, éd. Pierre Masson, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 857-866.
[25] L’article a d’abord paru dans Le Figaro littéraire du 23 novembre 1946.
[26] Ibid., p. 865.
[27] Maria Van Rysselberghe, « Émile Verhaeren », dans Il y a quarante ans…, op. cit., p. 84.
[28] 55 ´ 42 cm, coll. part.
[29] Voir Nicole Tamburini, « Une lecture, portrait de groupe ou peinture d’histoire ? », Bulletin des amis d’André Gide, no 187/188, juillet-octobre 2015, p. 21, qui cite Sébastien Mullier, « L’encrier de Verhaeren : une « Nuit (…) aussi littéraire que graphique », Émile Verhaeren (1855-1916), poète et passeur d’art, cat. exp., Saint-Cloud, musée des Avelines, 2015, p. 47.
[30] Gide et Van Rysselberghe, Correspondance, op. cit., 28 décembre 1903, p. 128.